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Le
socialisme algérien ne visait pas à coordonner la coopétition[1] de la multitude
pour la mettre à la hauteur de la coopétition
internationale. On peut dire qu'il a consisté à réduire un mouvement national
de libération en combat d'état-major. Sa dimension répressive a séparé le
mouvement national du mouvement mondial, a limité sévèrement les coopétitions sociales et a coupé l'organisation sociale et
politique de l'intelligence collective. Théorie et pratique du socialisme
n'étaient ni claires ni distinctes pour conduire une expérimentation, des
politiques réussies. Je soutiendrai qu'au cœur de l'échec se trouve
l'inadéquation, la confusion entre les institutions et les comportements
sociaux. Ce ne sont pas les institutions seules qui font un système, un régime
socialiste de propriété publique ou un régime libéral de propriété privée et
leurs institutions, mais les institutions et les comportements sociaux. Tout
dépend des rapports qu'entretiennent les institutions et les comportements
sociaux et de ce qu'ils permettent d'accomplir.
C'est par là aussi que pèche la thèse d'Acemoglu et Robinson[2] qui détermine les comportements sociaux par les institutions. À la question : « Nogales (Arizona, USA) et Nogales (Sonora, Mexique) ont la même population, la même culture, la même situation géographique. Alors pourquoi l'une est-elle riche et l'autre pauvre ? » Ils répondent : « Si Nogales (Arizona) est bien plus riche que Nogales (Sonora), c'est pour une raison bien simple : de part et d'autre de la frontière, les institutions sont très différentes et créent des motivations dissemblables. De plus, les États-Unis sont bien plus riches aujourd'hui que le Mexique ou le Pérou parce que leurs institutions, aussi bien économiques que sociales, structurent les motivations des entreprises, des individus et des politiciens. »[3] La critique fondamentale de leur thèse se trouve dans le même livre, mais à l'autre bout, quand ils présentent le cas du Botswana comme réussite : « Comment le Botswana a-t-il brisé le moule ? En mettant rapidement en place, après l'indépendance, des institutions économiques et politiques inclusives. »[4] En mettant en place, rapidement, après l'indépendance ... Ces quelques mots suggèrent une construction par le haut des institutions. Pourtant, dans des pages précédentes, le propos était plus précis quant à l'articulation des institutions et des comportements sociaux : « En réalité, les chefs possèdent quelque chose de précieux qu'ils ont protégé contre Rhodes et continueront de protéger contre l'administration indirecte des Britanniques. Au XIXe siècle, les États tswana ont élaboré un ensemble d'institutions politiques de base. Celles-ci présentent un degré inhabituel (selon les critères s'appliquant à l'Afrique subsaharienne) de centralisation politique et de procédures de prise de décision collective - où l'on peut même voir une forme primitive de pluralisme. De même que la Magna Carta autorisait les barons à prendre part aux décisions politiques et limitait en partie la liberté d'action des monarques anglais, de même les institutions politiques des Tswana, notamment la kgotla, encouragent la participation politique et restreignent le pouvoir des chefs. L'anthropologue sud-africain Isaac Schapera décrit ainsi le fonctionnement de la kgotla : Toutes les affaires concernant la politique de la tribu sont traitées pour finir devant une assemblée générale des adultes mâles dans la kgotla du chef (salle du conseil). Ces réunions sont très fréquentes. [...] Parmi les sujets abordés figurent les luttes tribales, les querelles entre le chef et les membres de sa famille, l'imposition de nouvelles taxes, le lancement de nouveaux travaux publics, la promulgation de nouveaux décrets par le chef. [...] Il arrive que l'assemblée tribale ne tienne pas compte des désirs du chef. Chacun étant autorisé à prendre la parole, ces réunions lui permettent de prendre connaissance de l'avis du peuple, et offrent à celui-ci l'occasion de formuler des griefs. Le cas échéant, le chef et ses conseillers peuvent être sévèrement pris à partie, car le peuple hésite rarement à parler librement et