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«La véritable
force commence par la sagesse» Jean Van Hamm, écrivain belge
Question intéressante mais combien encombrante surtout lorsqu'on pioche dans l'actualité algérienne de ces derniers jours. Notre société qui est devenue à son corps défendant une fabrique de la perversité accuse en plus une absence terrible d'idées et de perspectives. En témoigne éloquemment cette fièvre insondable pour des débats qui n'ont pas lieu d'être dans la mesure où le sensationnel et l'affectif l'emportent de loin sur le rationnel et l'objectif. A bien des égards, celui ayant trait à la peine capitale suscité dernièrement suite au kidnapping, viol et mort dramatique des deux enfants en est un. Dans cette perspective, on aimerait bien s'interroger, parallèlement à cette levée de boucliers, sur le pourquoi du mutisme, du manque d'empressement de la société ou du moins ses forces vives sur des sujets, du reste, plus épineux tels que le day-after du pétrole, le développement durable, les énergies renouvelables, le gaz du schiste et les énergies vertes. Il y a, à vrai dire, une sorte d'hypocrisie politico-sociale, un manque d'audace politique et un retard de prise de conscience de l'intelligentsia des dimensions des problèmes dont souffre l'Algérie. Certes, la délinquance juvénile, la pédophilie, la prostitution, le proxénétisme et la mendicité urbaine sont autant de terribles maux sociaux qui gênent la sérénité familiale et déstabilisent l'ordre public mais il n'en demeure pas moins des thèmes marginaux et périphériques par rapport problème de fond (l'État de droit, la bonne gouvernance, la répartition équitable des richesses et surtout la transparence dans la gestion des deniers publics). Cela donne hélas un son de cloche différent à la dynamique sociétale dans un pays où les masses restent scotchées à leurs tracs quotidiens (la cherté de la vie, le chômage, la précarité et le dénuement), et les élites sont en dehors de l'orbite vitale de la société (enrichissement illégal, détournement de fonds publics, mépris du peuple). On a l'impression d'un vide et d'un divorce consommé entre les deux sphères. D'abord, culturel (au niveau des idées), social (au niveau de statuts), puis politique (au niveau de rapports de forces) et si on force un peu plus le trait on peut dire même existentiel. En Algérie, on trouve d'une part un vrai pathos patriotique à grand renfort de drapeaux lors des visites officielles et des rencontres footballistiques avec en prime le leitmotiv «one-two-three, vive à l'Algérie». D'autre part, on ressent à la fois un fort sentiment d'appréhension et une profonde défiance presque innée de tout ce qui est en rapport avec la politique et le politique. Comme si les masses sont gavées jusqu'à l'écœurement de slogans, de devises auxquels elles ne croient plus ou peu. Qui plus est, les répètent à l'envi de façon à ce qu'elles exorcisent une joie passagère ou un ras-le-bol routinier. L'État, le pouvoir, la patrie et «Houkouma» portent dans le cerveau du citoyen lambda de l'algérois la même signification : privilèges, influence, intervention dans un quelconque service préfectoral, pots-de-vins et voitures de service «classe». C'est probablement ce qui explique en partie la solidarité sans commune mesure des algériens durant les épreuves difficiles (songeons notamment aux inondations de Bab El Oued en 2001 et au séisme de Boumérdès 2003) et leur peu de motivation pour la construction d'un projet de société commun depuis 50 ans. Il est clair que les masses tantôt galvanisées à blanc par la démagogie de la nomenclature d'Alger, tantôt hypnotisées par le charisme et la stature des chefs, marchent presque aveuglément au gré des temps et des circonstances. Tout au plus, force est d'affirmer que, quoique l'État existe bel et bien sous forme d'institutions (présidence, parlement et sénat), la nation en est au stade presque embryonnaire de construction. Les raisons en sont multiples, j'en cite aléatoirement deux. D'abord, les algériens ne se connaissent pas suffisamment entre eux, il y a, à mon humble avis, des barrières, des contraintes et des obstacles qui les en empêchent (défaillance dans la mobilité, manque d'échange culturel à l'échelle régionale, culture du tribalisme qui habite même le cœur de nos responsables). Deuxième point, il est notoirement connu que la nation est avant tout question de mentalité et de citoyenneté. Or un pays qui vogue en pleine perdition socioculturelle et socio-économique et de surcroît n'ayant pas réussi à franchir/dépasser les grilles de la prison mentale des idéologies (nationaliste/islamiste/démocrate) et ressocialiser/ renationaliser une société dissocialisée/dénationalisée des suites d'une guerre civile (1992-2000) aux répercussions fatales ne serait pas à même de recadrer/stimuler et mettre en branle les ressorts d'une nation en déliquescence. A vrai dire, ce que cette situation a de grave et d'inédit, c'est que juste après l'indépendance, ce sont souvent des élites qui prennent des initiatives à la place des masses. Néanmoins, celles-ci se sentant toujours lésées, agissent, faute d'encadrement et de visibilité politique, à l'ombre des premières dans l'anarchie et l'improvisation. A titre d'exemple, le problème