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Je ne raconte
pas. Je ne sais pas raconter, je suis mal à l'aise mon ami tu comprends! Il y a
tellement de choses qui agitent mon esprit, tremblent de l'intérieur mon
amour-propre et que je n'arrive plus à exprimer, des choses qui me font sortir
de mes gonds et de ma raison.
Des choses à la fois banales, horrifiantes et peu ragoûtantes. Tu te rends comptes à quel point ma situation s'est-elle dégradée depuis que je suis sorti de la fac? Personne ne me comprend, les gens à l'extérieur me prennent pour un débile, n'ya, un naïf. Un étourdi qui nage dans un puits de déraison. Ma famille, quant à elle, se désespère dès qu'elle me voit, s'en prend à moi avec véhémence et m'accable de tous les noms de oiseaux: fainéant, je m'en foutiste, talag rouhou, roublard... Parfois certains poussent la barre de la bêtise au-delà de ce que tu peux imaginer et me traitent de chien enragé qui écume ses colères en aboyant dans les rues. Mais pourquoi est-ce que je fais tant de peine à mon cœur? Pourquoi je me casse la tête pour des trucs que tout le monde considère logiques? Pourquoi je ne sais pas rêver, danser, faire la fête comme les autres? Suis-je vraiment ce raté, ce diplômé chômeur qui ne sait rien faire de sa vie? Lorsque je pense à tout cela, le sommeil fuit mes nuits et celles-ci se dénudent sous l'effet d'une crasseuse tristesse. Un jour, en me promenant sur les allées du 1 Mai, j'ai eu une agréable coïncidence. On dirait que le hasard a projeté ma silhouette de ses ailes telle une fusée spatiale devant une vieille connaissance du lycée de Ben Aknoun. Au détour de l'une des arcades des immeubles haussmanniens de la rue Michelet, j'ai rencontré un jeune diplômé de ma promo. Chemise à carreaux, lunettes de soleil sur la tête à la façon d'un touriste, une queue de cheval tressée serpentant l'épaule, mon copain affiche l'allure d'un sportif apaisé et se présente sous des traits que je ne lui connaissais pas jusque-là. En fait, il revient d'un éphémère voyage en Ukraine. Attablés sur une terrasse de café, j'ai avalé goulûment son récit, ses mésaventures m'ont fait un instant pleurer mais au bout de quelques minutes, une extraordinaire allégresse s'est frayée chemin à mon âme. Quoique épuisé, mon ami garde dans sa mémoire des réminiscences émaillées du neuf et du vivace de son séjour passager. Bien qu'il ait goûté à la galère, à la précarité et à l'adversité, il a pu découvrir une autre vie que la sienne, un autre pays, un autre continent, d'autres visages, d'autres habitudes, il a voyagé quoi! Chance inouïe que la plupart des jeunes de ma génération lui envient. A Alger, la routine tue, le bruit fait partie du décor quotidien de la ville. Pas un seul instant qui passe sans un crissement de pneus dû à un coup de volant distrait, une altercation orageuse de taxieurs, marchands ambulants ou voisins, une voiture garée en stationnement interdit. Tout est rythmé par un chaos constructeur à l'architecture ahurissante. Puis, moi qui suis un villageois m'y fourvoie, m'y angoisse vite, y perds mes repères facilement. C'est comme si mon corps est perché sur une bicyclette aux pédales rouillées. Bien que je bouge mes pieds, mes efforts n'aboutissent jamais. Mais passons cela importe peu. Après le bruit, l'autre grand problème, c'est la pluie! Dès qu'une goutte en frôle mon corps, je m'attends à une averse. C'est presque une tradition ancrée dans mon esprit. Les pluies algéroises se mettent en colère aussi rapidement qu'elles rengainent leurs armes dans les fourreaux du ciel sans coup férir. On dirait qu'il y a une relation de réciprocité mystérieuse entre le tempérament nerveux et anxiogène de la population et le climat prêt à en découdre à tout moment avec la ville, étonnant ! Bref, Alger est à lui seul, une capitale versatile, peu fiable, à la nature rebelle, au comportement sauvage et au caractère à l'emporte-pièce! Que veux-tu que je t'en dise encore? Si peu de choses ou à la rigueur pas grand chose. En réalité, moi, quoique vivant à Belcourt depuis un bon