avec franchise. »[5] L'exemple du Botswana montre que ce sont les rapports que les individus entretiennent entre eux et avec les chefs qui commandent le pouvoir de ces derniers, et non le pouvoir de ces derniers qui déterminent la qualité inclusive de l'institution. Autrement dit ce sont les comportements qui fixent les institutions. Les individus n'abandonnent pas leur liberté à une seule personne (Thomas Hobbes[6]) pour faire ordre et corps. Un monarque ne distribue pas le pouvoir en fiefs et offices à des subordonnés. Le Botswana n'a pas subi la destruction de ses institutions traditionnelles par le colonialisme, le comportement des agents s'est adapté au nouveau contexte colonial. Institutions et comportements sociaux sont interdépendants et ce sont les comportements qui s'institutionnalisent en se donnant des normes. Chez Acemoglu et Robinson il y a comme une propension à réifier (transformer en choses) les institutions. Les institutions comme choses ne doivent pas faire oublier leur histoire, autrement dit le processus d'institutionnalisation au travers duquel les comportements se donnent des règles. Les sociétés du Botswana ont ainsi conservé leurs règles de fonctionnement et leur dynamisme propre. En présupposant des comportements sociaux théoriques en négation des comportements réels, ensuite en n'explicitant pas les prescriptions de ses institutions de sorte qu'elles puissent être reçues, acceptées et converties par la société en normes sociales, comme ce fut le cas dans les sociétés de tradition monarchique qui ont procédé par une construction de l'État par le haut, l'idée socialiste algérienne comme étatisation a été un échec. L'étatisation a espéré fabriquer des comportements sociaux[7] sans expliciter les prescriptions de ses institutions, pour pratiquement achever la guerre engagée par le colonialisme aux institutions et aux normes sociales traditionnelles. Elle a « brouillé les cartes » pour commander à la société en achevant sa dépossession. Elle a refusé aux populations la possibilité d'interagir avec les institutions, de recevoir et de discuter leurs prescriptions. Elle a fait prévaloir des institutions qui refusaient d'expliciter leurs prescriptions pour refuser une prise des comportements sur les institutions et mieux défaire les habitudes sociales. Elles voulaient transformer le fellah en soldat industriel sans son consentement. Les nouvelles institutions ne pouvant donc obtenir l'adhésion des comportements sociaux, leurs prescriptions ne pouvaient être converties en normes et habitudes sociales. Les institutions ont brouillé les anciennes normes sans en viser de nouvelles, enlevant ainsi à la société ses anciennes habitudes sans lui en donner de nouvelles, pour laisser place à un individualisme négatif (Robert Castel). L'idée socialiste comme étatisation présuppose un certain comportement. À partir de ses accomplissements et non de ses présupposés théoriques ou doctrinaux, on peut dire qu'elle a attendu pratiquement et de manière comme inconsciente, un comportement de soldats industriels chez des individus que l'État a arrachés à leur milieu sans leur donner d'objectifs qui s'accordent avec les fins institutionnelles. La transformation de la société en caserne n'a pas été un projet explicite demandant le consentement de la société. Pour ceux qui seraient choqués par une telle hypothèse, on leur demandera de se demander si l'école et l'entreprise ne sont pas des casernes. Un tel projet n'a même pas été implicitement formulé, il est resté sourd derrière les théories du développement [8]. Car il faut bien voir que sans doctrine sociale ajustant clairement institutions et comportements sociaux, le régime militaire ne pouvait pas mieux faire que de transformer la société en caserne. Pratiquement la société ne lui en donnait pas les moyens, d'où un projet aveugle. Cette séquence de la transformation de la société en entreprise militaire, non pas du type monarchique ou romain (soldat-salarié), mais du type société sans classes (fellah moudjahid), pouvait être productive à condition que suive une autre séquence : celle de la transformation de la caserne en entreprise. Car l'économie de marché, c'est la transformation