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Personne n'est
obligé de militer dans un parti, mais on a tous le droit de dignement vivre. C'est
ce que me rappelait tout dernièrement mon voisin retraité.
Il fut, toute sa vie, directeur de l'une des écoles primaires de ma ville. C'est vrai que de son école, et de la mienne aussi, il ne reste que l'adresse, ne se lassait-il de me répéter à chacune de nos rencontres. Je n'ai plus la santé pour aller manifester me dit-il. Mais de ma pension de retraite, qui s'en inquiète ? Elle s'érode tous les jours un peu plus. Elle aussi me taraude, me méprise et déprécie jusqu'à mes allocations familiales, mon ultime bouée pour arriver aux provisions et indispensables dentées alimentaires pour végéter. Pendant ce temps mon syndicat s'affaire à procurer des prêts pour l'achat de caisses ressemblant à des automobiles à ses affiliés. Souviens-toi. À tous, filles et garçons, je vous ai appris un jeu collectif avec ballon quand il y en avait, mais aussi quand il n'y en avait pas, en faisant toujours l'arbitre. A ma déconvenue, certains de ceux qui joyeusement jouaient et obéissaient au coup sifflet de l'arbitre, veulent aujourd'hui, avec mes jambes lourdes du poids des années, me faire sauter à la corde, quand je revendique comme antan. C'était au temps des espérances et de la confiance, en ce mai des prolétaires. Ce temps du printemps dans ses premiers jours, et des premières vraies fleurs après celles des amandiers qui fleurissent en février, généreuses mais fugaces. Des ombres qui renaissaient et prenaient petit à petit forme à travers tous les horizons. Elles invitaient au voyage, comme le ballet des papillons d'un jour les éphémères, chaque année. Mais ni la dépréciation de ma pension, ni les incertitudes de ma santé, encore moins les exploits syndicaux mercantiles menés des mains de maîtres, sans jeu de mots, de ceux que j'avais essayé de former aux bonnes manières, ne me distraient ni ne me dérident. Sur l'important dans une vie j'ai toujours l'œil, combien même vieilli et sans éclats. Les printemps arabes, quels génériques doctement élaborés, par ceux qui ne sont concernés par ces évènements, que par la fourniture de l'argent frais et des armes puisées dans leurs stocks, que leur séides marchands de canons, leur avaient fourguées à gros contrats d'armement, pour faire tourner leur machines économiques. Ils n'arrêtent pas de s'essayer au jeu de voir se réaliser leurs fumeuses théories pour que triomphe une démocratie née dans leurs laboratoires à produire des stratégies, dans des pays qui n'en demandaient pas tant. Cependant, quand chez eux naît, pousse et chahute leur environnement politique un mouvement indigné, ils n'entendent, ne voient ni n'en parlent. Quel cabotinage ! Que veulent-ils finalement nous vendre ces promoteurs de ce printemps arabe né en hiver, avec la complicité des nôtres et l'acoquinement du petit émirat, qui veut se faire aussi important qu'un pays ? Au fait y aurait-il des prolétaires dans cette aire du monde ? Dans ce golf que perses et arabes se chamaillent l'éponyme, il y a des mawla, des maîtres et la raï'ya, la plèbe. Tu sais, mon fils, dans le Capital, et aussi dans le manifeste du parti communiste, de Marx tout n'est pas à jeter, il y a quand même du bon. Ce qu'en avaient fait les soviets, avec leur goulag, ces camps de travail forcé. Et les chinois avec leurs laogai, ces camps de rééducation par le travail, ne sont que des versions dévoyées. Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre, c'est lui. Comme les prolétaires n'ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous, c'est également Marx. Mais aussi quand venu en Algérie entre le 20 février et le 22 mai 1882, pour soigner une toux tenace qui finira par l'achever, le 14 mars 1883, il dira ceci sur mon pays, sur ses habitants et sur leurs mœurs :» En gros notre opinion est qu'il est très heureux que le chef arabe ait été pris. La lutte des Bédouins était sans espoir, mais bien que la façon dont la guerre a été menée par des soldats brutaux comme Bugeaud soit très condamnable, la conquête de l'Algérie est un fait important et propice au progrès de la civilisation. Les pirateries des États barbaresques que le gouvernement anglais n'a pas contrariées aussi longtemps qu'elles ne gênaient pas ses bateaux ne pouvaient s'arrêter que par la conquête d'un de ces États. Et la conquête de l'Algérie a déjà forcé les beys de Tunis et de Tripoli, ainsi que l'Empereur du Maroc, à s'engager sur le chemin de la civilisation. Ils ont été obligés de trouver d'autres occupations pour leur peuple que la piraterie, et d'autres moyens de remplir leur caisse que les tributs payés par des plus petits États d'Europe. Et si l'on peut regretter que la liberté ait été détruite, nous ne devons pas oublier que ces mêmes bédouins sont un peuple de voleurs dont les principaux moyens d'existence consistaient à faire des incursions chez les uns et les autres, ou chez les villageois sédentaires, prenant ce qu'ils trouvaient, massacrant tous ceux qui résistaient, et vendant le reste des prisonniers comme esclaves. Tous ces peuples de Barbares en liberté semblent très fiers, nobles et glorieux, vus de loin, mais vous n'avez qu'à les approcher pour découvrir que tout comme les nations les plus civilisées, ils sont mus par la convoitise du gain ; simplement, ils emploient des moyens plus grossiers et plus cruels. Après tout, le bourgeois moderne, avec la civilisation, l'industrie, l'ordre et les «lumières» qu'il apporte tout de même avec lui, est préférable au seigneur féodal ou au pillard de grand chemin, et à l'état barbare de la société à laquelle ils appartiennent.». C'est chez nous, à Alger qu'il se fait photographier pour la dernière fois de sa vie, et cette photo fait encore référence. C'est comme la plus célèbre photo d'Ernesto Guevara, le Ché, béret noir en coiffe, floqué d'une étoile à cinq branches, cheveux au vent, et les yeux questionneurs, prise par le photographe cubain Alberto Díaz Gutiérrez, dit Korda, que l'éditeur italien Giangiacomo Feltrinelli s'accapara, et qu'à la mort du Ché, il en vendit un million d'exemplaire en six mois. C'est cela la proportion différentielle, entre un prolétaire et un spéculateur. Mais à comparer ce Marx là qui définissait les prolétaires, comme les personnes qui ne possèdent que leur force physique de travail, qui la loue contre un salaire qui leur permet de survivre, dire cela d'autres hommes et femmes, ceux de mon pays. On dirait que rien n'a changé, entre le siècle passé, celui de Marx et de Germinal, et celui-là, promoteur du dictat des banques et la financiarisation des relations humaines, contre lesquels tous les indignés se battent. Les prolétaires ont conduit le plus long mouvement des affrontements sociaux, de l'histoire du monde contemporain, et même si ses armatures, ses supports et sa lutte finale étaient utopiques, ce mouvement était quand même beau et il le demeure. Te souviens-tu mon fils, de amek Harrez, il portait bien son nom lui, le gardien de l'école. Ses deux garçons travaillaient à la commune, le premier au guichet à l'état civil, et l'autre était le payeur à l'entreprise communale des travaux. Et ses deux filles travaillaient aussi. La première au souk-el fallah et la seconde aux galeries algériennes. Sa femme, la brave dame, Khaltek El Akri, elle vous avait bien nourris, vous tous à la cantine de l'école. Chaque moi, chez amek Harez, six payes rentraient à la maison. Quel bonheur, pour nos prolétaires. À la maison du directeur n'arrivait que la paie de l'éducation nationale, oui mais on y vivait aussi heureux, car la ville me respectait, et tous voulaient me rendre service. Mais certains avaient mis à profit ces conditions du plein emploi, de la disponibilité des moyens pour torpiller tous les efforts, des hommes et femmes éclairés de ce pays pour investir dans le passé, dans la régression et dans tous les archaïsmes, qui à leur tour enfantèrent des zombis