moment, dans ma tête je m'accroche à tout autre chose : un ailleurs possible, une fuite quelque part, une quelconque aubaine qui me sauverait de mes misères sans épilogue d'ici. Tout le reste, n'en me parles plus, ça me perturbe, ça m'énerve, ça me rend fou furieux. Que des visages de désolation faisant le pied de grue tôt le matin avant la queue ordinaire devant des établissements publics et surtout des consulats étrangers, que des embouteillages qui fracassent les volontés, que des poubelles qui abondent sur les trottoirs. Dernièrement, j'ai même vu dans un quotidien national, je ne me rappelle plus lequel, un arrêt sur image pour le moins sordide où l'on montre un container cadenassé à un pylône électrique. Fait étrange ! Alger la Blanche a vendu gratis ses charmes à l'insalubrité, à l'incivisme et à l'indifférence. Moi, je te dirai une chose pour en avoir le cœur net, je pense partir, j'ai la tête brouillée de toutes sortes de contradictions. Je me suis lancé, il y a à peine une année, dans tas de projets et des dettes s'accumulent à foison sur mon dos, je suis en train de creuser ma tombe sans m'en rendre compte. Personne ne m'est venu en aide ! J'ai hâte de partir d'ici, me casser comme tout le monde n'importe où, par n'importe quelle astuce, j'en ai ras-le-bol. Qu'attendre de ces corrompus et de ces corrupteurs qui meublent leur temps libre par des discours soporifiques et des histoires à dormir debout ? Absolument rien. Que davantage du désespoir et de déceptions. Moi mon ami, j'aime mon pays et c'est justement parce que je l'aime que j'ai décidé de le quitter. C'est ma philosophie de vie à moi, libre à toi de la prendre ou de la laisser. Je veux le quitter vite, vite pour ne pas célébrer ce mensonge organisé et concocté de toutes pièces. Je sais bien que ce n'est pas un acte viril d'abandonner son pays à des loups, de le laisser aller à la dérive, de faire ses adieux à ce joyau auquel plein de monde rêve d'appartenir. Mais hélas mon frère, je suis désarmé face à l'inconnu, mes poches sont vides, mes neurones agissent comme des automates, mes études ; que des rudiments ne valant rien dans un monde en perpétuel changement. J'en souffre, mes os éructent une insondable rage, ma chair se ramollit, mon esprit me révulse, mes dents s'arrachent, de géants démons s'affolent en moi, mes inquiétudes s'accroissent, le dégoût s'acharne sur mon quotidien, mes rêves s'évanouissent et plein de pensées malveillantes trottent dans ma conscience endormie. Regarde une seconde ma tirelire, en voici mes papiers froissés : une pièce d'identité, une ancienne carte d'étudiant, un document administratif. Fouille-la, inspecte-là, secoue-là, renverse-là, jette-là loin et s'il en tombe un centime, j'en mets ma main au feu, cette langue là qui a osé te mentir, je vais la couper. Je suis nul, je suis nu, je suis vide, je suis sec et afin de ne pas m'avouer comme tel, je me mets à divaguer à mon gré jour et nuit, à tourner mes yeux à tort et à travers, à glaner des sornettes et des pirouettes pour baratiner mes semblables, à entretenir l'espoir illusoire de compter un jour parmi la caravane des probables partants. Il y a de quoi avoir honte d'assister à ce spectacle infamant, à ce plan du pillage national de grande envergure mon frère. A moi seul, j'en ai mon compte de coups, de peines et de tristesses. C'est comme un compte bancaire de rechange : eux, ils pillent et moi je paie. C'est une fiction totale semblable en bien des détails à une razzia de type moderne, c'est une équation insoluble où les inconnus sont multiples, elle dépasse par sa complexité tous les manuels d'algèbre, ça ressemble à une procession funèbre où je campe le rôle du mourant et eux des protagonistes en chair et en os portant mon linceul à sa dernière demeure. Ici, c'est l'enfer tout nu pavé toutefois d'alléchants milliards appartenant aux nantis, si tu ne marches pas, tu crèves et si tu ne crèves pas, pas la peine de marcher car atrophié et diminué que tu es déjà, tu n'as qu'à refermer la porte de ta maison derrière-toi et écouter à