|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
LES ALGERIENS ET L'AVEU DE VERITE
Après quatre-vingt ans d'attente, de 1863, date à laquelle Napoléon III promulgua son sénatus-consulte, à 1945, date à laquelle la France fêta dans l'allégresse sa liberté, aucune promesse n'a été tenue, et aucune loi n'a été appliquée pour l'intérêt des Algériens. Pourtant, l'épreuve de l'occupation que l'histoire imposa à la France, semble être sciemment dictée par le destin pour qu'elle sache, en toute conscience, que sans liberté il n'y a pas de dignité, et que la nation qui a connu les affres de l'occupation est en mesure de comprendre le réel prix de la liberté. C'est dans cet esprit que les Algériens se sont rassemblés au mois de mai 1945. Les évènements qu'on a communément appelés émeutes, aussi bien par leur ampleur que par leur violence, il faut les mettre entre parenthèses. Car, entre manifestation pacifique et soulèvement intempestif, il y a un monde. Le passé insurrectionnel du peuple algérien, sa maturité politique et son expérience dans la lutte pour ses droits, exclut toute forme de soulèvement subit. L'insurrection de 1871 est la répression féroce qui s'en est suivie est fort présente dans les esprits. Le peuple algérien meurtri, a appris à tirer les leçons du passé, non à répéter les mêmes erreurs. Toute forme de violence était donc exclue. C'est pourquoi tous les éléments qui ont présidés à la formation des évènements de mai 1945 portent les marques d'une manifestation exclusivement pacifique. C'est un incident fortuit qui a provoqué les troubles et détourné la manifestation de son objectif réel qui était celui de manifester dans le calme et le respect. En effet, l'intention des Algériens était de s'adresser à la France qui venait de se libérer des affres de l'occupation pour lui exposer un ensemble de vérités historiques et lui dire : 1) Si la nation française a souffert pendant cinq ans de l'occupation allemande, nous, les Algériens, souffrons depuis 115 ans. 2) Si vous avez subi pendant cinq années des souffrances comme la déportation, les tortures, les assassinats collectifs. Nous on subit depuis 115 ans les pires injustices, comme la destruction massive des populations, le refoulement dans les zones arides où ni les troupeaux ni les humains ne survivent, les persécutions, les amendes collectives, la déportation dans des contrées lointaines. Pire encore, on a connu les affres de la famine, des épidémies, de l'arbitraire le plus hideux qui consiste à tirer sur l'arabe comme on tire sur un renard. Bref, une oppression insupportable qui dure encore aujourd'hui. 3) Si vous avez combattu un ennemi implacable pendant cinq longues années, c'est tout comme nous les Algériens qui vous avons combattu pendant plus de quarante ans de 1830 à 1871, jusqu'à épuisement de nos forces et nos ressources. Au terme de cette lutte, on a reconnu votre autorité. Car, un prince président a institué des lois.(1) Ces lois nous déclaraient citoyens français, elles nous protégeaient contre les injustices des domaines et des forestiers, elles rétablissaient notre justice et nos tribunaux musulmans, elles développaient l'instruction pour nous et nos enfants, elles nous ouvraient droit à tous les emplois civils et militaires. Mais à ce jour, et après quatre-vingts ans, ces lois ne sont pas encore appliquées. On est toujours traités comme des esclaves, on est même sujet aux brutalités les plus infamantes. Alors, aujourd'hui, en ce jour glorieux de mai 1945, on est venus pour demander à vous, qui venez de jouir de la liberté, de nous accorder la notre. Car vous, la nation des droits de l'homme et du citoyen, vous savez autant que nous, le prix de la liberté. D'abord, pour avoir combattu à vos côtés pendant la Grande Guerre et sacrifié les meilleurs de nos enfants. Ensuite pour nous avoir promis pendant ce conflit le rétablissement de nos droits. 