de la société en entreprise [9]. L'entreprise et la caserne s'entendant donc dans la continuité des fonctionnements locaux, sans les hiérarchies de type féodal qui inspirent l'ensemble des institutions de tradition monarchique. Il fallait transformer la société comme entreprise militaire (ce qui était déjà le cas avec le mouvement de libération nationale) en société comme entreprise économique pour convertir l'indépendance politique en indépendance économique (ce qui aurait dû être le cas dans le mouvement de libération économique postcolonial), sauf qu'un tel processus souffrait trop de non-dits pour être clairement envisagé et trop de résistances passives pour être effectué. La mobilisation sociale nécessaire aux deux transformations faisant défaut, on ne put construire une armée industrielle, mais des clientèles rentières. L'échec résulte d'une expérimentation sociale confuse qui ne disposaient ni de théories et de pratiques claires, ni de fonctionnements et de comportements sociaux clairs. Le développement comme croyance s'est finalement traduit par une décomposition sociale et l'émergence de comportements individualistes négatifs. Si la décomposition sociale ne s'est pas transformée en crise sociale, c'est parce qu'elle était prévenue par une politique « généreuse » de redistribution de la rente pétrolière. Si les individus ont fini par s'abandonner à des comportements individualistes négatifs c'est parce qu'ils étaient sans prise sur leurs milieux sociaux et institutionnels, incapables de s'individuer collectivement. Avec l'austérité, la solidarité nationale apparaît pour ce qu'elle est, une solidarité de surface. L'idée socialiste n'a pas émergé de croyances [10] et de dispositions sociales [11] accordant institutions et comportements sociaux, elle a été appropriée comme une idéologie de combat d'état-major. Les croyances et dispositions sociales qui animaient nos institutions traditionnelles et que l'on pouvait dire d'esprit anticapitaliste, auraient pu s'approprier une telle idée [12]. Dans le monde des idées modernes où les termes capitaliste et socialiste sont devenus incontournables, on aurait pu dire l'esprit de nos institutions traditionnelles comme socialiste. De telles dispositions sociales auraient pu s'approprier les conditions modernes de production autrement que ne l'a fait l'étatisation [13]. C'est cette disposition d'esprit qui a fait adhérer la société algérienne à l'autogestion comme réponse anticapitaliste. Mais l'étatisation conduite ensuite par le régime militaire en s'appropriant l'idée socialiste a cantonné de manière plus sévère que le colonialisme un tel esprit et ses valeurs. Elle a multiplié les casernes de tradition monarchique, séparant la société de son esprit et de l'idée socialiste. On peut soutenir que l'égalitarisme de la société, l'environnement institutionnel et idéologique international ont été des terrains favorables à l'appropriation sociale d'une telle idée, mais sa transformation en idéologie de combat d'état-major qui a dessaisi la société de son appropriation a fait son échec. Une intention claire aurait pu permettre à l'expérimentation de formuler une théorie et de l'étoffer progressivement. Nous sommes restés dans une théorie insurrectionnelle implicite héritée de la lutte de libération nationale. Il ne s'agissait pas de transformer la société en entreprises performantes à la hauteur du monde, mais seulement de se soustraire à l'emprise du capitalisme mondial. Nos institutions en ont acquis leur caractère informel. Cela donna nos monopoles formels puis informels d'importation. La bataille de la production n'a pas eu ses généraux, ses capitaines d'industrie, nous en sommes restés à une bataille politico-militaro-insurrectionnelle sur des champs de bataille diplomatiques. L'économie n'a pas fait partie des nouveaux moyens de la politique, ou si, mais d'une politique impropre au champ de bataille économique. L'idéologie socialiste n'ayant pas émergé de croyances et de dispositions produites par l'expérimentation sociale, l'idée socialiste n'ayant pas transformé les croyances sociales, il ne pouvait y avoir de système socialiste. L'idée socialiste, émergeant d'expériences socialistes