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Société déboussolée : à qui la faute ?

par Abdelkader Khelil*

Dans un monde qui vit à cent à l'heure, dont les avancées technologiques et scientifiques, les bouleversements démocratiques, économiques et politiques se succèdent à un rythme effréné, chaque individu normalement constitué et respectueux des valeurs qui fondent une société saine, équitable, solidaire et productive, ne peut que se sentir chez nous, légitimement « déboussolé ». C'est à partir de là que commence le «déboussolement» pour nous tous, grands et petits et tous sexes confondus !

Il est bien évident que dans une société où les intérêts liés à la fonction d'un État stratège, juste et régulateur, ont été bafoués, le peuple « déboussolé » ne pouvait se mouvoir que dans une jungle déshumanisée, parce que condamné à n'agir qu'à travers des formes de débrouillardise, de « k'faza » et de « a'fassi » comme dit dans son jargon la frange « trabendiste » qui ne paye pas ses impôts et empoisonne l'existence des pères de familles.

Dans ce cas, quels sont les repères à réhabiliter, quelle est l'éducation et quelle est la formation à donner aujourd'hui à ses enfants livrés aux appréciations qu'ils sont en mesure de faire sur la valeur travail, par eux-mêmes quand ils sont dans la rue en dehors du « cocon familial » ? Comment en sommes-nous arrivés là ? À qui la faute ? Que faire pour s'en sortir ?

Pour un « SMIG » dignité à exiger de soi-même !

Qui n'a pas remarqué ces visages rayonnants de nos concitoyennes et surtout de nos concitoyens quand il leur arrive de voyager ? Dès leur sortie de l'aéroport étranger, c'est l'euphorie et tout leur paraît génial, bien géré et attractif. Ils entrent dans une phase de découverte. Ils sont enthousiastes, très curieux et ont tendance à trouver que tout est mieux dans le pays visité, par rapport à ce qu'ils ont laissé chez eux. Cette opinion exprimée de façon spontanée peut paraître trop subjective.

Mais c'est là un tempérament bien de chez-nous que celui de vouloir tirer des conclusions hâtives, parfois sans fondement, en guise d'auto-flagellation. Cette culture, qui tend à perdurer en prenant de l'ampleur au fil des jours, a fait de nous des gens fatalistes, pessimistes et peu confiants en l'avenir de notre pays et de ses atouts, ce qui est bien déplorable, à tort ou à raison, puisque rien n'est entrepris sérieusement pour que la situation change, grâce à notre volonté collective.

Alors oui ! Quand on a les moyens, on se plaît à se payer des voyages au Maroc, en Tunisie, en Turquie ou partout ailleurs juste pour prendre un « bol d'oxygène » comme on dit, et voir ce que font les citoyens de ces pays pour s'en sortir. Nous sommes bien souvent en admiration face aux progrès qu'ils accomplissent et que nous ressentons au cours de nos visites répétées, mais sans jamais les imiter, c'est-à-dire travailler dur pour changer notre condition de peuple si aigri et si fataliste, au point qu'il s'habitue au fil du temps à sa condition suicidaire. C'est là, la nature des « déboussolés » du « royaume » en dérive de la «planète Sonatrach» qui offre de moins en moins de moyens pour assurer la couverture des besoins élémentaires de la population, son farniente et sa « paresse » collective, entretenus à dessein par ceux qui tirent profit de cette léthargie généralisée, que le peuple malgré lui accepte car se complaisant et tirant, peu ou prou, profit de cette situation. Il est même à craindre que la retraite de nos « chibanis », pas ceux bénéficiant de retraites dorées et incompatibles avec le temps et la qualité du travail effectivement réalisés, ne puisse être payée un jour. Alors oui, les « déboussolés » que nous sommes devenus sont bien en situation de danger, tant qu'ils n'auront pas compris que l'exigence qu'ils doivent avoir envers eux-mêmes est celle qu'ils perçoivent chez les autres, faisant pâlir de jalousie ceux parmi eux qui gardent, malgré tout, un « SMIG » dignité.

Les déboussolés du bas de la pyramide

Les « déboussolés » du bas de la pyramide sociale sont toujours là, égaux à eux-mêmes, vivant en tous lieux de ce vaste et merveilleux pays malheureusement mal et/ou insuffisamment géré, dans l'insouciance, sans faire des calculs pour le lendemain. Ils ont fait leur cette devise : « laisser passer les jours sans les compter ». Ils s'en remettent à Dieu, à la providence, aux proches, au «mektoub» ou à un imam prédicateur pour espérer s'en sortir, avant de somnoler et de retomber à nouveau dans la léthargie, pour oublier leur état d'impuissance et continuer à rêver sans efforts fournis.

