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Quand il y aura
des citoyens? il y aura un Etat de droit. Cette formule lapidaire résume le
cercle vicieux, dans lequel se trouvent pris les Algériens. Pour le moment, on
peut parler de velléités de citoyenneté. Les diverses organisations qui ont
fondé leur existence sur la réalisation d'une telle ambition, la citoyenneté,
l'ont perdu en cours de route. L'échec de l'ouverture démocratique initiée
après les évènements d'octobre 1988, ont fait perdre à ces groupes et
associations leur justification première.
La conservation est redevenue leur fin naturelle. On peut aujourd'hui se demander, s'ils ne constituent pas les scories d'une dynamique passée qui désormais obstruent plutôt qu'ils ne libèrent les voies d'une conquête de la citoyenneté. Cette question n'est pas nouvelle, elle fut posée par le mouvement citoyen des années 2000. Le désir de citoyenneté se trouve confronté à deux obstacles majeurs, celui de ses cadres d'expression et d'exercice et celui de la propriété. Considérons tout d'abord celui de la propriété en faisant un peu d'histoire universelle. La démocratie, la citoyenneté s'origine dans une division relativement symétrique du pouvoir. Commençons par voir que la guerre est au cœur de celui-ci. En professionnalisant la guerre [1], les sociétés ont établi un temps de paix et un temps de guerre. Elles ont mis fin à la guerre permanente de basse intensité de tous contre tous, elles ont ordonné ces guerres en fonction de l'évolution des rapports de force. Les facteurs religieux et économiques apparurent comme des facteurs de transformation de ceux-ci. Avec leur développement, le pouvoir militaire se prolongea d'un pouvoir civil qui finit par devenir prédominant, le marchand, le financier l'emportant sur le guerrier. Avec la révolution industrielle de masse, l'organisation de la classe ouvrière, le pouvoir civil se scinda en pouvoir économique et pouvoir politique alors que le pouvoir militaire s'estompait. Pour prendre l'exemple de l'Angleterre, après que la classe des nobles propriétaires ait limité le pouvoir absolu du monarque (monarchie constitutionnelle), le pouvoir des non propriétaires (classe ouvrière) limita celui des propriétaires (mobiliers et immobiliers). La démocratie en s'élargissant (de la «démocratie censitaire» au suffrage universel) limita le pouvoir de la classe des propriétaires après que ceux-ci ait limité le pouvoir du monarque. Venons en maintenant à notre propre histoire. Dans le cadre de l'économie pétrolière d'Etat, le pouvoir civil n'arrive pas à s'autonomiser du pouvoir militaire, à constituer un pouvoir symétrique. A la différence de l'économie agraire où la propriété fragmentaire a pu donner naissance à un contrepouvoir (no tax without representation), cela ne peut être le cas pour l'économie pétrolière sous le régime de la propriété publique[2]. La civilisation du pouvoir peine donc à provenir d'une mutation conversion des capitaux militaires et politiques en autre formes de capitaux civils (économiques, culturels, etc.). Il faut comme attendre un assèchement des sources de la rente pour que se distendent les rapports du pouvoir économique et du pouvoir militaire. A moins qu'une révision radicale de la propriété ne puisse être envisagée[3], séparant le pouvoir militaire de la propriété des ressources communes. En Afrique devant les blocages que connaît une telle séparation nous assistons à une militarisation croissante des rapports sociaux ou à une division du pouvoir militaire lui-même. Autrement dit la fragmentation du pouvoir économique passe par une fragmentation du pouvoir militaire. Ce à quoi consentent davantage les anciennes puissances coloniales[4] plutôt qu'à une séparation de la propriété de la puissance publique qui leur rendrait l'accession aux ressources naturelles plus difficile, la préservation de la ressource devenant la règle plutôt que sa dissipation. On ne peut sous-estimer le rôle des anciennes puissances coloniales quant à la politique de dissipation de la rente. Ainsi, le plus gros obstacle qui se dresse sur la route du désir de citoyenneté est ce problème de propriété. «Je, nous disposons de quoi et comment ?» Nous vivons comme du mythe d'une société salariale épurée de la société de classe où disposer de soi ne signifierait plus que disposer de son corps, de sa force de travail et de son salaire. La propriété aurait cessé d'être l'incitation majeure du travail, avant celle du profit. Le désir de citoyenneté se trouve en effet largement dissocié de la question de la propriété, privée et collective. D'où cette schizophrénie sociale, cette privatisation rampante. La propriété est un droit fondamental en même temps qu'il est un axiome du libéralisme. Il est au fondement de l'Etat de droit. Le droit tronqué de l'individu à disposer de lui-même, du produit de son travail et de son bien a été utilisé contre le droit des collectivités locales sur le sol et le sous-sol à disposer des biens communs, et dans lequel il s'inscrivait avant l'intervention de l'Etat colonial. Car le problème n'est pas dans la rente elle-même mais dans celui de sa dissipation/préservation. Nous ne sommes établis propriétaires que pour préserver une ressource, pour nous-mêmes et pour autrui. Il nous reste à l'esprit cette fameuse notion de la «révolution agraire », la «propriété