contrecœur et d'une oreille tout soumise les ragots de trottoirs et les nouvelles folkloriques diffusées en continu sur la télévision nationale et ses sœurs jumelles. Crois-moi cher ami, c'est un sport de réanimation qui vaut plus que mille séances de kinésithérapie. C'est fini, je ne fais plus partie de la société à qui je me contente de lancer des regards interrogateurs et dont j'attends tel un mendiant un don, une obole, quelque chose de vital qui me soulagerait peut-être de mes manques. Je suis devenu un rien, un vaurien, un incapable, un éternel assisté dont tout le monde se moque, tu comprends. Je suis devenu la risée de mon quartier. Il y a de quoi se demander pourquoi une telle malédiction s'attaquait à moi, pourquoi cette course généralisée au vol m'a mis les bâtons dans les roues, pourquoi ce penchant morbide au désespoir de mes compatriotes a étrillé mon courage. Bon Dieu! Tout le monde veut partir même les vieilles, pourquoi pas moi donc dis-moi? Tu sais, une fois que tu t'es mis l'idée de partir dans ton âme, finie pour toi l'envie de travailler, finie pour toi l'idée d'étudier, tu ne bougeras jamais ; tu contemples le ciel, attends la lune et comptes les jours. C'en est fini, tu es embarqué dans un bateau, il est en plein mer encerclé de toutes parts par le bleu. Ça y est mon frère, ton destin est vite scellé. Tu sais, tu passeras au large des îles Baléares, tu verras des petites felouques alentour, des alouettes blanches tournoyer. Tu verras du beau monde, de belles filles, cheveux au vent et poitrines généreuses, d'illustres hommes au talent avéré et aux poches trouées, de riches propriétaires avides de connaissance. Dès le premier jour, tu seras plutôt là-bas qu'ici, tu vivras sur des nuages avec un tas de mirages en tête. C'est de la folie ! Tes pieds ne fouleront jamais le sol, ils voleront dans le ciel. D'ailleurs là-bas, il n'y a plus de poussière m'a-t-on soufflé, tes habits resteront toujours propres, comme les émigrés qui en reviennent en costards, billets d'euros à la pelle, la même chose. Avant de partir mon ami, il va se passer beaucoup de choses, c'est une longue histoire à te raconter, tu ressentiras ton esprit en train de fouiller dans des sables mouvants comme une tête d'autruche, tu sentiras des démangeaisons partout dans ton corps. Partir c'est comme la rougeole, une maladie qui paraît au premier abord bénigne mais qui ne te laisserait jamais tranquille après, elle te picote, te pique, te titille tu entends mon frère ! Elle te pénètre jusqu'aux os, s'incrustera à tes tripes et s'encastrera dans ton foie. C'est un pis-aller mais tu t'en fous parce que tu n'as pas de choix, tu n'as pas de moyens, tu n'as pas d'avenir, tu es grillé. Moi, je te ne cache pas, dès que l'odeur du spleen se met à escalader mon dos, je m'isole dans un coin aux parages de la Grande-Poste. J'estime trop les fleuristes. Ils ont un noble métier. Ça te dispense de pâtir de l'hiver algérois, ça te donne des idées nouvelles loin des racontars politiques qui pourrissent l'air, ça te ravive. Dans notre pays cher ami, il fait trop froid, les roses sont rares, les mines désemparées, les veines transies d'angoisse, les intentions perverties, les sourires défaillants, les plaintes légion, les cœurs mangés par la déprime, les langues ravagées par les rumeurs, les consciences infestées par «tbezniss», les ventres des nantis pourtant pleins aux as en redemandent davantage. Que tu sois hittiste, buraliste, islamiste, marxiste, socialiste, libéral, réaliste ou utopique, tu finiras tôt ou tard par être rattrapé dans les mailles d'une ennuyeuse solitude, tu finiras par s'être reconverti à une seule idéologie très en vogue à notre époque «le khobzisme», tes os finiront par être sucés par la routine d'un pays qui stagne et régresse. Quand je réfléchis à tout ça, j'en pleure. Je me réalise qu'on est tous menés en bateau, un rafiot bringuebalant du reste, qu'on crève à notre insu à petit feu. Sais-tu ce qu'est la solitude mon ami? Sais-tu ce qu'est dépenser son argent en pure perte afin de quitter son