Ils se disent qu'en locataires du rez-de-chaussée de la pyramide, ils ne risquent pas de tomber plus bas, ni de perdre beaucoup. Ont-ils raison ? Peut-être que oui ! Mais alors seulement en apparence, pour ce qui concerne le risque encouru par rapport à la hauteur de la chute ! Ils ont fait le choix de dire par habitude, par fatalisme ou par défaitisme : « Likhlaq ma idayaa », Dieu est là à veiller sur nous, sans jamais songer à appliquer ni prononcer le proverbe contraire et plus réactif de : « Aide-toi, le bon Dieu t'aidera ». Et comme il leur est plus facile de se complaire dans leur léthargie et leur dormance continues, plutôt que de prendre avec courage des risques et des initiatives pour changer leurs conditions de façon collective, ils empruntent alors, en petits futés, les raccourcis des idées toutes faites qu'ils accommodent à leur sauce et tempérament de gens opportunistes mais surtout, partisans du moindre effort. Est-ce à dire qu'ils sont à leur insu, réellement des victimes expiatoires d'un système qui, telle une « hydre maléfique », a jeté son dévolu sur eux en tant que maillons faibles et citoyens taillables et corvéables à merci ? Pas si sûr ! L'honnêteté et l'objectivité veulent que, dans la situation peu reluisante dans laquelle se trouve notre société qui est en train de manger son pain blanc chaque jour davantage jusqu'à extinction de notre solvabilité, l'on admette, une fois pour toutes, que la responsabilité reste de toute évidence collective, et nulle personne ne pourra dire : « Je ne suis pour rien dans ce qu'il nous arrive » ! Oui ! Toutes et tous unis pour le meilleur et pour le pire !

Les déboussolés du haut de la pyramide

Admettons aussi l'existence de « déboussolés » en chefs étoilés, ceux du haut de la pyramide qui pratiquent une gouvernance desservant en priorité leurs intérêts égoïstes; celle fonctionnant sans principes clairs sur l' « apeuprisme », l'absence de rigueur et le pilotage à vue, car peu enclins à inscrire leurs actions de développement dans une vision claire à long terme, comme s'ils n'étaient intéressés que par l'instant présent, celui de la limite biologique d'une carrière politique. Sinon, comment expliquer qu'avec plus de 700 milliards de $ engrangés grâce aux hydrocarbures durant les 15 dernières années, l'économie reste entièrement dépendante de la rente. Sans être visionnaires, ils ont pourtant présidé depuis plus d'un demi-siècle au nom d'une « légitimité » qualifiée de « révolutionnaire », mais bien des fois usurpée, faut-il l'admettre, à la destinée d'un peuple exsangue à qui ils ont fait perdre tous ses repères : moraux, culturels, historiques, sociaux et son véritable nord, à force de le tourner en « bourrique », lui, le peuple supposé être « mineur ». La rente aidant, ils n'ont su jouer que presque exclusivement sur la fonction du « logé, nourri » comme dans une auberge espagnole ou le « fondouk » de la médina de jadis, en lui assurant la « litière » et le « foin » et en faisant en sorte qu'il s'endorme et ne réagisse plus à tout jamais. De toutes les manières, l'État providence est là en « bonne à tout faire » pour veiller à sa quiétude, mais aussi et, surtout, à la pérennité du système qui n'autorise aucun espoir réel, tant qu'il perdure et se reproduise à travers ses élites et ses exécutants dociles, incapables et/ou non autorisés à prendre des initiatives individuelles et encore moins collectives, sans qu'ils soient pourtant immatures, ces nombreux commis de l'État infortunés, coincés entre cette volonté de servir au mieux leur pays, et de suivre à la lettre l'application des directives dont dépend leurs carrières, parfois en dépit du bon sens !

