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Comment le grenier de Rome est-il devenu la poubelle de l'Europe ?
Comment cette terre de grands héros s'est-elle transformée, l'espace d'une
génération, en cette misérable terre d'asile ou de transit de toutes les
populations de jeunes harraga(s) algériens ?
Durant le dernier quart du siècle dernier, le fameux quotidien «El Moudjahid», l'autre porte-parole du partiétat, tout aussi politique qu'il fut, réservait tout de même un tout minuscule encart à toutes les autres voix discordantes ou dissonantes. Il faisait à sa manière dans la critique, lui consacrant juste un espace sous forme de billet dans sa dernière page. L'espace comptait pour moins qu'un réduit dans notre immense Sahara, et il aurait fallu tout le grand talent d'un rusé chroniqueur afin de pouvoir l'utiliser à bon escient et l'exploiter convenablement. Face à ce tout petit cagibi, perché très haut dans un endroit insignifiant et presque caché, d'une surface totale de 25 cm2 environ, il fallait user de l'immense talent de Boussaad Abdiche pour pouvoir trouver la brèche hypothétique à faire passer en même temps que le texte qui faisait rire ce message à grande portée politique, né de l'image véhiculée en arrière-plan de l'écrit considéré. La gymnastique était de taille mais Abdiche non plus ne manquait pas de génie. Comme un prisonnier à l'étroit dans sa cellule, il arrivait tout de même à faire rigoler son monde et lui faire surtout passer un autre message entre les lignes. Beaucoup de jeunes accros au sport, faute de mieux, n'attendaient que son message dans le «Divers» du quotidien officiel, autrefois peu avare en mots qui intéressaient la basse-société, connue alors sous l'appellation de la classe prolétaire. C'était cette théorie de Marx qui ne nous quittait qu'à la tombée de la nuit, pour nous revenir illico presto à la moindre insomnie. Nous y étions tous réglés pour, et il fallait l'ingurgiter même si elle nous restait en travers de la gorge. C'était le parti-état ou l'état du parti qui voulait ça. Et nul ne pouvait déroger à cette règle bien générale. Boussaad Abdiche s'y conformait dans ses écrits, arrivant quand même à trouver cet espace nécessaire, lequel à la fois distrait et instruit, divertit et déglutit, construit et produit, ne dérogeant pas à la règle ni ne dérangeant la haute sphère, puisque s'inspirant de l'usage des fables et des insinuations difficiles à pouvoir être décodées ou décryptées. On trouvait notre compte. Lui également. Le journal marchait bien. Le message du chroniqueur aussi. Le billet se monnayait contre argent fin et métal précieux. Sa côte ne cessait de monter jour après jour. Sa plume était en or pur, ne ratant jamais sa cible et ne faisant nullement dans les décors. En deux très courtes phrases, il arrivait à dire l'essentiel d'une synthèse de tout un livre ou même parfois tracer l'itinéraire d'une vie entière. Le Kabyle était un journaliste très habile, très conscient de l'utilité de la portée de ses billets et de la profondeur des remous qu'ils suscitent ou provoquent. Il avait le flair d'un chien de chasse très adroit dans la récupération de son gibier, en plus du sens élevé de cet humour qui vous fera désopiler la rate même dans votre tombe. Ce furent probablement ces deux qualités littéraires qui bernèrent longtemps nos hommes politiques de l'époque lesquels le laissèrent faire, emportés tous par l'euphorie ou la joie immense que provoquaient chaque jour ses délicieux billets. Lui, en vieux singe, montrait ses dents de lait pour en dissiper le contenu ''plutôt dangereux'' du billet la veille pondu ou celui paraissant au petit matin du jour suivant. Sous le couvert de l'amusement, il jouait à son numéro, se jouant de tout son monde ! Et s'il était payé comme pigiste, il aurait certainement crevé bien avant même cette fin de mois synonyme de la solde. Tant l'encre qu'il aura gaspillée n'aurait probablement jamais suffi à faire une grosse tâche sur un cahier d'écolier tenu par un tout médiocre élève. Il savait qu'il faisait rire son monde d'en haut, raison pour laquelle il ne manquait pas d'interpréter la vie bien autrement en faveur de l'autre monde situé, lui, au bas de l'étage du long escalier social de l'Algérie. Ce fut donc ce haut niveau du message extraordinairement pondu par le billet du chroniqueur qui tranchait fondamentalement avec cette maladroite manière de communiquer du journal. Ainsi, juste une opale en papier brillait de tout son luxueux éclat sur tous ces galets, faisant de l'ombre sur l'ensemble du fleuve qui les charriait. L'artiste prenait souvent à contre-pied tout son monde haut placé grâce à ses pirouettes littéraires qui le