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Les islamistes
sont-ils capables de jouer le jeu de la démocratie et, plus encore, celui de
l'alternance politique ? D'ailleurs, en ont-ils envie ou est-ce que les
assurances qu'ils donnent ne sont qu'une façade trompeuse ? On le sait, ces
questions ne datent pas d'hier. En Algérie, elles ont été provisoirement ?)
tranchées de façon radicale pour ne pas dire sanglante dans les années 1990.
Aujourd'hui, l'actualité du monde arabe mais aussi de la Turquie les remettent
à l'ordre du jour. De fait, l'actuelle fronde populaire contre le Premier
ministre turc Recep Tayyip Erdogan, et, plus encore, la réaction brutale et
arrogante de ce dernier (du moins durant les premiers jours de la
contestation), oblige encore à s'interroger sur les buts à long terme de
l'islamisme politique et de ses variantes dites socio-conservatrices.
Bien entendu, il ne s'agit pas de joindre sa voix à celles et ceux qui triomphent sur l'air du « on vous l'avait bien dit !». Pour les contempteurs de l'islamisme politique, ce qui se passe en Tunisie ou en Turquie, est la preuve directe de l'incompatibilité entre, d'un côté, les courants ayant pour but la mise en place d'une théocratie et, de l'autre, les principes universels de respect des libertés individuelles sans oublier, comme évoqué à plusieurs reprises dans ces colonnes, la garantie du droit aux droits pour tous. L'auteur de ces lignes n'a pas changé d'avis. La pire des solutions, celle qui mène tout droit à la guerre civile, est d'interdire le champ politique aux islamistes et de refuser le moindre contact avec eux. Pour autant, ce « dialoguisme » assumé, certes parfois de manière inconfortable quand l'actualité devient tragique, ne doit pas être synonyme de naïveté ou de complaisance. Il y a quelques années, Erdogan a déclaré que la démocratie est comparable à un bus qui doit bien s'arrêter quelque part. Par la suite, il a modéré son propos et n'a eu de cesse de répéter qu'il respecterait toujours les règles démocratiques et même le principe de laïcité tel qu'il a été légué par Atatürk. Le problème, c'est que l'on voit bien que son pouvoir s'est radicalisé au cours de ces dernières années et qu'il flotte sur Ankara un inquiétant air d'autoritarisme. L'emprise religieuse de l'AKP, le parti d'Erdogan, ne cesse de se resserrer sur la société, des journalistes sont emprisonnés pour avoir défié le pouvoir tandis que des intellectuels sont poursuivis pour des propos ou des écrits jugés blasphématoire. Dans tout cela, il y a incontestablement une ivresse dans l'exercice du pouvoir personnel. Le constat est que, depuis qu'il est aux affaires, Erdogan en veut toujours plus pour lui-même et son parti. On doit d'abord se demander si cela est le fait d'un seul homme, que l'on dit malade et donc décidé à laisser sa marque dans l'histoire de son pays, ou si cela relève d'un processus intrinsèque à l'AKP et ses sympathisants. Les fortes réserves émises par le président Abdullah Gül sur les violences policières subies par les manifestants de la place Taksim démontrent toutefois qu'il faut se garder de mettre tous les islamistes turcs dans le même sac. Erdogan n'a de cesse de rappeler sa double légitimité pour répondre aux critiques dont il fait l'objet. Il insiste ainsi sur les bonnes performances économiques de son pays depuis 2002 et adopte souvent la posture de celui qui ne cesse de sillonner le monde pour permettre aux entreprises turques, y compris les plus modestes, d'obtenir des marchés à l'étranger (c'était d'ailleurs le sens de sa récente visite au Maghreb). Mais il met surtout en avant la légitimité électorale de son gouvernement. « Nous avons été élus, nous avons un mandat du peuple, circulez, il n'y a rien à redire », tel est, pour schématiser, le propos du Premier ministre à l'adresse des contestataires. C'est d'ailleurs le même discours que tiennent nombre de dirigeants ou d'élus du parti tunisien Ennahdha en renvoyant aux résultats des élections d'octobre 2011 pour justifier leurs actes et paroles jusqu'à ce jour. On l'aura compris, l'AKP comme Ennahdha posent le fameux problème de la « tyrannie de la majorité » face à la minorité (encore que personne n'est sûr aujourd'hui qu'Ennahdha représente toujours la majorité politique dans son pays, ce qui explique, entre autre, pourquoi les Tunisiens tardent à reprendre le chemin des urnes?). A-t-on le droit d'entreprendre tout ce que l'on veut quand on a été élu ? A cette question, Erdogan, comme tant d'autres responsables politiques dans le monde, répond de manière catégorique par l'affirmative. Que cela déplaise ou pas, il en a le droit. Par contre, ce qui pose problème, c'est l'absence de contre-pouvoir efficace. L'absence d'institutions solides capables de limiter la tyrannie des représentants de la majorité électorale. On peut donc se demander si l'évolution du monde musulman, et plus encore du monde arabe, n'est pas freinée par le fait que les peuples sont peu sensibles, peu concernés et peu sensibilisés à la nécessité du contre-pouvoir quelle que soit la structure. Exiger la démocratie est devenue chose courante. La penser en termes de pouvoir et de contre-pouvoir institutionnel est loin de l'être. On peut réfléchir à des instruments tels que le « recall », dispositif qui permet de réorganiser des élections anticipées quand l'élu outrepasse ses prérogatives, ne donne pas satisfaction ou s'engage dans une réforme jugée trop dangereuse. Mais, avant toute chose, c'est l'idée même de l'impérieuse nécessité du contre-pouvoir qu'il faut populariser dans nos pays. Non, le chef, quelle que soit sa couleur politique, ne doit pas décider de tout et il n'y a pas de « fakhamatouhou » qui tienne ! Non, le chef, qu'il soit président, général ou maire, n'est pas omniscient et il faut toujours veiller à ne pas lui donner tous les pouvoirs en organisant les possibilités légales et institutionnelles d'un recours pacifique de la part de ses contestataires éventuels. C'est l'une des pistes à explorer pour en finir avec la tentation récurrente du pouvoir absolu. |
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