Ils en ont fait un peuple de gens « paumés », formaté par le partage de la rente, pour ne pas avoir été capables de lui donner ne fusse qu'une once d'espoir et un horizon d'avenir, à défaut d'un authentique projet de société. Ils ont alors acheté son silence et sa neutralité et l'ont compromis, à défaut de l'éduquer et de le former correctement en lui donnant les instruments en mesure de l'aider à s'émanciper et rejoindre le rivage de la prospérité, du savoir universel et du bien-être. Ils ont donné à ses enfants de fausses valeurs, celles des diplômes octroyés et /ou achetés, des emplois fictifs, des salaires et rentes viagères déconnectés du travail réellement effectué, des espoirs trahis, de la triche institutionnalisée et envahissante, gangrenant toutes les sphères de la société. Qui s'en indigne ? Qui réagit et qui s'en offusque véritablement? « Limen takra zabourek ya Daoud », comme dirait l'autre ! Ainsi va mon pays, l'Algérie du XXIe siècle qui a capitalisé plus d'un demi-siècle d'errance, d'impasses, de faux espoirs et de projets sociétaux inachevés. Il s'est trouvé incapable de mobiliser ses jeunes, ses femmes et ses hommes pour fournir des efforts individuels et collectifs inscrits dans une vision durable avec un cap, des horizons clairs et attractifs, à hauteur des espoirs d'un « pays continent » qui n'a pourtant rien d'une monarchie de l'infiniment petit. Un pays qui n'a pas encore divorcé avec ses vieux démons; ceux du régionalisme, de la « hogra » et du népotisme. Un pays qui peine à se déployer et à se « secouer », parce que sa ressource humaine, d'ici et d'ailleurs, est en grosse partie négligée. Un pays qui a pris du retard depuis la fin des années 70, alors qu'il était, en ce temps-là, à la pointe du progrès économique et social, nourrissant bien des espoirs déchus. Il a vécu sur une rente immorale et indigne car ne résultant nullement de l'effort, de la sueur et du génie de la créativité productive ! Cette rente qui n'est à vrai dire qu'un lourd emprunt aux générations futures, n'a pas été totalement utilisée à bon escient, puisqu'en partie détournée et/ou gaspillée sans empreinte mesurable sur le développement durable du pays. L'Algérie, c'est tout cela ! Au fil du temps, le pays s'est enfoncé dans un farniente trompeur, tant que le prix du baril couvrait notre gabegie et notre impéritie.

Que faire et par où commencer ?

Mais maintenant, qu'adviendra-t-il de nous les « déboussolés » de tous bords, nous qui sommes, tout à la fois, victimes expiatoires et bénéficiaires du système prédateur et rentier imposé depuis des lustres ? Nous n'avons plus le droit de continuer à diaboliser les autres et à les rendre responsables de ce qui nous arrive, même s'il est vrai que le devoir d'inventaire reste toujours d'actualité avec l'ancienne puissance colonisatrice. Mais nous ne pouvons pas l'incriminer et la rendre responsable de nos échecs et de nos reculs dans tous les domaines et cela dans la plus pure tradition des thèses ?'complotistes''. Si complot il y a, il faut en chercher l'explication dans notre incapacité à nous doter d'un projet consensuel pour bâtir notre société sur des bases saines, et par nos divisions internes, souvent créées de façon factice.

Les « déboussolés » trichent, resquillent et planent à tout vent ! Ils se comportent partout en prédateurs ! À l'école, au lycée, à l'université, dans les administrations centrales, régionales et locales, dans les assemblées élues, dans les urnes, pour le remplissage des formulaires de déclaration de leurs patrimoines et de leurs revenus? Mais ce n'est là, bien sûr, que chose héritée d'un système qui a fait de cette pratique sa raison d'existence, sa culture et le fondement même de sa philosophie de gouvernance ! Si les « déboussolés » du bas de la pyramide sont devenus sans foi ni loi, au point de paraître comme une menace pour eux-mêmes et pour la cohésion sociale, c'est parce que c'est comme cela qu'ils ont appris à naviguer dans les eaux troubles, servant souvent d'applaudimètre à ceux qui veulent continuer à trôner sans partage? Oui ! Il faut se le dire sans faux-fuyants ! Nous sommes tous partie prenante dans le même bourbier national dans lequel nous pataugeons ! Est-ce à dire que rien n'a été fait, au point de verser davantage dans la sinistrose ambiante ? Il faut reconnaître, en toute objectivité, que bien des choses ont été faites au plan du développement des infrastructures de base, de l'habitat, de la mobilisation des ressources hydriques, du développement humain? Mais pour l'essentiel de ce qu'il ne peut être acheté chez les Chinois et les autres, à savoir : une alternative économique à la rente gazière et pétrolière, notre sécurité alimentaire, la construction d'un État juste et efficient qui ne soit pas phagocyté par les barons de « l'import-import », et par l'informel qui nuit à l'économie productive nationale et à l'émergence d'un authentique État de droit, marqué par sa détermination à faire aboutir toutes les réformes nécessaires, tout reste à faire. C'est pourquoi, le système obsolète qui n'a pas été en mesure de dégager un consensus social pour instaurer une véritable « rage nationale de réussite » telle qu'elle a existé durant les deux premières décennies de notre existence en tant que nation souveraine, ne peut continuer à présider à la destinée du pays, dans sa forme actuelle. Car, ce n'est qu'à partir de cet élan salvateur, seul à même de garantir la cohésion et l'unité nationales si nécessaires à l'existence d'un État-nation, qu'il est permis d'espérer? C'est de cette façon que des pays comme la Corée du Sud, la Malaisie, l'Indonésie ou la Turquie -pour ne citer que ceux là-, ont pu devenir des pays émergents qui comptent dans le concert des nations.