déroutaient, l'envoyant sur le pré cueillir ses magnifiques roses pour un bon moment avant de revenir à lui-même. De sa toute petite lucarne, misérable prison littéraire, il nous alimentait en ces jets de lumière et d'encre scribouillée qui nous donnaient des airs de folie, de liberté et de joie immense de vivre, bien durable. Il était notre conteur, le sage du village, le véritable expert en la matière. On l'écoutait parler à distance et s'impatientait de renouer avec son article du lendemain. On n'ouvrait pour ce faire même pas le journal. On allait directement à cette page 24, en retournant carrément le fameux quotidien. A lui seul, il symbolisait toute l'opposition au sein de ce journal où il était -il ne faut tout de même pas l'omettre- pratiquement impossible de placer le moindre signe de travers, encore moins d'utiliser ce fameux journal comme une quelconque tribune politique ou même médiatique au service d'intérêts étroits ou personnels. Boussaad Abdiche y était comme un somptueux coq. Bien hardi ! Seulement dans son tout petit et étroit poulailler, et sans la présence de la moindre poule. Il hurlait son malheur, ruant sur son brancard, avec comme seul support la minuscule tribune de son encart, cadré et bien encadré. Il y était donc tous les jours, là, armé de sa seule plume qui versait son encore, couleur miel-fiel, afin de distraire avec ces autres gens haut placés et nous inspirer, nous autres, dans notre quotidien évanescent et déliquescent. Il savait nous emporter bien loin dans sa magique et très fouillée imagination, jusqu'à faire en sa belle compagnie ce grand et plaisant trajet au travers de toutes ces longues travées de notre immense univers. Parfois, à la cadence de ses saccadés vers ! Il y était génial et bien impérial. Puisque sachant dire beaucoup de choses en peu de mots. Dans son réduit espace de communication. Avec beaucoup d'art et non moins de métier, il nous tenait en haleine, maitre de notre destination. Sans la moindre obstination de notre part. En toute compassion avec notre malheur continu. En toute circonstance et parfaite connivence. On y était, nous aussi, bien branchés. Très convaincus de ces dits, déballés à moitié-mots, faute d'espace nécessaire justement. Le talentueux billettiste ne manquait pas de cet humour corrosif qui faisait à lui seul toute la différence par rapport aux autres, le plaçant bien au dessus de tout son monde. Tant ses menus et très brefs écrits étaient d'une excellente qualité linguistique et littéraire, en plus des messages très puissants qu'ils dégageaient ou suscitaient. Ses billets étaient tellement concis et précis mais très bien écrits que nous, ses lecteurs attitrés, les attendions toujours avec cette patience d'un loup affamé guettant au loin le moindre mouvement de sa proie préférée. A mesure que le temps s'égrène, ils deviennent encore plus succulents, ayant entre-temps bien mûri à l'ombre de l'absence prolongée de leur maitre, depuis disparu de la circulation et nous léguant en guise de trésor ses phrases devenues bel et bien éternelles. De mémoire de jeune cadre que je fus à l'époque, je retiens deux de ses nombreux billets, qui me procurent encore à ce jour toute la sensation que j'éprouvais si bien autrefois. Sous le titre de la responsabilité, il écrivait un beau jour :«Elle est comme une rose. Ceux convaincus de sa vertu l'arrosent tous les matins. Les autres s'empressent déjà de la cueillir encore toute verte». Plus tard ou bien plus tôt, je ne sais vraiment l'ordre chronologique de la parution des deux papiers, il titrera son billet par «Le sous-développement». Le texte était ainsi conçu : « Une ribambelle de garçons mal lavés qui courent les rues, cela fait déjà tiers-monde ? Un amalgame de voitures luxueuses qui n'arrivent pas à avancer faute de route, cela fait tout juste sous-développement? !». Près ou plus de trente ans plus tard, les deux textes considérés, même très courts et presque télégraphiques, provoquent en moi cette même émotion suscitée et éprouvée lors de leur première lecture, comme le jour de leur parution. Il en est ainsi des mots utiles et très subtils qui font vraiment chaud au cœur. Même si on n'est pourtant pas leur seul destinataire. À plus forte raison, lorsque leur auteur aura entre-temps tiré sa révérence. Avec son billet, il faisait de l'ombre sur tout un journal et ses nombreuses rubriques, différents reportages et tout un panel de journalistes réglés à l'heure de la politique socialiste d'antan. De sa petite cellule, il tenait tout son monde, bien libre, au garde-à-vous. Il était de ce haut niveau fort apprécié qui tranchait avec ce bas de gamme nettement déprécié! |
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