étrangères, n'a pas été appropriée, incorporée par la société. Il faut entendre appropriation-production au cours du processus de transformation sociale instruit par des théories, des stratégies, en mesure d'être éprouvées, vérifiées, corrigées. Les croyances et les dispositions sociales sont le produit de l'expérience, même lorsque l'expérience est menée au nom de quelque chose, d'une religion, d'une doctrine ou d'une idéologie. L'expérience les fixe en dispositions, les départage en idéologies qu'elle compose et en illusions ou superstitions qu'elle décompose. Une société ne peut pas préserver ses croyances - ce à quoi elle s'attache d'ordinaire pour sa stabilité ? lorsque le réel les réfute et contredit leurs attentes. Les croyances d'une société, d'un individu, sont ce qui stabilise leurs rapports internes et externes. Elles ne se découvrent vraiment que lorsqu'elles émergent ou disparaissent ou plus généralement quand on les compare aux croyances d'autres sociétés. On les repère au travers des dispositions sociales et de leurs accomplissements. Le savoir, attesté par ses accomplissements pratiques et théoriques, n'a pas procédé des mêmes croyances et des mêmes dispositions sociales en Chine, en Inde et en Occident par exemple. L'idéologie de combat adoptée n'avait pas pour but, ne s'est pas transformée en croyance sociale, en ordre social de combat. Elle ne s'est pas diffusée de l'état-major au reste de la société. Le rapport de l'état-major à la société n'ayant pas été construit par la société elle-même, mais par un coup de force, il n'a pas pu obtenir l'obéissance de la société, se soutenir de ses coopétitions. La société dominante a porté à faux. L'armée industrielle [14] qu'il fallait créer avait besoin d'une autre mobilisation sociale, d'une coopétition sociale intensive combinant tradition et innovation que l'étatisme a écrasée. Elle a contesté les anciennes croyances, mais a échoué à les transformer pour être adoptée comme idéologie sociale [15]. Elle a prolongé la déstabilisation coloniale de la société tout en l'installant dans un faux confort. Elle s'est révélé une idéologie, non au sens de Gramsci, mais au sens d'idéologie fausse, trompeuse. Car on ne peut pas ignorer qu'une société soit tenue par des croyances, même brouillées, et que les nouvelles croyances doivent faire avec pour les supplanter. Brouillées, il faut alors les clarifier, les établir ou les dissiper. En termes sociologiques on peut dire que la « minorité militante » n'a pas pu transformer son idéologie, un système de pensée et de pratiques importé et mal pensé, en valeurs que par irradiation elle aurait pu transmettre à l'ensemble de la société. Un tel échec tient dans la confusion de ses valeurs. En effet de quelles histoires tient notre état-major, notre société dominante ? Confusion dans ce qu'elle pouvait croire vraiment, étant donné l'expérience sociale, et dans ce qu'elle devait croire pour stabiliser ses croyances et ses rapports au monde. À la base de cette confusion une méconnaissance des dispositions sociales et une « trahison » de ses croyances (on traduit mal ce que l'on méconnaît) avec l'adoption d'une dictature qui impose des institutions à une société ; et une méconnaissance de l'histoire du monde, de la diversité des rapports entre institutions et comportements dans le monde, et une « trahison » des valeurs dominantes (un développement sans liberté ni efficacité) avec une adoption d'une politique de modernisation mimétique. Finalement son impuissance à transformer la société selon des valeurs précises (celles confuses du développement ayant pris leur place), à mettre en œuvre des objectifs collectifs explicites, a fait se tourner la société dominante vers ses intérêts particuliers. There is no alternative, reconnaissait-elle avec Thatcher. Au départ, il s'agissait du côté de la société de sortir d'un siècle et demi de privations, du côté de l'état-major, de poursuivre le combat de libération selon une certaine discipline. Mais l'armée industrielle n'ayant pas pu se donner une base productive, ont émergé autour des pratiques de redistribution de la rente des valeurs de prédation au sein de la société. Les nouvelles pratiques de la minorité (monopoles et clientélisme) qui s'est rendu plus vite que la société à l'évidence des valeurs qu'elle pratiquait, ont fini par s'étendre à l'ensemble de la société qui les découvre et fait avec. Le divorce entre les institutions formelles et les comportements concrets est alors à ciel ouvert. L'opinion selon laquelle tout le monde est corrompu devient courante. Les institutions ne peuvent plus recouvrir, masquer les comportements qu'elles ne combattent plus qu'en particulier. Tout se passe comme si la vérité enfin éclatait : il faudrait maintenant aligner les institutions sur les comportements de l'individu négatif qui se généralisent. Le problème est qu'une telle suite n'est pas autre chose qu'une continuation de l'échec. L'individu négatif n'a pas besoin de nouvelles institutions. Il est l'accomplissement d'institutions et de comportements inadéquats. ... Il faut de nouveaux comportements, de nouveaux fonctionnements et de nouvelles institutions pour reconstruire un système. Les institutions ne peuvent pas transformer les comportements si elles se déterminent, agissent de manière unilatérale et ne sont pas justifiées par leurs accomplissements. Elles ont été justifiées le temps d'une rente pétrolière suffisante. Mais elles ont produit des comportements de prédation, des comportements adéquats à une logique de recherche de la rente. Ce qu'elles ne prescrivaient pas en théorie. Lorsqu'il y a accord entre les institutions et les comportements sociaux, les prescriptions des institutions sont transformées en normes sociales. N'émanant pas des croyances et des dispositions sociales, elles sont sans prise sur les comportements, leurs prescriptions ne peuvent donc pas se transformer en normes sociales, s'exécuter en accomplissements positifs. Ce qui fait tenir ensemble, alignent institutions et comportements sociaux ce sont les croyances, les dispositions sociales et leurs accomplissements (bien-être, liberté, etc.). Ce sont leurs accomplissements qui justifient en dernière instance les croyances et les dispositions sociales. Le tout, les comportements, les institutions et leurs accomplissements, se transforme avec l'évolution des croyances. Les croyances sont avec les dispositions sociales comme l'infrastructure commune sous-jacente aux institutions et aux comportements. Distinctes, mais non pas séparées, non indépendantes. Elles ne sont pas figées, relativement dans des mythes, moins dans des dogmes, en tous les cas pas pour l'éternité. Elles subissent l'épreuve du temps et de l'expérience, elles ont une histoire, elles ont des accomplissements. Elles restent vivantes tant que par leurs accomplissements, elles se vérifient scientifiquement, se justifient socialement. Les croyances sont au cœur de la liberté qu'ont les individus de choisir leur vie. Les accomplissements de la liberté sont ceux des croyances. Sans liberté, pas de possibilité de soumettre ses croyances à l'épreuve du réel, pas de possibilité d'affuter son pouvoir d'agir. Si la dictature a échoué à se transformer en démocratie (cela n'a pas toujours été le cas et les erreurs se corrigent), c'est parce que les guerriers n'ont pas clarifié leurs croyances, ils ne sont pas revenus aux croyances qui les ont poussés à exister et à se battre pour la liberté. Les vrais guerriers ne naissent pas du néant, mais de convictions, de luttes pour la survie. Pour une part, ils étaient inspirés par l'école et l'armée française, ils ont refusé de croire avec la société, ils ont associé les croyances sociales à l'ignorance. Cela suffisait pour que soit adoptée une dictature, une construction par le haut de la société à la mode monarchique. Ils ont cru pouvoir construire des institutions de haut en bas indépendamment des croyances et des dispositions sociales. Ils ont rejeté la croyance dans la nuit de l'ignorance avec le rationalisme transcendantal et ont cru pouvoir imposer un ordre à la société, ou un scientisme de pacotille en adoptant une théorie du développement sans liberté. Une bonne partie de la société civile a adopté les croyances du rationalisme transcendantal pour servir de justification sociale au coup de force militaire. La majorité déstabilisée dans ses croyances au sortir