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L'usage du mot «
bureaucratie» est souvent galvaudé, imprécis, immédiat, loin de correspondre à
la réalité quotidienne. Force est d'observer que les responsables politiques
ont trouvé leur « bouc-émissaire » à l'origine de nos maux : la bureaucratie
envahirait nos espaces administratifs producteurs de lourdeur dans la
délivrance d'un document donné délivré par des agents peu formés et mal payés
qui ne respecteraient pas suffisamment le « citoyen » algérien.
Si le constat peut paraitre évident, mis en exergue par beaucoup d'entre nous, c'est moins à la bureaucratie qu'il faut l'imputer, dont la signification est toute autre, mais plutôt à un fonctionnement politico-administratif difforme, clientéliste et sans âme qui caractérise nos différentes institutions. Dire que la bureaucratie est étouffante est inexact parce que qu'elle ne s'est pas constituée en Algérie. Les pouvoirs publics font usage de mots (« citoyen, bureaucratie, société civile », etc.) qui sont en rupture avec les pratiques sociales quotidiennes des personnes. Ils deviennent des mots vides de sens, profondément idéologisés, qui s'inscrivent dans une rhétorique qui bafoue la société réelle. L'objectif est moins de questionner le mot bureaucratie et son histoire, mais plutôt d'opérer un étiquetage rapide et intéressé du mode de fonctionnement de l'administration algérienne devenue subitement apolitique et non-concernée par les multiples injonctions, directives et ordres produits depuis l'indépendance par les différents pouvoirs politiques. La configuration présentée, sans être profondément argumentée, est de l'ordre de la dichotomie : « Ce n'est pas moi ». « C'est l'autre ». Plus précisément, le paternalisme politique a la capacité de se déculpabiliser en invoquant avec assurance qu'il est toujours à la quête de notre bien. Tout semble être fait pour que le « pauvre citoyen » ne souffre plus de tracasseries quotidiennes qui viennent d'ailleurs et surtout pas de l'espace politique. Avec ce type d'argumentation fragile, les pouvoirs ne seraient donc pas responsables de nos maux. Au contraire, c'est « l'autre » dénommé « bureaucratie » qui émerge presque de nulle part? sinon des petits pouvoirs d'agents « peu respectueux » des « citoyens ». Et la boucle est bouclée. La solution est toute trouvée. Elle est si simple dont on se demande pourquoi ne pas avoir pensé avant : réduire les dossiers administratifs pour tout document demandé, allonger les horaires de travail dans les institutions localisées dans les grandes villes, permettre au « citoyen » d'acquérir rapidement la carte grise, la carte d'identité ou le passeport, etc. L'utopie idéologique fait rêver. Elle nous transpose dans un système social « transparent », qui agit sincèrement dans l'intérêt de tous, grâce à la clairvoyance du pouvoir conforté dans ce procès en sorcellerie avec la bureaucratie. L'accusé est de façon presque unanime identifié à la bureaucratie. Les représentations sociales récurrentes fusent de partout : « Il y a trop de papiers, trop d'attente, pas de respect du citoyen ». Ou encore : « C'est la faute de la bureaucratie. Nos ministres ne peuvent pas être partout ». Il importe donc de la combattre et tenter de l'éliminer, sinon la réduire grâce à la volonté des pouvoirs publics, toujours au-dessus de la mêlée, se présentant comme des sauveurs sincères qui vont enfin et rapidement, c'est promis, nous faciliter la vie quotidienne ! La bureaucratie : un processus sociopolitique rationnel Le sociologue allemand, Max Weber avait magistralement montré que la bureaucratie émerge et prend corps dans un processus sociopolitique rationnel. La bureaucratie est le contraire d'une administration difforme, médiocre, sous-développée, distante des multiples préoccupations des personnes, sauf pour les privilégiés détenteurs du capital relationnel. On oublie de dire que le fonctionnement de l'appareil administratif résulte de multiples injonctions du pouvoir central qui se confond avec « l'Etat ». Or, cet espace politico-administratif fonctionne moins à la règle qu'aux relations personnelles. A contrario, la bureaucratie s'appuie sur le respect strict de la règle, quelque soit la personne. Elle est impersonnelle. La logique de contrôle est pesante et permanente. Il est donc