des Aârouchs en Kabylie durant le printemps noir de 2001 où une question hypersensible comme l'identité nationale a été traitée par un mouvement à base plébéienne n'est d'ailleurs que la partie visible de l'iceberg d'autant qu'aujourd'hui aussi, un sujet brûlant comme la peine de mort est pris à bras le corps par les citoyens. Autrement dit, on assiste par hasard aux problèmes d'une même nature et aux attitudes qui n'en diffèrent pas tant. Indépendamment du sérieux et de la gravité des deux problématiques à savoir l'identité et la peine de mort, je trouve très frappant qu'il y ait changement ou transfert de rôles entre la plèbe et l'intelligentsia dans la mesure où ce sont là des questions qui touchent à l'essence de ce que nous vivons et qui doivent au demeurent être soumises aux visions des experts, des analystes, des politologues et surtout des juristes. On peut ergoter sur la propagation et la contagion de l'épidémie du pessimisme/fatalisme mais l'on ne doit tout de même pas laisser de côté sans l'analyser dans ses moindres détails, ce transfert de compétences du haut vers le bas de l'échelle sociale. Car, en lieu et place d' «une société hiérarchique», on a devant nous «une société de parallèles» dont les dirigeants ont une propension maladive au narcissisme, au culte de la personnalité et aux apparences tandis que les subordonnés, entendre par cette expression-là, les citoyens, se sentent seuls et sans guide dans une arène sociale dont, à leur grand malheur, ils ne maîtrisent aucun des contours. En d'autres termes, dans notre pays, il y a un problème de limites, de frontières mais aussi d'évaluation des domaines des deux sphères. Ce qui favorise les approximations, le sensationnalisme et l'à-peu près empêchant de la sorte la juste compréhension des phénomènes pour peu que l'on envisage la société sous l'angle d'un corps complémentaire entre sa tête et ses pieds, c'est-à-dire, un corps qui ne se mettrait à sécréter ses antidotes qu'après avoir intériorisé ses valeurs et assimilé les mécanismes de sa mobilité dans le temps et l'espace. C'est une urgence, ausculter le présent social avec le stéthoscope du médecin et le scruter avec les yeux d'un sociologue ou la loupe d'un chercheur dans son laboratoire est la tâche primordiale que devrait s'assigner l'élite du pays. Une fois cette tache accomplie, les colères légitimes de la population à Constantine, à Ouargla ou dans d'autres lieux de l'Algérie profonde ayant souvent viré à l'émeute trouveraient sans l'ombre d'un doute les réponses aussi rapides qu'efficaces qu'elles attendent. C'est plus qu'un postulat, il est grand temps qu'une dynamique essentiellement économique et sociale autant que morale, ayant un large consensus parmi les acteurs politiques, les partenaires économiques (C.N.E.S) et les syndicats autonomes soit mise en œuvre afin d'absorber dans l'urgence le chômage et ses effets collatéraux. Cette stratégie passe en premier lieu par la levée des entraves bureaucratiques dressées face à l'investissement national et étranger. Faute de cette initiative courageuse, la parenté gémellaire entre l'opacité politique des centres de décision aux plus hautes sphères du pouvoir, la corruption tentaculaire et la perversion sociale qui ne fait aucun doute se consoliderait et effacerait le peu d'espoir qui nous reste. Il est à reconnaître dans ce contexte que ceux ayant profité sous l'ère de Chadli, notamment au lendemain des événements tragiques d'Octobre 1988, des prébendes tirées d'une entrée anarchique et non réfléchie dans l'économie du marché continuent encore aujourd'hui leur sale besogne en noyautant l'économie nationale dans l'engrenage de la machine infernale de l'import-import. Dans la foulée, rien n'est fait pour désamorcer l'angoisse qui rampe comme un serpent venimeux dans le cœur de mes compatriotes. Dans nos villes et villages, l'espoir ne tient qu'à un mince fil «l'exil». Un exploit dont s'enorgueillissent amèrement nos jeunes hélas. On dirait que l'Algérie qui marche à reculons rechigne à faire son ménage interne. Elle vit dans un huis clos social où la politique n'est guère considérée comme étant question de volonté, de contrôle de réel, et de planification d'avenir mais un pis-aller provisoire qui pour se faire un nom, qui pour amasser des fortunes sans se soucier de soigner les ecchymoses qui se parsèment sur la face sociale. Il n'en faut pas davantage pour que s'embrase le front social car le feu qui couve sous la cendre n'attend que l'huile de la révolte et de la manipulation à l'heure où l'Algérie se trouve, malgré elle, en plein cœur d'une carte régionale en ébullition (crise du Mali, instabilité en Tunisie, insécurité du côté du voisin marocain...) Il est un fait avéré, en Algérie, les officiels ont raté et rateraient encore peut-être les trains de l'histoire car les problèmes auxquels il aurait fallu réfléchir auparavant s'accumulent et s'incrustent aux nouveaux qui apparaissent aujourd'hui sur fond d'une aisance et en même temps une inflation financière ingérable à court terme et même peut-être à long terme. Nonobstant les raisons d'espoir qui demeurent importantes par rapport à nos voisins européens qui, eux, sont plongés dans une crise financière aux implications inextricables, l'Algérie n'en reste