de la nuit coloniale a accepté le coup de force et ses promesses d'accomplissement. Elle n'était pas en mesure de clarifier ses croyances flottantes, elle s'est laissé emporter par le cours étatiste. Aussi peut-on dire que ce n'est pas l'idée socialiste [16] qui a été un échec, mais l'usage qui en a été fait : une idéologie d'état-major, la doctrine du pouvoir militaire ne procédant pas d'une doctrine sociale, le socialisme s'est présenté comme une idéologie par défaut. L'échec est celui d'une construction unilatérale de la société par le haut sur le mode de la tradition monarchique dans un milieu non féodal, une société non différenciée en classes sociales, avec une préférence relative pour l'idée socialiste du fait de la relative indifférenciation sociale précoloniale et une répulsion envers l'idée libérale du fait de la faiblesse et de la compromission de la société civile sous le colonialisme. Il résulte d'un divorce entre les croyances sociales et celles de la société dominante. L'islamisme a constitué une expression paroxystique de ce divorce. L'idéologie de combat qui ne s'origine pas dans des croyances sociales justifiées ne déroule pas la volonté collective dans des objectifs sociaux explicites et se traduit par une faiblesse de la volonté sociale. Elle ne s'appuie ni sur les croyances sociales, ni ne permet leur fixation. Répétons donc, les croyances sociales sont celles de notre expérience. Il faut maintenant relever que l'émergence et la fixation des croyances sociales dépendent du débat libre et argumenté dans l'expérimentation sociale. C'est le défaut d'un tel débat qui nous a conduits à nous défier de nous-mêmes et de nos règles. Le défaut du débat et l'absence de consensus conséquent sont à l'origine du refus des normes collectives, de l'obscurcissement de ce à quoi nous tenons le plus et de notre incapacité à le valoriser. Nous tenons encore à l'idée d'indépendance, comme viscéralement du fait de l'histoire coloniale, mais nous sommes incapables de lui donner les accomplissements qui la conforteraient, permettant ainsi au sentiment nostalgique colonial de resurgir. Parce que nous avons dissocié l'idée d'indépendance de celle de liberté telle que nous la concevons. Sans débat et consensus réels, les valeurs ne s'ancrent pas, elles flottent. Les générations de la lutte de libération ont gaspillé leur capital-expérience du fait qu'elles n'ont pas pu ancrer, grâce au débat public et à une mise à l'épreuve réelle de leurs convictions, les valeurs de cette lutte auprès des nouvelles générations. La liberté était au cœur de cette lutte même si la guerre a été obligée de la contraindre. L'idéologie de combat développementaliste au lieu de la libérer, l'a combattue. Le rôle du débat, du raisonnement public, est central dans la représentation, la validation de nos croyances et le renforcement de notre expérience. Prenons deux exemples celui de la lutte de libération nationale et celui de la lutte pour le savoir. On ne peut pas dire que le débat public raisonné a fixé les valeurs de la lutte de libération nationale dans une doctrine sociale. L'option politique pour la dictature qui s'est imposée a coupé court. Les valeurs de la lutte de libération sont restées enfouies dans des mémoires privées. Malgré le fait qu'une telle lutte se soit bien inscrite au plan international. Elle a été cantonnée au plan diplomatique. Dans le milieu universitaire, acteur intellectuel de la fixation des croyances sociales, le débat d'idées n'a pas relayé le débat social, faible et épars, ni ne l'a relevé. Il a d'abord été le fait d'une élite postcoloniale dépendante, importatrice d'idées plutôt que productrices de savoir. Cette élite a largement soutenu le coup de force militaire. Jusqu'à aujourd'hui, une bonne partie d'entre elles attend le pouvoir des militaires et non de la société et de ses suffrages. Elle partage avec l'état-major une méfiance envers la société. Elle pense toujours à une construction par le haut de la société, que des institutions dites démocratiques permettront à la société d'adopter les bonnes motivations. La dépendance culturelle a tué nos universités coupées du débat social. Le débat que portent les enseignants chercheurs