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Cette
histoire est authentique et son principal acteur est toujours de ce monde. On a
choisi d'en faire un récit parce que le contexte social présent, émaillé de
scandales de corruption et de scènes de violence, s'y prête.
Voici, donc, un récit à contre sens, exceptionnel en ce qu'il s'inscrit dans une phase éblouissante de l'histoire du pays, une tranche de vie qui remonte aux premières années de l'indépendance quand le Président Ben Bella décida de solliciter le peuple pour alimenter les caisses du trésor public laissées exsangues par l'occupant français. L'opération qui fut baptisée «Sandouk Ettadamoune El Watani» (lire : le fonds de solidarité nationale) démontra la légendaire générosité des algériens et surtout des algériennes lesquelles femmes firent spontanément don de leur plus précieux bijoux de famille. Je me suis souvenu de cette glorieuse époque lorsque, au hasard d'une course au marché de la ville, j'ai aperçu Bénali, un vieil ami accroché à son couffin et qui ne semblait pas amusé par les prix affichés. Issu des promotions de retraités remerciés avec des pensions justes aptes à nourrir une nichée de poussins, l'ancien briscard résistait plutôt mal que bien aux assauts de l'inflation galopante. Cet homme apparemment dépassé par les vicissitudes de la vie, sans être malheureux, aurait pu devenir riche, très riche? Tout jeune, Bénali n'éprouvait pas un amour démesuré pour l'école qui, elle, finira par le lui rendre, assez rapidement. Orienté vers l'enseignement technique avec, cependant, une disposition particulière décelée en calcul, notre timide rouquin ne tardera à faire parler de lui. Au milieu de l'année scolaire, un incident va créer la surprise et lui forger une certaine aura auprès de ses camarades. Se sentant humilié par un professeur allergique aux arabes qui a osé lever la main sur lui, Bénali, rouge de colère, répliquera par cette phrase assassine : « Ma parole ! Je vais monter au djebel et ramener une mitraillette pour vous éliminer tous, autant que vous êtes? » Une bravade de potache à l'imagination fertile ? Ce n'est pas l'avis de l'irascible prof qui convoqua illico presto le père pour en savoir plus sur cette attitude à la limite de la crise d'hystérie et surtout mal venue en ces temps de guerre. Le propos belliqueux a de quoi en effet inquiéter n'importe quel «roumi». Peut être que le père est un fellaga ou un passeur d'armes ? Bref, Ammi Kadda, alerté par l'administration, quitte son célèbre magasin d'épices du boulevard de la Révolution pour descendre voir, du côté du collège technique situé à l'entrée de la ville, de quoi il en retourne. Auréolé de sa « chachia » rouge et vêtu du traditionnel «seroual accordéon» hérité des turcs, le patriarche imposait comme on dit. Il faut aussi savoir que le personnage était doté d'un sacré entregent. Précédé d'une solide réputation grâce sa «hikma» car il soignait la bronchite et la rougeole (bouhamroud) en distribuant gratuitement le jujube (Al Ounnab ou zfizef en arabe) qu'il préservait jalousement dans des sacs en jute ? Les habitants lui étaient reconnaissants pour cette action de grâce. Commerçant expérimenté, il savait mieux que personne préparer le fameux «Jaoui el Mekkaoui». C'était une des rares fois qu'il se déplaçait au collège afin de s'enquérir du cas de son fils dont la conduite ne posait habituellement pas de problèmes. Reçu par le chef d'établissement, Mr Michaud, en présence du professeur victime de l'outrage, Ammi Kadda , visiblement inquiet, a oublié dans la précipitation d'enlever son tablier gris. S'exprimant dans un bon français, il est mis d'emblée au parfum par le directeur du collège. La menace proférée par le rejeton à l'encontre de Mr Ros l'a laissé bouche bée. Estomaqué par ce qu'il venait d'entendre, il se tourna alors en direction de son fils debout à l'écart et joignant le geste à la parole, il croisa ses deux mains, comme le ferait quelqu'un qui s'apprête à être menotté et lâche tranquillement: «Ghir enttina âabini li 2ième bureau ya Bénali ou'lidi» (Rien que toi embarque moi au 2ième bureau oh ! Bénali