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Les monarchies du Golfe : qui joue avec le feu se brûle les ailes

par Reghis Rabah *

La schizophrénie du pouvoir et le refus de prendre conscience des réalités du printemps arabes ont poussé certains pays du Golfe à commencer à se « bouffer » entre eux. Ainsi cinq monarchies de la péninsule arabique ont décidé de rappeler leurs ambassadeurs au Qatar pour sanctionner son soutien aux Frères musulmans et aux révolutions arabes.

Après avoir financé directement ou indirectement la plus part des mouvements islamistes dans pratiquement tous les pays arabes voire même d'autres africains, le croisement des intérêts et l'offensif qatarie semble affecter sérieusement la réaffirmation du leadership de l'Arabie Saoudite dans la région. Dans un entretien accordé à France 24, Nouri El Maliki a pointé du doigt Riyad et Doha, de financer le terrorisme international en général et de faire tout pour empêcher l'Irak d'atteindre ses objectifs économiques en étant derrière cette guerre de religion. L'Arabie Saoudite en particulier reproche à l'Irak d'avoir des relations très étroites avec l'Iran pour lui permettre de contourner ses difficultés avec la communauté internationale. En effet, Avec cette légère ouverture économique du monde occidental envers les Iranien, ils se sont rapprochés des Irakiens pour une alliance afin qu'à long terme ils prendraient le contrôle de l'OPEP et donc écarterait le veto Saoudien sur les prix. Il faut dire que L'Irak a encore de nombreux défis à relever pour devenir le géant pétrolier qu'il ambitionne d'être d'ici quelques années. Le potentiel pétrolier de l'Irak est très important : au coude à coude avec l'Iran pour la position de deuxième producteur de brut de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), le pays possède 9% des réserves mondiales d'or noir, selon la BP Statistical Review of World Energy. L'Irak est au pétrole conventionnel ce que les États-Unis sont au pétrole non conventionnel. Les exportations irakiennes de brut ont en effet bondi entre 2010 et 2012, passant de 1,88 million de barils par jour (mbj) à 2,4 mbj fin 2012, selon Thamir Ghadhban, ancien ministre irakien du Pétrole et aujourd'hui proche conseiller du Premier ministre Nouri al-Maliki. Et l'Irak ne compte pas s'arrêter en si bon chemin : le pays ambitionne de porter sa production à 4,5 mbj fin 2014 et à 9 mbj en 2020, contre 3,4 mbj actuellement, d'après la Stratégie énergétique nationale intégrée (INES) présentée par le gouvernement fédéral irakien. Cet objectif est jugé trop ambitieux par certains observateurs, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) envisageant par exemple une production irakienne de 6 mbj en 2020.Mais le gouvernement de Nouri El Maliki est décidé de surmonter tous les obstacles. Le pays doit notamment améliorer ses infrastructures, à la fois pour apporter de l'eau sur les sites pétroliers et pour exporter le pétrole. Ces infrastructures sont l'une des clefs pour augmenter les exportations. De nouveaux oléoducs vont être construits, L'objectif est de porter la capacité d'exportation de pétrole au sud du pays : d'où sort la grande majorité du brut irakien : 3,8 mbj actuellement à 6,8 mbj en 2017. La bureaucratie crée beaucoup de frustrations chez les compagnies internationales qui se plaignaient des délais requis pour obtenir des visas ou réaliser les importations de matériaux nécessaires. Quant à la sécurité, elle reste une source d'inquiétude pour les entreprises même si le nombre d'incidents reste faible, comparé au pic de 2006-2007 où de nombreux oléoducs ont été attaqués. En ce qui concerne l'épineuse question des relations entre le gouvernement fédéral irakien et le gouvernement régional du Kurdistan, les autorités de la région autonome Kurdistan ont récemment signé plusieurs accords de prospection pétrolière avec des compagnies étrangères, contre l'avis du gouvernement central de Bagdad, qui les juge illégaux. Les diplomates et les spécialistes estiment que les problèmes entre Bagdad et la région autonome kurde, dotée d'une grande partie des réserves de brut du pays, sont l'une des plus lourdes menaces pesant sur la stabilité à long terme du pays. Dans tous les cas de figures et en cas de la coopération entre l'Iran et l'Irak et la réalisation des objectifs prévus pour l'augmentation de la capacité de production du pétrole, l'on arrivera, à court terme à un chiffre susceptible de remettre en cause la suprématie de l'Arabie Saoudite sur les marchés mondiaux du pétrole, d'autant que ces deux pays disposent des réserves qui sont, au total, supérieures à celles de l'Arabie Saoudite. Ceci n'a pas plu à la monarchie Saoudienne qui tente en ces moments d'encourager des groupuscules pour déstabiliser ce pays à peine sorti d'une guerre civile. En plus, ils ont profité du désarroi économique de l'Egypte pour les obliger moyennant une aide financière de rentrer en conflit ouvert avec une frange importante de sa société formée des frères musulmans pour justement les mettre dans une situation inextricable. Ils ne sont pas non plus en bons termes avec les Etats-Unis depuis la divulgation d'un document trouvé dans la villa après l'élimination de Ben Laden et situe clairement la validation des opérations du 11 septembre par des oulémas et imams Saoudiens. Ces personnalités ne peuvent valider de tels actes sans l'aval de la monarchie. La décision mardi dernier, d'un tribunal du Caire de geler les avoirs du mouvement palestinien Hamas et de l'interdire sur le sol égyptien car elle le soupçonne de s'allier avec les Frères musulmans égyptiens pour commettre des attentats devait précipiter la crise des ambassadeurs.