les plus distingués est académique, sans lien avec le débat social. Du fait de leur académisme et de leur détachement social, leur isolement est manifeste. Quand ils ne s'expatrient pas, les débats auxquels ils participent sont sans ancrage local, leur savoir n' « arme » pas le débat social, leurs recherches profitent à d'autres communautés scientifiques que la leur. En un mot nous ne disposons pas de communauté d'enseignants-chercheurs, organisée autour des débats sociaux, « armant » le savoir social, mais juste des conglomérats d'enseignants chercheurs où la majorité est formée d'enseignants peu justifiés par le marché du travail. Les meilleurs de ces derniers sont souvent recrutés par l'étranger. Ils libèrent la recherche de la communauté scientifique du pays d'accueil de la charge d'enseignement. Les « décideurs », mais pas seulement, ont une peur réelle du débat public. Il le considère comme une entrave à leur action. Ils ont refusé de l'organiser dans leurs institutions, ils se sont efforcés de le brouiller et ont combattu les publics qui pouvaient le constituer. L'armée aurait pu entrer en démocratie [17], elle aurait pu favoriser les publics en mesure de l'organiser, de le maîtriser et d'obtenir des consensus sérieux. Car le débat a besoin de ses règles et de ses publics. Les communautés scientifiques en donnent un bon exemple, avec ou sans aristocratie. C'est autour des problèmes que doivent se former les publics ou communautés scientifiques et leurs divisions du travail, non sur la base de disciplines scientifiques qui se rapportent à la division du travail d'autres communautés scientifiques. Les décideurs n'avaient cependant pas que de mauvaises raisons, sans quoi ils auraient eu beaucoup de mal. L'argument de la dépendance culturelle justifie fondamentalement le refus du débat. Il est cependant pris comme prétexte, car la dépendance culturelle n'est pas vraiment combattue. La société aussi a peur du débat public, de ses complications, car elle est mal représentée dans ses intérêts. Le débat n'a ni son public ni ses règles. La déstructuration de la société ne lui offre plus les cadres et les institutions adéquates. Ayant perdu ses moyens, ne disposant plus des normes du débat, ni de collectifs pertinents, le débat peut-être sans fin. Aussi évitons-nous le débat jusque chez les étudiants dans nos universités. De plus, au désordre structurel s'ajoute un désordre mental. Du fait de notre rationalité limitée (Herbert Simon), tous les débats ne sont pas bons à prendre. Nous ne pouvons pas réfléchir à toutes les questions qui nous interpellent. Il nous faut confier certaines d'entre elles à des collectifs spécialisés à qui hélas on ne peut se fier. Il y en a d'autres dont on préférerait se passer. Les mauvais débats qui nous font perdre du temps et de l'énergie nous distraient des vrais débats. Mais le fait qu'un certain nombre de questions collectives n'aient pas reçu de réponses qui puissent être automatisées, du fait de l'absence de débat social et de consensus, nous sommes débordés et ne prenons pas les bons débats. Nous réfléchissons sur les attitudes à prendre face à des opérations routinières et délaissons les questions qui ont besoin de notre réflexion, car n'ayant pas encore de solution. Notre rationalité limitée exige que nous automatisions les réponses à toutes les questions courantes pour que notre réflexion puisse s'occuper des questions émergentes. Débattre donc, produire du consensus et des normes sociales n'est donc pas une mince affaire pour une société qui ne fait pas confiance à ses normes et à ses structures. Il faut reconnaître que nous ne disposons ni des structures ni des dispositions qui peuvent faire du débat une réalité effective accomplissant sa fonction. Pour que la société ait sa propre expérience du monde, fixe ses croyances et valeurs collectives, adopte une doctrine économique et sociale, il faut remettre le débat au cœur des croyances de la société, permettre la formation de publics en mesure de le porter jusqu'au bout. C'est le débat argumenté qui forme la communauté du savoir, une communauté qui débat de ses croyances et celles de la société. Pas de débat collectif argumenté autour des problèmes