particulièrement difficile de passer au travers. Le bureaucrate acquiert une légitimité rationnelle, au sens où il obéit de façon aveugle, froide mais non sélective à un langage normatif qu'il maîtrise parfaitement. C'est ce qui lui permet d'autoriser ou d'interdire un service donné. La bureaucratie s'est construite et renforcée sur une longue période dans les pays occidentaux de façon centralisée. Elle a été défendue et mise en œuvre par des pouvoirs autoritaires (Bonaparte, Bismark). Ce type de fonctionnement n'est pas, bien-entendu l'idéal, mais il faut lui reconnaitre une épaisseur sociale et historique. Il a permis de replacer explicitement au centre du processus social et politique, la règle objectivée, légitimée et déployée dans toutes les institutions sociales et économiques. Il importe de chasser un mythe : c'est moins la greffe rapide et brutale de multiples règles qui produit la bureaucratie, que leur enracinement profond dans la société et leur intériorisation progressive par les différents agents reconnus comme des citoyens qui ont la possibilité de recourir à des contre-pouvoirs autonomes pour la concrétisation de leurs droits. Une arène sociale La bureaucratie est le contraire de l'arbitraire, de l'aléatoire et de la flexibilité temporelle (« revenez demain, peut-être que vos papiers seront prêts », etc.). Elle précise au contraire le délai de remise du document, généralement respecté, s'inscrivant dans une forme sociale d'exigence selon une procédure et une démarche, objet d'un contrôle rigoureux de la hiérarchie administrative. Peut-on évoquer la bureaucratie telle que nous avons tenté de la présenter, quand on observe finement le fonctionnement de nos espaces administratifs ? On peut au contraire évoquer la prégnance d'appareils très lourds, fonctionnant à l'opacité. Ils donnent la possibilité aux acteurs, de jouer avec les normes, de les transgresser, de s'inscrire dans l'informel, en se procurant grâce à l'argent ou à la relation personnelle, le document dont ils ont besoin. Les institutions sont fragiles. Elles sont traversées par des logiques de complaisance, de connivences, de complicité, d'alliances tacites, de rapports de force ou d'animosités, qui conduisent à des situations burlesques et normalisées socialement en l'absence de l'Etat ou de ses représentants pour redonner du sens à la rigueur normative applicable à tous dans une logique d'exemplarité. En l'absence de cette exemplarité produite par le haut, il est possible d'observer quotidiennement cet impossible sens attribué à nos différentes activités sociales et professionnelles. Si la bureaucratie, au sens où nous l'entendons, est plutôt une affaire de respect de la règle qui donne sens au fonctionnement de l'institution, la société algérienne ne semble pas être dans ce cas de figure. On est plus, nous semble t-il, dans un jeu social et institutionnel brouillé qui permet aux acteurs de produire leurs propres normes pratiques face au flou organisationnel, à des « légitimités » préfabriquées, à la violence de l'argent, aux multiples cooptations qui effacent l'idéologie de mérite. L'espace politico-administratif peut donc être comparé à une arène sociale où le plus fort (celui qui a les épaules larges ou du capital économique) va acquérir une position dominante dans les différents sphères institutionnelles. Il semble donc difficile évoquer la bureaucratie dans un système sociopolitique qui conjugue l'autoritarisme et l'argent autorisant la « création » d'espace d'opportunités de façon sélective ou populiste. Le fonctionnement de nos institutions est au contraire marqué par une profonde déstabilisation de la règle qui peut à tout moment être pervertie, amendée ou retravaillée dans une logique personnalisée, remettant en question ce qui est au fondement de la bureaucratie, à savoir l'impersonnalité et la possibilité de recours pour toute personne qui se sent lésée dans ses droits. Si nos institutions sont débureaucratisées, au sens, où il est possible de « dribler » toute norme officielle, c'est que l'Etat de droit est à construire en dehors des pressions et des influences qui minent profondément les pratiques des différents pouvoirs. * Sociologue, Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé, Université d'Oran |
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