pays et les siens? C'est douloureux, c'est atroce, c'est un déracinement et une déchirure incurables. Mais que veux-tu que je fasse? Que je lise encore des journaux pour m'attrister plus sur mon sort, que j'embrouille mes pensées avec autant de scandales, de tricheries et d'arnaques impunis. Sincèrement, je veux couler la poignée de jours qui me restent à vivre ici dans la quiétude car je n'y peux rien, j'ai rien à foutre, je boude. Je suis le seul soutien de famille, je dois gagner des sous. J'ai un autre frère mais il est malade, un hors-jeu, «un cas soç» comme on dit et c'est à moi de sauver la mise, l'honneur de la famille s'affale sur mes épaules. Et puis ce frangin-là est atteint d'une maladie incurable, il a besoin de soins à l'étranger. On a beau solliciter par le biais des médias des âmes charitables, il n'en est rien. Au bout du compte, on s'est résigné au destin et a fini par laisser tomber. Maintenant, il est dans un hôpital privé. Ironie du sort, c'est le propriétaire de cet établissement, médecin de son état dans le secteur public où mon frère se soigne qui l'a orienté vers là-bas pour le même traitement avec des tarifs exorbitants. Tu imagines la cupidité des gens! Qu'adviendrait-il des malades n'ayant pas de sous? Va-t-on leur souffler en plein visage l'haleine fétide de nos rancœurs? Va-t-on leur cracher à la face la moisissure de nos esprits? Et si les martyrs reviendraient cette semaine, et si ce fleuve détourné retrouverait son lit originel et si le chercheur d'os parti il y a belle lurette sur les traces de ses ancêtres se ravise après avoir découvert la vérité sur sa mémoire, que allons-nous en dire, qu'allons nous dire (1)? Ce n'est qu'un petit exemple, je pourrais t'en citer bien d'autres, peut-être des centaines. Mais cher ami détrompe-toi bien car «ne restent dans l'oued que ses galets». C'est triste, on avance à découvert, on est comme des vieilles tôles déglinguées. On ne sait quoi faire de notre argent, de nos médecins, de nos ingénieurs, de nos artistes, de nos journalistes. On est entre les dents d'une grille barbelée, dans un cul-de-sac quoi ! On attend ce demain de bonheur qui ne se lève pas, ce demain qui fait un plongeon dans une marée grise. Tu sais mon ami, mon cœur couve sur une banquise de glace. Je suis un buvard, une éponge, un glouton affamé de rêves et d'étoiles. Je suis celui qui tombe bras raccourcis sur la réalité de mon pays aiguillonné par l'amertume et le mépris. Je ne veux plus entendre parler de ces «vendeurs de l'invisible, ces analphabètes du cœur et ces bardés de certitudes» (2). Mon inconscient me souffle une dignité, ma voix se rebelle contre l'injustice, elle étouffe de ses rages, elle est au bout de ses peines. Et quand ce cyclope de noms et d'épithètes aux consonances barbares traverse le tympan de mes oreilles, je sursaute involontairement au milieu de la nuit, franchis dare-dare l'orée du cauchemar, mon regard de zombie s'imprègne de l'inénarrable, une image torturée de malheurs plafonne au-dessus de mes sourcils. Je pousse des cris d'orfraie hallucinants et dans un serrement de cœur épouvantable, mon âme pleure à grosses gouttes, très émue et inconsolable, l'étendue du gâchis. Mon salut n'a alors rien d'une évidence. Mon âme qui luit d'une étincelle de résistance fléchit face à l'adversité des temps, mes yeux portent des cernes et blêmissent. Alger hagard, Alger blanchâtre, Alger qui pleure, Alger sans couleurs, lui, dort à mes pieds. A l'heure qu'il est, je me garderai d'y gaspiller ma vie. Bref, je prendrai ma valise, y emporterai mes veines, mes larmes et mes galéjades, en jetterai dehors mon optimisme inquiet, porterai mon courage en bandoulière et fonce en avant. J'enterrerai ce passé désuet, valétudinaire et criblé de galères. Partir, n'est-ce pas aussi un destin? (1) Référence aux écrits de : respectivement Tahar Ouettar, Rachid Mimouni et Tahar Djaout (2) L'expression est de l'écrivain Gilbert Sinoué, A mon fils, à l'aube du troisième millénaire, Gallimard, 2000 |
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