mon fils). Autrement dit pourquoi allez chercher la police puisque les dés sont jetés, a insinué le vieux tout retourné. La scène a eu de l'effet sur le proviseur français qui n'a pas jugé utile de donner suite à l'incident d'autant que la respectabilité du père était établie. On imagine la raclée qu'a dû recevoir à la maison l'intrépide élève. Une anecdote qui, soixante ans après, fait encore sourire Bénali qui a consacré le reste de son existence à servir l'administration locale après l'indépendance du pays. Fonctionnaire modèle chargé, entre autres, de tenir l'inventaire des biens de l'Etat, Bénali a côtoyé un bon nombre de responsables locaux. Il est capable de vous les citer un par un en mettant l'accent sur leurs péchés mignons. Comme ce sous-préfet qui n'hésitait pas à puiser dans le stock des costumes «Bayar» entreposé au sous sol après la récupération au lendemain de l'indépendance des magasins «Benassayag» spécialisés dans l'habillement. Ou encore de ces Walis qui ne faisaient pas dans la retenue et confondaient souvent argenterie et vaisselles des résidences de fonction avec leur mobilier personnel. Ils repartaient plus lourds qu'ils ne l'étaient à leur arrivée. Même les tableaux d'art n'échappaient pas à leur cupidité, du moins pour certains d'entre eux. Ainsi, au milieu des années 80, J'ai été, moi-même, témoin d'une tentative de vol commis par un représentant de l'Etat. Ce dernier, probablement très avisé en matière d'objets anciens, jeta son dévolu sur une toile de la Mairie datant de 1870 et décrivant une scène de guerre signé J. Chape. Un tableau de grande valeur qui trônait au dessus de la tête de tous les édiles qui se sont relayés au poste de Maire après l'indépendance. Le premier élu communal de l'époque, adoubé par un super privilège, se rendit complice de ce méfait en fermant les yeux sur sa subite disparition. C'est pourquoi à quelques amis, membres de l'assemblée, j'ai tenu à évoquer le fait que lors d'une visite de courtoisie chez le Maire dans son bureau, je me suis rendu compte de l'absence du tableau hérité des municipalités françaises et faisant partie du patrimoine culturel de la commune. L'affaire éventée parvint aux oreilles de l'indélicat maire qui alerta le commanditaire du coup. Celui-ci donna ordre de réexpédier la toile qui se trouvait dans sa villa en construction à Alger. Résultat des courses : une toile ternie par une balafre au beau milieu et gravement dépréciée en dépit d'une coûteuse restauration, mal faite du reste, puisque les affres de la négligence sont encore, à ce jour, visibles. Le clan ne tarda pas à savoir d'où venait la salutaire dénonciation et de châtier en douce celui - en l'occurrence votre serviteur- qui osa déjouer la triste besogne. Il était bien placé le Bénali pour savoir ce qui rentrait et sortait. L'inventaire, c'était son job. Et il devait se dire, dégourdi qu'il était, pourquoi «les chefs» outrepassaient les privilèges de la fonction et s'installaient souvent dans le déni de la règlementation. Eduqué à la dure, il ressentait une certaine peine à recenser ces manquements à la morale, lui, le gardien du temple à qui on faisait des enfants dans le dos. Qui oserait demander des comptes à son supérieur hiérarchique sans s'exposer à de sévères sanctions? Bénali n'avait plus affaire à Mr Ros, le professeur du collège magnanime, pour rééditer son téméraire coup de tête. Aussi, s'égrènera un chapelet d'années avant qu'il n'atteigne l'âge canonique de 60 ans. Le seuil d'un long parcours à partir duquel l'administration vous rappelle qu'il est temps de tirer le frein à main. Avec une retraite tout juste bonne à alimenter une progéniture encore en croissance. Heureux que la maison familiale où il a grandi avec ses frères et sœurs n'était pas un enjeu d'héritage car dans la famille on a appris à se serrer les coudes sous la houlette du patriarche parti un soir d'automne. Parce qu'il était le dernier à rester pour veiller sur la maman, Bénali eut droit à un certain respect. Il s'acquitta fort bien de cette responsabilité qui, après tout, rentrait dans l'ordre naturel des choses. Ses deux frangins, cadres