QUE REPROCHE T-ON EXACTEMENT AU QATAR ?

Le Qatar est à son tour pris à partie par les capitales des monarchies du Golf, pour avoir lui aussi soutenu les Frères musulmans et le président égyptien déchu Mohamed Morsi. Ce n'est pas seulement l'Arabie saoudite qui rappelle son ambassadeur, mais certains pays du conseil de coopération du Golf (CCG) qui comprend aussi Bahreïn et les Émirats arabes unis. Il faut souligner toutefois que la tension entre le Qatar et les autres monarchies du Golf est latente depuis une quinzaine d'années. Dans les années 2000, les relations ont été rompues entre l'Arabie saoudite et le Qatar à cause de la chaîne qatarienne d'informations en continu, al Jazeera, qui n'hésitait pas à critiquer les pays voisins. Ces deux dernières années, il y a eu l'émergence de deux tendances au Moyen Orient et qui ne cachent plus leur jeux : celle des régimes conservateurs, qui réprouvent les révolutions arabes parce que, selon eux, elles sont une menace pour la stabilité de la région et de leur régime. Ils sont emmenés par l'Arabie saoudite et les petites monarchies du Golf. Et ceux qui soutiennent les printemps arabes en Syrie, en Égypte, ou en Libye, emmenés par le Qatar, la Turquie et le Hamas palestinien. C'est une crise sérieuse mais la diplomatie du Qatar a survécu à d'autres plus graves. Cela ne changera pas sa détermination à se faire une place sur la scène internationale. En 15-20 ans, ce pays a mené une diplomatie trépidante, voire arrogante, pour contrer l'Arabie saoudite. Celle-ci, après s'être endormie, se réveille aujourd'hui et veut reprendre le leadership sur les dossiers égyptien et syrien. Aujourd'hui Riyad a besoin des autres capitales du Golf pour contrer l'Iran chiite, perçu comme une menace pour les monarchies sunnites de la région. D'autant plus que les États-Unis ont décidé de renouer leurs liens avec Téhéran en relançant des négociations sur le dossier nucléaire. L'Arabie saoudite considère cela comme une sérieuse menace et certainement privée des conseillers américains, elle s'est prise de panique.

LA PREMIERE CONSEQUENCE DE CETTE CRISE

De toute évidence, le Conseil de Coopération du Golf (CCG) crée en 1981 qui a encaissé les premiers coups puisque la Bourse du Qatar a subi le contrecoup de cette décision, clôturant sur une baisse de 2%. Cette crise, qui couvait depuis plusieurs mois, s'était déjà manifestée en février par le rappel par les Émirats de leur ambassadeur à Doha, pour protester contre des propos de l'influent prédicateur islamiste Youssef al-Qaradaoui, accusant Abou Dhabi d'hostilité envers les Frères musulmans. La justice des Émirats vient de condamner un Qatari à sept ans de prison. Il était poursuivi pour collecte de fonds au profit d'islamistes dans ce pays, accusés de vouloir renverser le régime. Le CCG comprend deux autres pays : le Koweït, qui assure actuellement la présidence du groupe régional et s'apprête à accueillir fin mars un sommet arabe, et le Sultanat d'Oman, connu pour sa politique de réserve.