tueurs des leurs. Ils cannibalisèrent tous les pans de l'économie, phagocytèrent tout le système éducatif et étouffèrent le moindre espace par lequel respirait la culture, et tous les festivals furent asphyxiés. Alors on vit de moins en moins de prolétaires, et de plus en plus de solitude, d'isolement et de désert entre les gens. On se soupçonnait, on s'observait, on se pistait et tous, nous stagnions tétanisés. La justice sociale, l'égalité entre les hommes et les femmes pour accéder aux postes de travail, avaient donné à tous de l'autonomie financière, et de celle-ci avaient découlé quasiment toutes les libertés individuelles et collectives. L'argent ce n'est pas tout, mais un moyen d'indépendance par apport à tous les carcans liberticides, déjà mis hors d'état de nuire par le volontarisme progressiste. Mais cela ne dura pas, l'Algérie avait enfanté une société nouvelle avant-gardiste, mais rapidement fragilisée, car ses prolétaires ont été déclassés par les crises diverses et variées. Mai des prolétaires n'eut plus les mêmes senteurs, et depuis il se fête poussivement. Même à la télé nationale, on nous passe des images de Moscou, de Paris, de Pékin et de la Havane, comme une curiosité en voie de disparition à découvrir. Quand nos jeunes demandeurs d'emploi manifestent pour ce droit, ils le font dans la violence. Mais est-ce leur faute ? Je suis à la base enseignant, et je te confirme, qu'un gosse ne prend que ce qu'on lui donne, à l'école, à la maison et de ce que lui offre son environnement. Ceux qui manifestent et revendiquent pour travailler de cette façon sont pour la plupart nés il y 25 ans, c'est-à-dire avec cette maudite décennie noire. Doit-on les réprimer ? Loin s'en faut, ils ont droit à l'espoir, ils ont droit de rêver, et pour cela nous devons tous les aider, pour que leurs souhaits se réalisent. Ils n'auront plus à chanter : «Debout! l'âme du prolétaire. Travailleurs, groupons nous enfin. Debout! les damnés de la terre! Debout! les forçats de la faim! Pour vaincre la misère et l'ombre. Foule esclave, debout ! debout! C'est nous le droit, c'est nous le nombre: Nous qui n'étions rien, soyons tout». Nous ne sommes que peu, très peu de personnes, pour ce grand et généreux pays qui est le notre. Mais d'où viennent, notre pain, notre lait et nos médicaments chaque jour de ces matins pluvieux que nous regardons impassibles ? D'ailleurs, d'au-delà des mers, de chez des hommes et des femmes qui ont conquis de haute lutte, la liberté d'entreprendre. Chez-nous le combat pour cette liberté, s'est conclu à travers un référendum, puisque l'article 37 de la constitution algérienne dispose que :» la liberté du commerce et de l'industrie est garantie». Ce qui au final n'est autre proposition, qu'une interprétation euphémique de la liberté d'entreprendre. A la veille d'une nouvelle révision constitutionnelle, n'est-il pas opportun d'inclure explicitement cette liberté dans la nouvelle mouture de la loi fondamentale du pays ? Sans prétention aucune, mais au nom des nouveaux prolétaires qui n'ont jamais commencé à travailler,à bon entendeur,d'entre les experts constitutionalistes, madame et messieurs membres de la commission chargée d'élaborer un avant-projet de loi portant révision constitutionnelle, regardez-nous. Vous et les autres, et là peut-être refleurira un autre mai de ces nouveaux prolétaires appartenant à ce siècle des nouvelles techniques de l'information et de la communication. Et moi le retraité directeur d'école, j'irai de ces fleurs cueillies ce premier mai, fleurir les tombes de Harez et d'El-Akri. Quant à leurs deux garçons et leurs deux filles, ils ont fait entre temps des petits, puisqu'il y avait en ce temps là, en ces mois de mai des prolétaires, de l'abondance et l'espérance, mais surtout, peu de crainte et très peu d'anxiété. Ce sont leurs petits chômeurs qui feront le nouveau mai des prolétaires, mais cette fois-ci authentiquement algérien. |
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