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Kamel Daoud et
Assia Djebar - deux écrivains dans leur voyage difficile entre l'oralité et
l'écriture jusqu'aux limites du dicible.
TLEMCEN. Quand un étranger traverse les frontières de l'Algérie la première fois, il se retrouve immédiatement dans une jungle des langues et signes qui sont difficiles à déchiffrer. Sur les plaques de rues, les enlevures calligraphiques, les graffitis, la publicité, on trouve l'arabe officiel avec sa propre écriture. En plus, il y a les lettres en kabyle, et quelquefois apparaissent même des mots en anglais, quelques traits de l'espagnol, et surtout le français : dans l'administration, le secteur de la culture et la formation universitaire... Et ce n'est que le début ! Qui s'intéresse à l'histoire culturelle algérienne apprend vite qu'une grande part de la tradition a été transmise oralement. Au visiteur, il lui convient donc d'écouter - et pas seulement prendre des photos- pour mieux comprendre. La voix de la rue, le langage, n'a pas beaucoup à voir avec les langues évoquées : c'est un cocktail du français, de l'arabe, de l'espagnol et des mots complètement différents. Plutôt que le dialecte, on peut l'appeler « l'algérien ». Le seul fait qui l'empêche d'être acceptée comme langue officielle, c'est qu'il manque d'une écriture, d'un alphabet. Bien qu'il soit possible de l'écrire avec l'alphabet latin - quelques essais ont été faits du dramaturge oranais Abdelkader Alloula, mort en 1994. Et une nouvelle vague d'algérien écrit en lettres latines déferle les chatroom et forum où la jeunesse algérienne se rencontre - cette langue reste fortement connectée avec la parole et la voix. Elle ne laisse pas de traces. Ainsi, elle tend un fil invisible entre l'espace privé et familial et la sphère publique de la rue et des cafés en excluant les institutions et l'espace public créé par les médias. Avec cette division -qui étonnamment se ne déroule pas entre le français et l'arabe mais entre la langue officielle écrite et le langage parlée-, deux systèmes de règles différentes sur lesquels on ne s'attarde pas. « L'Algérie ayant deux discours, l'un officiel et l'autre en blabla venimeux, sur soi et les siens », écrit le journaliste et écrivain Kamel Daoud dans sa chronique intitulée « Raïna Raïkoum» (arabe pour « votre opinion, notre opinion ») le 25. Janvier 2015- en français, bien sûr ! « La langue arabe est piégée par le sacré, par les idéologies dominantes. On a fétichisé, politisé, idéologisé cette langue. », explique-t-il le choix de la langue française- et suit ainsi la ligne des intellectuels en Algérie qui écrivent dans l'ex-langue du colonisateur, comme Assia Djebar, Mohammed Dib, Yasmina Khadra, Maissa Bai et plusieurs autres. La dernière ajoute dans une interview qu'en faisant toutes ses études primaires, secondaires et universitaires en français, c'est cette langue qui est devenue le moyen approprié de son expression littéraire. Mais comment traduire une culture basée sur l'oral sans la trahir ? Comment inclure toutes ces voix différentes qui bruissent dans l'air? Il y a deux concepts différents pour trouver une réponse à cette question apparaissant dans le monde littéraire de l'Algérie indépendante et qui au premier regard n'ont pas trop de choses en commun: Le premier projet pour « laisser parler la voix de la subalternité » avait commencé déjà pendant la Guerre de libération par l'écrivaine algéroise Assia Djebar. En cherchant une nouvelle langue dans le français, en expérimentant avec structure de la phrase et rythme, elle élabore un style souvent vu comme «hermétique». Ainsi, elle évite un seul remplacement d'une voix par l'écriture et garde toujours un aspect indéchiffrable de ses figures- presque exclusivement femmes. Que peut apprendre le lecteur en lisant cette écriture? L'impossibilité de finalement comprendre l'autre, mais aussi la nécessité de s'écouter sans préjugés. D'une toute autre façon Kamel Daoud s'engage dans le débat : La chronique «Raïna Raïkoum», publiée dans Le Quotidien Oran, fait penser plus à une voix qu'à une écriture. Non seulement elle est lancée quotidiennement -on la lit, on en discute et après on la jette comme on oublie les mots exacts d'une conversation-, mais elle est aussi écrite dans un style courant jusqu'à familier. Son but ? Il l'annonce plusieurs fois : Rompre avec la tradition du mutisme. Ne plus se taire. Ne plus mâcher ses mots. Il critique avec une crudité rare la politique, la société, il ose même prononcer ses craintes en rapport avec la religion - un cri public qui ne lui fait pas seulement des amis. En décembre 2014 Abdelfattah Hamadache Zeraoui, imam salafiste extrême, le condamne en public( !) à mort. «Traversant la fine et bétonnée frontière, la ligne Morrice qui sépare le pays du discours du pays de la conviction. Il va être inculpé. », rassure Daoud parlant du faux-pas du Saidani dans le stade national. Malheureusement, cette phrase semble de ne pas avoir valeur dans le cas de Zeraoui. Apparemment, il y a des choses qu'on peut dire et il y a des choses qu'on ne peut pas dire en public. On peut condamner une personne à mort, mais on ne peut pas dire la phrase : «Quand la France nous a donné l'indépendance» ou critiquer les héros nationaux (comme l'a fait Saïd Sadi cette année). Que reste-t-il à dire ? C'est compliqué, vraiment compliqué de le comprendre. Bien sûr que tous les deux projets d'écriture ne peuvent pas être considérés comme la solution finale pour les actuels problèmes de communication en Algérie. Comment communiquer avec et dans la jeune génération actuelle élevée entre l'internet et les traditions, l'arabe classique au lycée, le français à l'université et l'algérien à la maison ? Comment parler pour, sur, ou mieux : près de la population algérienne qui souvent ne comprend pas le français ? Mais quand même, Assia Djebar et Kamel Daoud font des pas importants de la communication écrite dans un pays qu'on peut nommer pas seulement le polygone étoilé, mais aussi l'étoilé polyglotte. |
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