supérieurs de l'Etat, ne rataient pas une occasion pour aller rendre visite à la vénérable Hadja Sakina. Mais l'ambiance politique qui succéda à la décennie noire commençait à déteindre sur le pouvoir d'achat des fonctionnaires qui arrivait difficilement à boucler les fins de mois. Pendant qu'une caste de technocrates et d'affairistes menait grand train sur fond de scandales financiers. Bénali vivait cramponné à sa pension de retraite, alors que, s'il l'avait voulu, il serait, aujourd'hui, devenu un homme riche en millions en ce jour de l'an 1963. Et c'est avec une pointe d'amertume mêlée d'un sentiment de réconfort qu'il se remémore ce fantastique élan de solidarité qui a vu tout un peuple se précipiter vers les mairies pour sauver la Nation de la ruine. A l'appel de la patrie en souffrance, les petites gens se pressaient, qui pour offrir des Louis d'or, qui un peu d'argent, laborieusement amassé. Des vieilles femmes ont cédé leurs bracelets de jeunesse, des enfants ont cassé leur tirelire, des démunis se sont séparés de leur ultime objet de valeur ayant appartenu parfois à un être cher. Tous ces dons du cœur remis contre une simple consignation du nom du bienfaiteur et de la nature de l'offrande sur un registre de la Mairie en pleine place publique. Une fois la collecte achevée l'administration a chargé Bénali de convoyer le fonds. Il avait la confiance du sous-préfet qui lui signera un ordre de mission dans une parfaite discrétion car sait on jamais au cas où l'annonce du délicat voyage vers la préfecture d'Oran arriverait aux oreilles de malfrats. Bénali effectuera un dernier contrôle et s'assura que les sacs contenant près de 30 KG d'or dont 10.000 louis d'or et une vingtaine de millions de centimes- une fortune à l'époque- correspondent bien aux chiffres portés sur la décharge. Une méticulosité qui, en fait, constitue une de ses qualités reconnues et c'est avec un léger frémissement qu'en compagnie d'un manutentionnaire, il donne l'ordre au chauffeur de prendre la route à destination de la métropole de l'ouest du pays située à 70 km de son foyer. En dépit de l'avance prise pour être à l'heure prévue, la camionnette une fois immobilisée devant les locaux de la préfecture, Bénali a reçu pour consigne de patienter et d'attendre son tour parce que d'autres arrondissements de la région, arrivés avant, sont entrain de décharger leur précieuse collecte. Le bureau où se font les dépôts de fonds, véritable caverne d'Ali Baba, est en ébullition et son principal responsable semble dépassé par l'ampleur de la tâche. Personne n'avait imaginé que l'opération prendrait une telle dimension vu l'incroyable mobilisation des donateurs et donatrices. La circonscription de Temouchent représentée par Bénali est priée alors de revenir le lendemain car il commence à faire nuit et le décompte des sacs risque de se prolonger. Pas question de retourner au point de départ dans ces conditions, tiendra à souligner Bénali gagné par la fébrilité et dont la bouille commence à virer au rouge. Il était loin de se douter, le chef de la réception, qu'on venait, là, de frôler un remake du légendaire sursaut de révolte qui a valu à Ammi Kadda, le papa, une convocation du collège quelques années auparavant lorsque son fils jura de liquider son professeur. Face à la pugnacité du Temouchentois, le contre signataire de la décharge, c'est à dire le préposé officiel de la préfecture chargé des dépôts invitera Bénali à ramener les sacs de la camionnette et de les déposer directement dans la salle affectée à cet effet. Tout cela pour gagner du temps. Sans aucune vérification ni pesage, comme si Bénali avait convoyé un chargement de pommes de terre et non un trésor, le maitre de cérémonie signa sans sourciller le récépissé de dépôt. C'est à cet instant précis qu'est apparue dans toute sa splendeur la personnalité de Bénali. La formalité administrative accomplie dans une ambiance de lassitude générale, il retourna seul à la camionnette pour demander au chauffeur de l'aider à faire descendre les sacs remplis d'or et d'argent. A la faveur de la tombée du jour, Il pouvait trouver n'importe quel