DES DIFFICULTES ECONOMIQUES CERTAINES

Il faut dire que des difficultés économiques des certains membres du CCG n'ont pas manqué d'accélérer cette crise interne auquel le Qatar n'en est pas pour autant surpris. La question énergétique par exemple est particulièrement emblématique, car la région est un carrefour planétaire en la matière. Cette situation ne l'empêche pourtant pas de faire face à des pénuries d'électricité. La consommation domestique a en effet explosé durant la dernière décennie. Entre 2000 et 2013, les demandes de gaz naturel et de pétrole ont augmenté de 29 % et de 41 % au Koweït pour ne prendre que ce pays. Cet emballement est lié à la croissance rapide du pouvoir d'achat et a été permis par les subventions colossales dans ce secteur ? de 1,2 % du produit intérieur brut (PIB) au Qatar à 7 % en Arabie saoudite. Ainsi, les pays du Golfe sont devenus les plus grands consommateurs d'énergie au monde par habitant, sans même être industrialisés. Un Qatari, un Emirati ou un Koweïti consomment en moyenne deux fois plus qu'un Européen tandis que l'Arabie saoudite a les mêmes besoins énergétiques que l'Allemagne, 4e puissance industrielle mondiale et deux fois et demie plus peuplée. Si la tendance se poursuit, le royaume consommera en 2028 l'équivalent de 8,3 millions de barils de pétrole par jour, soit plus qu'il n'en exportait en 2013. Pour répondre à pareille expansion de la demande interne, les pays du Golf seraient contraints de produire 80 %d'énergie en plus d'ici à 2015 par rapport au niveau de 2013, objectif qu'ils sont très loin d'être en phase d'accomplir. La situation de l'emploi est tout aussi préoccupante. Premier indicateur en berne, la productivité des travailleurs natio naux a continuellement décliné depuis 1970, alors même que la richesse n'a fait que croître dans la région grâce aux exportations de pétrole et de gaz. Dans le même temps, le secteur des hydrocarbures n'a créé qu'un nombre marginal d'emplois. Les taux de croissance deux à trois fois supérieurs à la moyenne internationale n'ont pas empêché une augmentation constante du chômage. A l'exception du Qatar, il frappe aujourd'hui entre 10 % et 20 % de la population active de la région. Contraintes d'embaucher en masse dans la fonction publique pour compenser le manque d'opportunités, ces monarchies font aujourd'hui face à un phénomène de saturation bureaucratique. Ces créations de poste pouvaient se justifier dans les années 1980 alors que la région était trois fois moins peuplée. Cette situation est aujourd'hui intenable : l'Etat emploie 90 % des nationaux au Qatar ou au Koweït, plus des trois quarts en Arabie saoudite. Bahreïn s'est même doté d'un appareil technocratique pour traiter les dossiers urgents à la place du gouvernement, véritable mastodonte paralysé par le poids d'une administration surdéveloppée. En outre, activer cette soupape ne suffira plus pour combler le manque de travail car, dans les vingt prochaines années, pas moins de 4 millions d'emplois devront être créés dans la région, selon la Banque mondiale.

A QUI INCOMBE CETTE RESPONSABILITE

La responsabilité en incombera donc aux entreprises privées. Cependant, elles se montrent déjà aujourd'hui incapables de relever ce défi. Elles ne créent que 82 000 nouveaux postes par an, soit moins du quart des besoins actuels. Le secteur marchand est, de plus, très peu attractif pour les nationaux du Golf, car les rémunérations dans le public sont, pour des raisons clientélistes, déconnectées de la réalité économique. A titre d'exemple, aux Emirats arabes unis (EAU), le salaire mensuel moyen dans le privé s'élève à 700 dollars, mais il atteint 5 500 dollars dans l'administration. Il est ainsi devenu rationnel pour les diplômés du Golf de rejoindre les listes d'attente pour entrer dans la fonction publique, quitte à vivre pendant plusieurs années sur le salaire d'un proche, plutôt que d'accepter un poste dans le privé En conséquence, ce sont les travailleurs expatriés, en constante augmentation, qui viennent compenser le manque de candidats autochtones, au point de représenter aujourd'hui plus des deux tiers de la population active du CCG.

