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Vendredi 5 avril. L'affaire s'engage en salle d'embarquement. Mal. L'homme,
la trentaine déjà très bedonnante, ne retrouve, scénario banal, ni son
passeport ni sa carte d'embarquement. La femme, même âge, même volume,
s'impatiente car, pendant qu'il fouille, refouille et triple-fouille, elle doit
soulever un gros sachet en plastique qu'elle ne veut visiblement pas poser au
sol. Tu les as oubliés au café, j'en suis sûre, gronde-t-elle en arabe
tunisien. Il ne se démonte pas et continue à chercher dans une sacoche en cuir
noir dont il finit par verser le contenu à terre. Rien. Je suis certain que je
les avais il y a dix minutes, murmure-t-il comme s'il se parlait à lui-même.
Puis, vient l'éclair de lucidité, celui qui soulage avant même que l'on ne
trouve enfin ce que l'on cherche. L'homme arrache le sachet des mains de la
dame et en sort les précieux documents. On n'a pas idée de mettre ses papiers
ici et puis, fais attention, il y a des choses fragiles dans ce sac, lui
dit-elle, gâchant son triomphe pourtant modeste.
L'avion pour Tunis n'a pas encore décollé. Les passagers de classe économique, serrés comme des sardines, sont assis, attendant les éternels retardataires qui se sont oubliés dans les magasins hors-taxes et qui mériteraient quelques soufflets sur la nuque mais, ceci est une autre histoire. Le sachet au contenu fragile, des œufs en chocolat, est posé sur les cuisses de la femme. Elle n'a pas voulu le placer dans le casier au-dessus de sa tête comme le lui a conseillé une hôtesse au visage fatigué. Elle a essayé de le mettre sur le siège devant elle mais l'actrice Nicole Garcia - si, si, le présent chroniqueur jure et certifie que c'était bien elle - l'en a dissuadée. N'insiste pas, tu l'as pas reconnue ? C'est une actrice dit l'homme à la dame tout en pianotant sur son téléphone portable. Elle hausse les épaules et le foudroie du regard. Jamais vue à la télé, répond-elle. L'A320 est dans les airs depuis un moment. C'est l'heure des plateaux-repas et des odeurs de graillon. Nicole Garcia lit et relit le texte qu'elle va déclamer dans quelques heures au théâtre municipal de Tunis. C'est un passage de Le premier homme, d'Albert Camus (oui, je sais, encore lui, mais, peut-on faire autrement ?). La répétition est silencieuse, rythmée par une main droite qui se soulève, se baisse, se suspend et se relâche, se confondant avec le souffle silencieux qui accompagne le défilement des mots. Les mots, c'est de cela dont il va s'agir dans la capitale tunisienne ou se tiendra Al Kalimat, version locale du marathon des mots cher à la ville de Toulouse. Dans la rangée de derrière, la dame et son compagnon de voyage se font la mine depuis le décollage. La faute à une conversation téléphonique où le monsieur a appris que son frère ne viendrait pas les attendre à leur arrivée. Madame l'a très mal pris. On l'a accueilli pendant trois semaines. Je lui ai cuisiné tous les soirs et il ne peut pas faire un effort ? n'a-t-elle cessé de répéter. Je te préviens, j'en ai marre de ta famille. Je repars à Paris dès lundi. On ne me traitre pas comme ça ! Le Monsieur est resté calme, essayant de lire par-dessus l'épaule de l'actrice. Tu ne vas pas en faire toute une histoire, a-t-il lâché sans grande conviction. On paiera vingt dinars, et puis c'est tout. Ce n'est pas la fin du monde La femme s'est alors mise en colère. Je vais t'écraser le sachet sur la tête si tu continues comme ça, a-t-elle presque crié. Si ! Je fais des histoires ! D'ailleurs, je veux descendre. Je ne pars plus. Ils ne me verront pas. Tu diras à ta famille que je ne veux plus qu'ils mettent les pieds chez moi. Le visage de l'homme s'est fermé. Terminées la bonhomie et l'humeur égale. Vas-y ! Allez ! Dégage !, lui a-t-il ordonné. Je pourrai voyager tranquille. Descend ou ferme-la. Tu nous fais honte devant l'actrice. Regarde, elle s'est encore retournée à cause de toi. La dame s'est calmée, un peu décontenancée, disant tout de même que l'histoire n'était pas réglée. Si je ne descends pas, c'est pour ne pas retarder l'avion, a-t-elle lancé avant de bouder. L'appareil approche de Tunis Carthage. Nicole Garcia a rangé son livre. Tout à l'heure, en Oranaise qui a pardonné à Camus ses lignes sur la ville laide qui tourne le dos à la mer, elle lira à voix haute la lettre de l'écrivain à son instituteur après l'annonce de son Prix Nobel, la réponse de monsieur Germain et ce passage où, moment décisif dans la (courte) vie de l'enfant de Belcourt, ce même monsieur Germain convaincra ses mère et grand-mère de le laisser poursuivre ses études. Dans quelques heures, le public tunisois, femmes, hommes, jeunes et ados, voilées et non voilées, écoutera dans un silence religieux ces mots. Tout comme ils auront écouté avant la déclamation puissante du comédien Jacques Martial, lisant, interprétation puissante, magnétique même, un long passage de Cahier d'un retour au pays natal. Tout comme ils auront écouté aussi les vers lumineux et engagés de Nizar Qabbani lus par la journaliste Mariem Ben Hassine. Des mots pour transporter. Des mots pour adoucir un peu les maux qui assaillent la Tunisie. Pour l'aider à se prémunir de ceux qui menacent au loin, tels ces nuages noirs qui s'accumulent sur la baie de Tunis? L'avion a atterri. Vingt-trois degrés à l'extérieur annonce l'hôtesse. Mais, avertit-elle. La pluie est annoncée pour demain. Madame et monsieur ne se font plus la tête. La réconciliation est totale. Ce soir, lui a-t-il promis, ils iront au restaurant. Seuls, sans personne, sans les frères, sœurs et cousins. |
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