subterfuge pour éloigner son collègue conducteur et vider en toute tranquillité les sacs d'une partie de leur contenu puisque le bon de réception était dans sa poche. Il n'en fit rien. Cela ne lui a même pas effleuré l'esprit. Non qu'il manquât de courage mais c'était dans sa nature à lui de respecter l'ordre établi, selon les enseignements appris au sein de la famille. « Ce qui ne t'appartiens pas, te fatiguera » a-t-il dû se dire le jeune missionnaire. Jamais il n'aurait transgressé le code d'honneur instauré par Ammi Kadda. D'ailleurs, dans les moments difficiles, Bénali a toujours eu le sentiment que son père, du fond de sa boutique, épiait la moindre de ses fautes. Sur le chemin du retour, un léger remord commence à tarauder son esprit. Il s'en voulait un peu d'avoir concédé au fonctionnaire de la préfecture la liberté de «signer» la décharge sans procéder à la vérification d'usage. En son for intérieur, il n'était pas satisfait de la régularité de l'opération qu'il jugeait expéditive, quoique dictée par l'annonce de la fermeture imminente des locaux. Cette précipitation, pour lui, qui cachait peut être des intentions inavouées. Il n'avait pas conscience qu'il poussait le scrupule un peu trop loin. Bénali dodelinait de la tête, bercé par le ronronnement du moteur de la camionnette qui fonçait dans l'obscurité sur une route presque déserte. Ereinté par cette journée pas comme les autres, il s'assoupit donnant libre cours à son imagination. « Et si le bonhomme du bureau d'accueil entouré de monticules de sacs contenant des fortunes succombait à la tentation », lui soufflait son esprit mal apaisé. Ne dit-on pas que « celui qui manipule le miel ne peut se priver d'en savourer les délices ». Des probabilités, rien que des probabilités que Bénali, amateur de films policiers, échafaudait pour meubler le trajet qui le séparait de son patelin. L'histoire aurait pu s'achever sur ce fébrile épisode. Hélas, 52 ans après, rattrapé par les vicissitudes de la vie, notre héroïque serviteur de l'administration, devenu un paisible retraité, s'est mis à douter de l'inanité de sa loyauté. Il ne comprenait pas ce qui arrivait à la société gangrénée par des maux et des conflits contre lesquels ni l'Etat ni la mosquée ne semblent prêts à combattre. Cette amertume le déprimait davantage lorsqu'elle se nourrissait du sentiment d'ingratitude qu'il éprouve à chaque fois qu'il croise les nouveaux riches, partis de rien, et qui baladent leur ventre prospère au gré des «âardates». Pendant que lui, le fonctionnaire modèle, essoré par des années de labeur est contraint de courir sur la pointe des pieds pour coller les morceaux d'un budget en déséquilibre permanent. Il voit passer ces jeunots, la morve pendante au nez, abreuvés de crédits bancaires et qui roulent carrosse les cheveux gominés en érection avec l'heur de dire : « Travaillez, travaillez, il en restera toujours quelque chose?». Bénali n'en n'a cure mais il pense tout de même aux temps glorieux où l'on pouvait se gâter avec son seul salaire. L'idée qu'il méritait un sort plus juste revenait sans cesse dés lors que des informations de la presse parlent de malversations et d'affaires scabreuses mêlant des personnalités. L'honnêteté, ça eût payé mais elle ne paye pas dans cette contrée ingrate lui lançait un jour son collègue Hamou. « Si ! Si !, dans l'au-delà, chez le Créateur et puis on dort la conscience tranquille? » répliquait Bénali qui, comme pour se consoler, invoquait son sens religieux. Depuis qu'il s'en est allé, un jour d'indépendance, déposer à Oran le butin du peuple jusqu'à sa retraite, il attend que d'autres chemins d'espérance s'ouvrent pour le délivrer du carcan de l'angoisse. Tant qu'il est en vie. La peur de voir ses enfants à lui et de toute l'Algérie perdent le sourire. Il reste que son histoire nous enseigne que, dans le monde qui est le nôtre, Dieu merci, il existe des gens profondément honnêtes, des Bénali qui, par leur rectitude morale, nous donnent des gages d'espoir et nous réconcilient avec les valeurs qui ont forgé notre grandeur passée. |
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