4) Des hommes politiques français, conscients de notre devoir et de notre loyalisme, ont proposé des lois en notre faveur, mais la France complaisante n'a pas veillé à leur application. En 1919, la loi Jonnart nous a octroyé des droits et promis des changements, mais la France n'a pas rempli son devoir envers nous. Plus tard, un projet appelé Blum-Violette vit le jour, il suscita chez nous beaucoup d'espoir et d'attente, mais la France encore une fois a manqué à son devoir et ferma délibérément les yeux. Alors, aujourd'hui, on est en droit de vous demander pourquoi n'avoir pas rempli votre devoir envers nous ? Pourquoi tant de projets et de promesses non tenus ? On veut que vous nous disiez la vérité. Allez-vous nous accorder nos droits comme citoyens à part entière, ou nous maintenir sous le même statut ? LES FRANÇAIS, UN DEVOILEMENT DE CRUAUTE C'est à cet aveu accablant de vérités, qui a malheureusement tourné à l'émeute, que la France devait répondre, non pas par les armes évidemment, mais par la sagesse et le savoir-faire. En tant que nation se prévalant de valeurs et de droit, elle aurait pu au moins songer -avant de déployer son armada meurtrière- que ce soulèvement est imputable à la lassitude. Que les Algériens, laminés par l'attente et le désespoir, ont succombé à la colère. Ou à tout le moins, le considérer comme un soulèvement accidentel qui aurait pu ne pas se produire si la France avait été plus juste. Le moins que l'on puisse dire est que le comportement de la France a été exécrable. A tous points de vue, et même si l'on considérait les évènements comme étant inévitables, la France aurait pu au moins se comporter en arbitre impartial, et non s'impliquer carrément dans le massacre. Car comment la France qui venait de se libérer de la tuerie nazie pouvait-elle commettre une tuerie ? Et qui plus est, dans une journée consacrée à la liberté. Elle aurait pu se passer de ce massacre et épargner des vies, ne serait-ce que par esprit d'humanité. L'ingratitude de la France est-elle aussi ignoble au point de massacrer ceux qui se sont battus à ses côtés ? Et qui avaient eux aussi droit à la fête ? La France est-elle aussi cruelle au point de récompenser ceux qui se sont sacrifiés pour elle dans les champs de bataille européens, par trois fois plus de morts à Sétif et à Guelma ? Si la colère des Algériens a éclaté sous l'emprise de la provocation, et n'a duré en tout et pour tout qu'une dizaine de jours, le massacre, lui, a duré plus de trente jours où : « 10000 hommes, légionnaires, tabors marocains et tirailleurs sénégalais, équipés d'automitrailleuses blindées, de chars, et couverts par l'aviation. »(2) ont commis l'irréparable. C'est plus qu'un rétablissement de l'ordre, c'est un règlement de compte qui couvait depuis longtemps et qui a trouvé en ce jour l'occasion propice pour s'exprimer de la manière la plus cruelle. « Autour de Sétif et Guelma des milices d'Européens citadins et de colons, armés parfois par la police, se constituent. Enragés par le spectacle où le récit des crimes et mutilations perpétrés par les insurgés musulmans, ils lynchent et exécutent sans discernement d'âge et de responsabilité les « arabes » soumis à une véritable chasse, les moyens et la brutalité de la répression, officiellement interrompue le 30 mai, mais poursuivie ça et là, visent à étouffer toute idée de révolte chez les musulmans. Contraints à d'humiliantes cérémonies de reddition, d'exécution et de pardon collectif »(3) On se demande alors pourquoi cet acharnement et cette haine inextinguible à tuer les arabes comme au premier jour de l'occupation ? Nombreux certes sont les historiens qui estiment que cet acharnement visait à étouffer de manière définitive l'esprit de révolte. Pour ma part, j'estime cependant que la révolte d'un peuple ne peut être étouffée et ne le sera jamais. La dignité du peuple algérien est comme le Phœnix qui renaît de ses cendres. Car quelle que soit l'ampleur de la violence, elle aura toujours pour conséquence une violence plus exacerbée. Autant alors s'élever au-dessus de ces procédés expéditifs et considérer la sagesse humaine comme procédé salutaire plus efficace. Mais pour revenir au massacre lui-même, je dirai que c'est une particularité assez française qui se pratique uniquement envers les Algériens. La France ne récompense pas les Algériens, quelle que soit la grandeur des services accomplis, mais s'active à les punir sévèrement à la moindre petite bévue. C'est un peu comme le débiteur qui, embarrassé par son créancier qui l'accable de récriminations, cherche à se débarrasser de lui. Car la France avait une dette envers les Algériens. Non pas la dette des blés vendus mais jamais payés. Mais une dette morale, plus noble, celle de la parole donnée, mais jamais exécutée. De