Face au mur, nous n'avons pour toute alternative que de réapprendre à vivre ensemble comme savaient si bien le faire nos parents dans leurs cités et médinas conviviales dans la justice et le respect de la loi et ce, si nous voulons éviter de périr, dans une sorte de « hara-kiri » collectif. Après tout, trois décennies d'errements, ce n'est rien dans la vie d'une nation ! On peut même mettre cela sur le compte de l'apprentissage ! Mais l'essentiel dans ce cas, c'est d'admettre que nous nous sommes trompés et que nous sommes déterminés à corriger la trajectoire de notre développement, pour aller de l'avant, en prospectant de nouveaux horizons de prospérité à partager équitablement, en tout lieu de notre vaste territoire ! Voilà un défi pour ceux qui savent croire en la destinée d'un pays et à la densité d'un Grand Peuple?

Y a-t-il de la place pour l'espoir ?

Une jeunesse oisive, sans projet d'avenir en grande partie coincée entre le rêve d'un « Eldorado » incarné par une « harga » à hauts risques et à tout prix vers l'Europe, l'envie de ressembler aux Occidentaux supposés être tous riches, et la dure réalité quotidienne du combat pour la survie. L'exemple de la corruption venant du haut de la pyramide et descendant en cascades, le fatalisme d'une situation irréversible imprègnent les vies des « déboussolés », d'illusions en désillusions. À quoi bon être honnête, réussir dans ses études et travailler pour gagner sa vie, se disent-ils ? L'arnaque, de petite, moyenne ou à grande échelle, est devenue le « sport national » d'une grande partie de la population des « déboussolés ». L'argent, toujours l'argent mais plutôt sale et facile, ne quitte jamais leurs pensées. Toute situation ou opportunité est propice à en gagner et à en amasser, d'une manière ou d'une autre? Des observateurs attentifs aux pulsations de notre société ont parlé, analysé, et suggéré des solutions aux différents problèmes évoqués. Ils n'ont jamais été écoutés. Ils ont essayé de titiller les consciences dormantes, sans autre intérêt que de souligner les incongruités criardes du fonctionnement de notre société sans trop choquer, faisant même bien souvent l'effort de ménager les susceptibilités, mais sans jamais tricher avec les intérêts de leur pays, pour la plupart d'entre eux. Tout a été essayé : l'humour, la poésie, la musique, la spontanéité et la justesse du langage du « chi'r el melhoune », la sincérité, le franc-parler, mais rien n'y fait ! Oui, encore une fois : « Limen takra zabourek ya Daoud » ! À croire que les oreilles de ceux censés écouter les complaintes de leurs administrés sont restées sourdes à jamais ! Les vents des tsunamis à venir seront-ils cette fois favorables aux « déboussolés » ou à contrario, les engloutiront-ils par leurs lames de fond ? Malgré tout, il faut croire qu'il y a toujours de la place pour l'espoir, quand la volonté des femmes et des hommes intègres est au rendez-vous. Il faut se rappeler le sursaut de ces peuples d'Europe qui ont su trouver en eux-mêmes, l'élan salvateur qui leur a permis de se reconstruire, alors que ruinés par une terrible guerre mondiale dévastatrice. L'Allemagne, cet « aigle renaissant de ses cendres » est devenu en peu de temps, un étalon de mesure du travail bien accompli, un pays exemplaire de création de richesses et une « locomotive » à toute l'Europe unie, qu'elle tire vers l'horizon d'une prospérité partagée. Alors oui ! Tout reste possible, et même pour nous, parce qu'il faut croire aux atouts de notre pays et au talent de notre ressource humaine d'ici et d'ailleurs, pour peu qu'elle soit réellement impliquée. Nous n'avons pas le droit de tricher avec l'avenir de nos enfants ! Avec ces milliers de jeunes « harraga » qui bravent quotidiennement le risque de mourir en haute mer, et ceux qui continueront à tenter l'aventure en « desperados », jusqu'à l'avènement du changement tant attendu ! Oui ! L'espoir est dans cette Algérie solidaire, si clémente et si généreuse, qui se doit d'être reconfigurée autour des fondamentaux de la compétence, de la créativité, de la productivité et de l'excellence. Cette Algérie utile doit se défaire au plus vite des « bourdons » qui empêchent ses « abeilles » de butiner pour faire du miel pour toute la communauté. Elle ne doit être mue, cette fois-ci, que par la recherche de ses propres intérêts. Alors, rien n'est perdu ! Il faut juste croire en nos capacités intrinsèques, pour faire en sorte que par la mutualisation de nos efforts, nous puissions sortir de notre condition déplorable de société « déboussolée » en ramenant de la quiétude dans les cœurs meurtris de nos concitoyennes et de nos concitoyens?

*Professeur