exploiteuse». Mais nous n'avons nulle souvenance de celle de propriété responsable, préservatrice de son objet. Il est urgent de changer de conception. Nous préférons ou consentons à une privatisation rampante à défaut d'engager une privatisation dont nous n'arrivons pas à clarifier les bases. Depuis la nationalisation du sol et du sous-sol nous avons consacré la propriété publique et nous avons établi le règne du rentier irresponsable. Ceci en disqualifiant la propriété collective et les capacités d'auto-organisation de la société, en établissant ce que l'on peut appeler de faux propriétaires, faux parce que peu soucieux de préserver leur bien. Jusqu'à quand refuserons de voir la proximité aveuglante qu'il y a entre propriété publique des ressources communes et dissipation de la rente ? Jusqu'à quand refuserons-nous de mettre fin à cette dissipation ? Donc comment mettre fin à la dissipation, que je préfère à la notion de prédation, camarades socialistes ? Pour indiquer le cap, donnons une réponse provisoire : il faudrait établir un droit immédiat des populations sur leur territoire, puis un droit médiat de la puissance publique, et enfin un droit privé qui s'inscrirait dans le cadre de ces deux droits collectifs, locaux et nationaux. Le droit de la société ne peut sauter par dessus le droit collectif local, il doit être de sa composition avant de le transcender si nécessaire. Les collectivités devraient être soucieuses de préserver les ressources de leur territoire pour préserver leur avenir et l'Etat avoir le droit d'user de préemption dans le cas de leur défaillance, ensuite la valorisation de ces ressources pourraient être mise en œuvre par les initiatives privées ou publiques. Le deuxième obstacle réside dans les cadres d'expression et de réalisation de la citoyenneté. Sur quelles bases faire société ? Dans quels cadres peut-il y avoir exercice réel de la citoyenneté ? Il faut admettre que sur le plan anthropologique, dans notre société, le groupe est aussi premier par rapport à l'individu, que l'est la classe sociale dans les sociétés européennes. Viennent ensuite l'Etat et l'individu, le rapport de droit. Les sociétés féodales, monarchiques ou capitalistes ont produit la classe comme groupe d'appartenance. Refuser de comprendre le groupe dans le jeu social et politique consiste à le rejeter dans l'activité clandestine et non pas à le dissoudre. Au lieu de relever d'un jeu légal, il continuera à pervertir le rapport de droit, la relation de l'Etat et de l'individu. Nous nous organisons d'abord en groupe puis en société[5]. Autrement nous produisons un rapport asymétrique entre la société, l'individu et l'Etat. Les cadres de la citoyenneté ne peuvent être qu'à la hauteur des individus et des groupes. Du reste, ce n'est pas un hasard si le principe de subsidiarité entre les échelles politiques retrouve une certaine actualité et si la nation se trouve distendue aujourd'hui par la mondialisation autour de ses deux extrémités infra et supranationale. L'Etat comme représentant de la société globale doit se mettre à la hauteur des différents groupes pour régler leurs rapports, réduire leur asymétrie. Je peux maintenant compléter ma formule introductive : quand il y aura des citoyens, qui auront le droit de disposer d'eux-mêmes, de leurs ressources, dans les cadres qu'ils auront choisis ; dès lors qu'ils pourront et devront en prendre soin et rendre compte, ils accepteront de se soumettre à un Etat de droit. Car les individus ne deviennent citoyens (individus investis de ces droits et obligations), que dans des cadres collectifs qui grâce à leurs propriétés et mécanismes permettent une telle «transformation». Le second obstacle, en réalité dépendant de celui de la propriété[6], se trouve donc dans l'inexistence de ces cadres qui permettent à l'individu de s'éprouver comme citoyen[7]. Voici le consensus dont nous avons besoin : définir un système de droits et d'obligations clairs, dont un système de droits de propriété clairs et des cadres réels d'exercice de la citoyenneté. Car avant d'être un Droit qui nous est imposé ou que nous faisons semblant de nous donner, il est un Droit auquel nous acceptons de nous soumettre, ce de quoi nous nous sommes détournés jusqu'à présent parce que nous avons refusé de voir clair en nous-mêmes et en autrui. Nous avons imité et mal imité parce que nous avons refusé de refonder. Notes : [1] En se divisant en classes de guerriers et de paysans [2] Ecueil qu'évita l'Amérique du nord. [3] Telle que le suggère Georges CORM l'économiste libanais de notoriété mondiale dans la Conclusion générale de son livre : «Le proche Orient éclaté 1956-2010», Dissiper l'économisme naïf et supprimer les bases de l'économie de rente, pp. 1066-1070, sixième édition mise à jour, Gallimard, Paris 2005 et 2010 pour la postface. Dissiper l'économisme naïf et supprimer les bases de l'économie de rente. [4] Ce par quoi elles fabriquent des armées clientes [5] Appuyons nous sur l'exemple de la société allemande plutôt que celui de la société française. [6] On peut traduire le lien en disant que : s'agissant de disposer de soi, de son travail, de son bien et de ceux d'autrui, il faut voir que le soi est autant individuel que collectif. [7] Ce que fut «la Cité» grecque à l'origine et d'où vient le mot citoyen. |
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