pas moins immunisée tant qu'elle ne s'est pas démocratisée. L'avènement d'une deuxième République sociale et démocratique où l'alternance au pouvoir sera une réalité effective et où la grande muette serait une succursale de l'appareil étatique et non plus la pièce maîtresse me semble l'unique la planche de salut en temps actuels. Bien sûr, il y a tout d'abord l'enjeu de la professionnalisation de l'armée qui s'impose mais à côté de cette contingence, au demeurant planétaire, s'en trouve une autre d'envergure, la «démilitarisation progressive et rationnelle» de l'État et sa «repolitisation graduelle» de sorte que ce dernier ait des moyens à se défendre et non pas à se corrompre, de bien larges possibilités à débattre et non pas à réprimer, à agir et non pas à être passif. En gros, l'État ne devrait pas être un colosse d'argile sans armée mais un État où l'armée sert à le défendre et non à le gouverner. Il s'ensuit après cette étape et c'est bien normal d'ailleurs, un contrat de générations (la vieille garde nationaliste ou ce qui en reste et la jeunesse algérienne), lequel serait bâti sur «la technocratie» et la transparence managériale à l'instar de ce qui s'est passé à titre d'exemple au Chili et en Argentine au sortir des années 80. Deux pays qui ont, rappelons-le bien, subi de plein fouet les affres des dictatures et de la violence dans les années 60-70 mais sont toutefois devenus des puissances émergentes en Amérique Latine. A un an des élections présidentielles de 2014 et à l'orée de la célébration du 51eme anniversaire de l'indépendance, il va falloir que nos responsables, à leur tête le président Bouteflika, se rendent à l'évidence que nous sommes très loin voire aux antipodes du projet ambitieux conçu par les nationalistes à la veille du premier novembre 1954. Bien plus et là c'est un vrai problème à mettre en perspective, point de force de continuité en mesure d'ébranler les convictions chevillées de la gérontocratie et allumer la mèche d'un changement à la hauteur des aspirations de la population. Ce que cette situation a d'astreignant, c'est qu'elle dame le pion à la jeunesse et l'écrase sous la botte du mépris. C'est là, à mon avis, un risque indéniable qui fait miroiter l'image d'une tyrannie bienveillante où la majorité des citoyens espèrent un homme providentiel, une panacée universelle ou des hommes intègres sortis comme par enchantement d'une société gangrenée et non plus un changement institutionnel structuré faisant de l'institution le noyau du jeu politique et de l'homme l'électron, pas l'inverse. De même, la société algérienne qui ne se recycle pas, se noie dans la pensée de masse anonyme, prompte à digérer les rumeurs et les racontars mais hélas incapable d'aller vérifier elle-même l'étendue de son malheur et de sa crise. Dans la foulé, le pays, loin d'être décontracté, se crispe et refuse à remplir ses veines du sang neuf. Un phénomène aggravé par une dégradation générale des liens sociaux et une inexorable montée de l'individualisme et de l'égocentrisme. Dans ce chaos indescriptible, serait-ce pour autant légitime d'en déduire que c'est «une société à refaire» pour reprendre le titre de l'ouvrage du sociologue américain Murray Bookchine (1921-2006) (remaking society) ou seulement une kyrielle de symptômes maladifs guérissables à moyen et long terme? Il est pour le moins certain que, faisant table rase des problèmes inhérents au système politique assis sur une légitimité historique remontant aux convulsions dramatiques de l'été de1962, la réalité sociologique du pays doit être disséquée à la lumière de l'éducation nationale, la liberté d'expression et le débat contradictoire. Dans cette optique, un blueprint (un programme ou une feuille de route) comme diraient les anglais adapté aux changements du monde et à l'évolution des technologies de l'information et de la communication serait un indispensable levier pour la compréhension, l'interprétation et l'absorption par la plèbe des composantes de notre personnalité politique (Islamité, Arabité, Amazighité). Sans doute, suivant ces remèdes, la société d'aujourd'hui érigerait la tolérance en rituel de vie sinon en devoir national. En conséquence, il ne s'agirait guère pour le citoyen de se mettre dans la peau de Don Quichotte, cet anti-héros cervantin qui, croyant redresser les torts de ses congénères, se bat en vain contre les moulins à vent mais de se voir à son échelle propre comme un vrai actant/acteur socioculturel qui diagnostique ses problèmes et ses scléroses avant qu'ils ne se transforment en catastrophes politiques, n'hésite pas à déposer plainte lorsqu'il doute une anomalie administrative, signale un abus, une hogra, un passe-droit dont il est victime lui, son voisin ou son proche. Le changement s'invente. Il est dans l'action et la mobilisation de tous les jours. Il est vrai toutefois que les rares qui se lancent en Algérie dans cette aventure sont niés dans leur singularité ou, à tout le moins, dominés et écrasés par l'engrenage maléfique de la violence-ignorance, cette nébuleuse qui racle et rétame tout processus progressiste mais avec la sagesse et la ferveur de tout un chacun, le chemin du changement sera facilement tracé. * Universitaire |
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