réels de la société, pas de communautés de savoirs. Pas de communautés de savoirs autour du débat social, pas de raisonnement public argumenté, pas de solide communauté nationale. Par un débat argumenté à l'enracinement social clair, les consensus participeront de la fabrication d'un sens commun et d'un raisonnement public argumenté. Notes : [1] La compétition et la coopération se mêlent dans toutes les institutions sociales [2] Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity, and Poverty, (2012) trad. Franç. « Prospérité, puissance et pauvreté : Pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres », Genève. (2015). [3] Ibid. pp. 63-64. Je me m'arrêterai pas ici à une critique poussée de la thèse, notons seulement que l'auteur suppose trop vite une même population, ce qui lui permet de minorer le rôle des comportements sociaux, il isole ensuite les systèmes institutionnels des deux villes et ne prend pas en compte le fait que toutes les constructions par le haut des institutions ne parviennent pas à être inclusives, à créer les motivations qu'elles souhaitent. [4] Ibid p. 502. [5] Ibid p. 499. Notons que la kgotla s'apparente assez bien avec l'institution berbère de la djemaa. [6] Pour le philosophe anglais Hobbes, un des fondateurs de la philosophie politique moderne, la seule manière d'ériger un État est que tous confient leur pouvoir et leur force à un seul souverain (homme ou assemblée). Toutes les volontés doivent être réduites à une seule volonté, car l'Etat est une unité réelle de tous en une seule et même personne. [7] Le colonel Boumediene opposait l'esprit de gourbi au nouvel homme du socialisme. Il confondait l'esprit de gourbi et l'esprit algérien. Mal lui en pris, il transforma le colonisé en assisté. Il faut se rappeler la réplique du colonel Giap lorsque Boumediene faisant montre de ses réalisations au cours de la visite d'un village socialiste : pourquoi les villageois voudraient-ils travailler ? On y retrouve la trajectoire différente que prendront les deux pays. [8] Gilbert Rist. Le Développement : Histoire d'une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, coll. « Références », Paris, 1996, 4e éd. revue et augmentée, 2013. [9] Voir l'économie sociale de marché allemande. [10] Il faut entendre croyances au sens des pragmatistes américains (Charles S. Peirce, William James, J. Dewey) qui définissent le savoir comme croyance justifiée et la science comme croyance vérifiée. [11] Ici se recoupent deux approches, celle de Bourdieu (les dispositions sociales, l'habitus) et celle des pragmatistes américains (les croyances comme dispositions d'agir). Les croyances peuvent s'inscrire dans les dispositions sociales et les exprimer. [12] On peut de ce point de vue émettre l'hypothèse selon laquelle le socialisme démocratique d'Aït Ahmed a été comme la résultante de la rencontre entre la démocratie directe du village berbère et le socialisme français. [13] Il faut s'imaginer une industrialisation que pouvait donner une émigration en débat productif avec la société. [14] J'utilise le terme d'armée industrielle à escient, il s'agit d'un concept et non d'une métaphore. Un tel concept rend compte de l'histoire longue du capitalisme. Il est davantage saillant avec la réussite de l'industrialisation dans les sociétés japonaise, coréenne et chinoise. À la différence de la Russie qui ayant adopté le taylorisme a échoué. [15] J'entends idéologie au sens de Gramsci. L'idéologie est une « conception du monde qui se manifeste implicitement dans l'art, dans le droit, dans l'activité économique, dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective. » [16] L'idée socialiste ne peut plus être identifiée à la propriété d'État et à la dictature. Pour le moment osons exprimer l'idée socialiste autour de quelques principes : un système de coopétition 1. où la coopération l'emporte sur la compétition, 2. où la différenciation sociale ne s'achève pas en différenciations sociales de classes, de races et de sexe où s'ancrent durablement l'inégalité. [17] Je n'oppose pas démocratie et hiérarchie. Une hiérarchie rigide seule s'oppose à la démocratie. Une hiérarchie bien enracinée en est quelque part le l'émanation. |