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Scènes
de ville hier. Dans la gare routière ouest : une femme en jilbab, couverte de
la tête à six mètres sous son sol, poursuit avec une canne deux Subsahariens.
Cris, insultes et coups sur le dos des malheureux. Ils avaient piétiné sur son
territoire de mendiante. Elle défend sa pépinière, dans la tradition nationale
du bien vacant. Autour, les gens rient. Certains s'esclaffent grossièrement.
Les deux Subsahariens ne disent rien, reçoivent les coups avec une inconcevable
passivité. Les coups deviennent plus violents et, soudain, ils se lèvent et
s'éloignent, silencieux. Le ciel est gris et partout la boue et les flaques.
Depuis peu, elles sont des familles entières installées sous les feux rouges,
aux croisements des routes. La concurrence est rude et chacun a son argument :
les Subsahariennes, filles ou femmes, sont au voile. Cela passe mieux dans ce
pays que l'on sait plus sensible aux musulmans qu'à l'humanité. Les autres ?
Les Syriens. Carte d'identité à la main, accent et voix douce. C'est la guerre
d'El Assad. Bien vue par le régime, mal vue par le peuple. Et les réfugiés
syriens le savent. Les derniers de la catégorie sont les nôtres. «Ils nous ont
mangé le pain !», a crié une mendiante, dans son portable (oui), à sa
correspondante en désignant du menton les Subsahariens installés un peu plus
loin. Les nôtres ont peu d'argument de «vente». Etre mendiant algérien est
difficile : la guerre est finie et les vieilles figures de la veuve jetée dans
la rue ou l'enfant abandonné ne sont plus de mode.
Puis reviennent en mémoire les cris de la mendiante de la gare : «Animaux !». Puis se tournant vers les spectateurs : «Ce sont des animaux, ils apportent la maladie». Résumé de ce que pensent beaucoup. Les peaux noires, feux rouges sont mal vus. Ils tirent vers la surface les sentiments racistes primaires de beaucoup d'Algériens. Le chroniqueur se met à songer qu'un jour, cela va virer à des purges et des brigades KKK. Les pouvoirs publics n'arrivent pas à trouver parade ou imaginer un mode de gestion autre que le refoulement par camions, de nuit, vers l'extrême sud. Il n'y a pas de campagne de communication pour expliquer et préparer les esprits et rappeler l'humanité. Il n'y a que le racisme primaire et les réflexes religieux dont la mauvaise foi est pernicieuse : «J'aide le noir pour plaire à Dieu, pas parce que le noir est humain comme moi». Scène fascinante rapportée par un internaute : un salafiste qui fait demi-tour après avoir dépassé un groupe de femmes subsahariennes mendiantes. Le bonhomme revient sur ses pas, couvre la cuisse un peu dénudée de la mendiante en tirant sur sa robe puis continue son chemin. Insondable résumé de la vision qu'on a de l'humain au nom du divin : négation, souci du corps pas du cri, déshumanisation et cécité. Cela rappelle au chroniqueur la profonde fable camusienne du Saint qui avait rendez-vous avec Dieu et qui, sur son chemin, croise un vieux paysan qui avait cassé sa charrette. Dilemme ancien : aider l'homme en ratant le rendez-vous avec le ciel ou y aller et nier l'homme en soi et en l'autre ? Le salafiste, lui, n'aidera peut-être même pas le paysan. Il se contentera d'en voiler l'épouse ou la jambe de l'épouse, avant de continuer sa route vers la Médine de sa nostalgie. Peut-on enjamber l'homme au nom de Dieu ? On le fait très souvent. Autant qu'enjamber l'homme au nom de l'humanité. Retour au sujet : la peau noire du feu rouge. Que faire ? Pour le moment, personne ne fait rien. Cela reste à l'usage de la foi, de l'individu ou de la récupération religieuse ou des courants caritatifs islamistes. Les pouvoirs publics et leurs administrateurs, à la culture humaniste souvent limitée ou capables des pires dénis, n'ont pas encore d'idées. Ou suffisamment de camions. Les Subsahariens ont une deuxième couleur chez nous : noirs et invisibles. |
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