grands hommes ont engagés leur parole par écrit, De Bourmont, Louis-Philippe, Napoléon III, mais à aucun moment la parole française n'a été respectée et exécutée. LES ALGERIENS ENTRE LE COUP D'EVENTAIL ET LE COUP DE FEU MORTEL Mais en dépit de ce manquement à la parole, les Algériens, défaits et épuisés, ont scellé un contrat de soumission en 1871. Confiants dans les principes d'égalité et de fraternité. Ils avaient la certitude qu'après avoir déposé les armes, la France ne faillira pas à ses principes et qu'elle leur accordera sa bienveillance en leur apprenant les vertus républicaines. Mais avec le temps qui passait et les souffrances qui s'accumulaient la confiance s'est érodée et les promesses tant attendues ne furent jamais tenues et encore moins pris en compte. C'est pourquoi la déception, longuement dans les cœurs, s'est exprimée en manifestation ordonnée et de manière réglementaire en ce jour de mai 1945. En trempant la main dans le crime, la France a trahi la confiance placée en elle. Une confiance qui a duré quatre-vingts ans. Un crime de cette ampleur, perpétré de main froide n'est pas fortuit. Il renseigne sur l'extrême animosité des Français pour les arabes qui les accablaient de récriminations. Leur réponse était claire, vous n'aurez rien, vous n'obtiendrez aucun droit, vous resterez tels que vous êtes, sujets français soumis dans une Algérie française. Mai 1945 est un des derniers crimes que la France ait commis en Algérie. Il est peut-être l'épilogue d'une série de crimes affreux, gratuits jamais punis. Il renseigne aussi sur l'ampleur de la haine qu'un peuple arrogant et oppresseur voue à un peuple épuisé et soumis. C'est pourquoi l'histoire universelle interpelle la conscience historique française à être plus conséquente avec elle-même, c'est-à-dire qu'elle se dise prête à épurer sa conscience en opérant d'abord une refonte dans les évènements qui ont terni son histoire. Ensuite procéder au jugement post-mortem de ses grands criminels qui ont entachés de sang innocent sa mission civilisatrice. C'est ainsi que la France pourra réhabiliter son honneur et sa mémoire et être la vraie patrie des droits de l'homme. Il est vrai que les premiers coups de feu qui ont retenti en ce 8 mai 1945 ont été tirés par des colons français sur des arabes désabusés. Des coups de feu qui ont eu, certes, un effet sur la population, mais un effet qui hypothéqua sourdement l'avenir de la colonie. Le général Duval qui réprima sévèrement la manifestation a fait sans le savoir une prédiction lorsqu'il écrivit à ses supérieurs à Paris. « Je vous ai donné la paix pour dix ans. Mais il ne faut pas se leurrer. Tout doit changer en Algérie ». Le général avait raison, tout doit changer en Algérie, mais de manière tout autre. Car le changement a commencé le jour même où les colons, dans un élan d'hostilité collective, ont froidement tiré sur les arabes. Leurs tirs fatidiques ont donné les ferments de la révolution qui éclata dix ans plus tard. Ironie du sort, une révolution provoquée non pas par les arabes, mais par les mains de ceux-là mêmes qui leur refusaient leurs droits et criaient à haute voix, Algérie française. Dans sa forme extérieure l'histoire se répète parfois de manière surprenante. Si le coup d'éventail a été derrière l'occupation de l'Algérie par la France, on peut dire aussi que le coup de feu mortel a été derrière l'évacuation de l'Algérie par la France. « La paix pour dix ans » est une phrase que le général Duval n'a pas prévue, et encore moins pressentie, il a seulement dit sans savoir vraiment ce que le destin voulait. « Que l'Algérie française ne lui restait que dix années à vivre » * Département de philosophie, Université Oran 2 Notes : 1)- Napoléon III empereur de 1848 à 1870 et le sénatus-consulte du 22 avril 1863 où il déclare les tribus d'Algérie propriétaires des territoires dont elles ont la jouissance, le 14 juillet de la même année les indigènes musulmans sont déclarés français et appelés à servir dans les armées et dans les fonctions civiles en Algérie, la loi leur donne aussi la possibilité d'opter pour la nationalité française et jouir ainsi de tous les droits du citoyen français. 1)- Auteurs collectifs, Compilation d'articles de presses de l'époque intitulé France et Algérie, journal d'une passion. Ed. Larousse 2002 P. 191 1)- Idem. p. 191 |
|