LES MESURES PRISES RESTENT INTENTIONNELLES MAIS PEU EFFICACES

Les mesures mises en place par les autorités, à l'image de l'imposition de quotas de nationaux par entreprise, ne permettent pas de répondre aux besoins d'embauche des citoyens. Le tableau s'assombrit encore si l'on tient compte des tendances budgétaires. Dans les six pays du CCG, les dépenses publiques augmentent à un rythme incontrôlé. Cela est dû à la forte croissance de la population bénéficiaire et aux pratiques de ces régimes autoritaires, qui redistribuent une partie de la rente pour acheter la paix sociale. L'Etat saoudien, exemple le plus révélateur, dépense quatre fois plus aujourd'hui qu'à la fin des années 1990.A l'heure actuelle, si le baril de pétrole venait à chuter au-dessous de 40 dollars, les finances publiques seraient déficitaires dans les six pays du CCG. Déjà, Bahreïn et Oman puisent dans leurs réserves pour financer une partie de leurs dépenses Aux EAU, le point d'équilibre budgétaire est garanti, selon l'Institut international de la finance, avec un baril de pétrole à 85 dollars. Il en va de même en Arabie saoudite, où il pourrait grimper jusqu'à 115 dollars d'ici à 2015 si les dépenses publiques continuent d'augmenter au rythme prévisible de 4 % par an. Dans un tel scénario, le royaume aura épuisé ses réserves de capital placées à l'étranger avant la fin de la décennie. Au Qatar et au Koweït, l'équilibre budgétaire est encore raisonnablement garanti par un baril de pétrole à 50 dollars, mais ce niveau a doublé depuis 2003. Les situations varient donc d'un pays à l'autre, mais les trajectoires engagées sont similaires .Ce constat de crise latente des pays du CCG est habituellement minimisé au motif que les régimes ont lancé d'ambitieux programmes de modernisation économique. Or, s'il est vrai que depuis 2008 les monarchies ont fait preuve de réformisme, les politiques mises en place sont toutes de nature à consolider les structures rentières existantes. La production agricole et manufacturière reste atone, représentant, comme en 2000, 11 % du PIB régional. Le Golfe continue d'importer quasiment tous types de biens : des pistaches aux Hummer, en passant par les climatiseurs et les panneaux solaires. De même, à l'exception de Bahreïn, les Etats du CCG sont importateurs nets de services. Si l'immobilier, la construction, le tourisme, la logistique, la finance voire l'industrie pétrochimique ont le vent en poupe, leur dynamisme n'est qu'apparent. Les économies du Golf sont en effet sous perfusion des réinvestissements de la manne financière qui s'élevaient, en 2011, à 2 400 milliards de dollars, soit deux fois le PIB régional. Malgré ces sommes astronomiques, ces activités n'arrivent pas à dynamiser le marché de l'emploi. Dans de telles conditions, il n'est pas interdit de s'interroger sur la pertinence des projets exubérants qui fleurissent dans la région : pistes de ski en plein désert, îlots artificiels recréant la carte du monde à Dubaï, complexe hôtelier sous-marin aux EAU. La stratégie de multiplication des flux de rentes, notamment par les placements des fonds souverains à l'étranger, permettra certainement de fournir un apport financier substantiel à ces pays ; voire, comme le prévoit le Qatar, de générer à l'horizon 2030 des revenus équivalents à ceux des hydrocarbures aujourd'hui. Pour autant, à l'image de l'argent du pétrole actuellement, ces nouvelles ressources ne répondront ni au besoin d'emplois, ni à l'emballement de la dépense publique et de la consommation énergétique. La confiance affichée par les élites du Golf en leur capacité à transformer le système rentier en des économies postindustrialisées peut être mise en doute. Si ces pays ont pu, grâce aux pétrodollars, importer en cinquante ans les standards de vie occidentaux pour une partie de leurs concitoyens, jeter les bases d'une économie productive en moins d'une génération est une mission autrement plus compliquée. Les débats actuels autour du développement économique et politique du Golf sous-estiment donc la profondeur des enjeux domestiques et surévaluent la capacité des régimes à y répondre. Alors que les tendances lourdes engagées dans le Golf font courir le risque d'un effondrement généralisé de leur modèle rentier, l'heure est, dans les médias ou au sein des institutions internationales, à l'engouement pour des réformes pourtant conduites dans une opacité quasi totale. Les mobilisations populaires de 2011 à Bahreïn, Oman et en Arabie saoudite en soulignent déjà les limites. Les programmes de développement mis en place dans cette région ne sont pas viables et ne préparent pas l'ère de l'après - pétrole. L'absence de solution concrète apportée par les élites vieillissantes de ces pétromonarchies pose problème : comment croire que le Golf demeure à l'abri des bouleversements profonds qui secouent le monde arabe depuis déjà plus de trois ans ?

* Consultant et Economiste Pétrolier