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«L'exil est une
espèce de longue insomnie» Victor Hugo, poète français
Je l'ai côtoyé durant quelques jours et cela me fut plus qu'un baume dans l'esprit. J'ai tant pleuré mais cela m'a énormément réjoui. Da Belkacem n'en revient pas, Bab El Oued et Marseille, c'est du pareil au même. Les mêmes petites gens, les mêmes venelles, les mêmes visages, les mêmes odeurs, les mêmes saveurs comme si tout en elle appelle à une réinvention magique de soi. Sa place préférée, c'est la gare Saint Charles. De là, il contemple la mer qui halète, bleuâtre et dormante comme une femme en gésine, prête à tout moment à quitter un train de la vie en marche. Plus que belle, Marseille est magnétique, voire angélique. Elle fascine celui qui la regarde et l'accroche comme une proie à ses rets dès la première seconde. Seulement, les jours des averses, il vaut mieux rester chez soi et s'en méfier, le courroux de la nature enlève à la ville son charme printanier et l'avale sans retenue sous la grisaille d'un hiver de circonstance. Comme «Alger la Blanche», Marseille, c'est une mégère à la beauté fatale d'autant qu'elle n'hésite pas à déterrer son sale caractère, le temps d'une étreinte fugitive avec le cœur de son visiteur surtout quand quelque chose d'anormal agresse sa quiétude et rompt sa monotonie combien séductrice. Justement, c'est pour ce trait atypique que Da Belkacem la chérit follement, il en est même des fois enivré. Cette affection instinctive qu'il voue à «la ville de sa première déception» comme il la qualifie lui-même, je l'ai sentie au fil de nos rencontres déborder bien au-delà de ses berges. C'est un amour sans mesure et sans fioritures. «Tiens une clope, tu fumes?», «non merci!». Puis, retenant son souffle, Da Belkacem se reprend, un frisson jubilatoire mêlé d'une inquiétude passagère traverse soudainement sa tronche «pardon, c'est le Ramadhan, j'ai oublié!». C'est tout à fait naturel pour quelqu'un qui a passé trois quarts de sa vie, l'existence d'un grand jeune homme, soit dit en passant, en Hexagone, l'oubli ravage les coins les plus sécurisés de son être «je ne regrette rien mais dès que le jour a le dos tourné, je me replonge dans un tout autre monde que le mien, celui de la souffrance et des remords de conscience» me souffle-t-il à l'oreille, très nostalgique. C'est à ce moment-là, m'a-il ajouté, qu'il se réapproprie son enfance volée, les zerdas du bled, les contes de sa grand-mère, les comptines et les pépiements en fanfare sous le préau de l'école. Ses pensées font des dessins, des images, des couleurs, des ratures, des rayures, des brûlures, des coupures et des collages de rêves. Alger l'habite autant que Marseille l'ensorcelle, les jeux de cache-cache, les carrés de la marelle, la mélodie du Ravel qu'il fredonne sur les pupitres du collège sur un cahier bourré à satiété du poème de «liberté» de Paul Eluard et le bandeau du colin-maillard bien appliqué sur les yeux à la rue Charras lui suscite une démangeaison terrible dans la peau dur de ses souvenirs. Bab El-Oued en est le point de chute par excellence. Ce fut en fait un autre lieu de pèlerinage pour sa mémoire. Après des années du purgatoire, il en reste toujours des choses auxquelles Da Belkacem ne peut s'y soustraire. Ses bâtisses déglinguées sous une blancheur immaculée, le tramway et le front de mer, les filles algéroises d'antan, aussi joyeuses que pudibondes, les femmes en haïk qui descendent en nuées et toutes seules des faubourgs du Frais-Vallon et du Climat de France, les fables mâtinées que l'on raconte au coin du feu, la simplicité des gens, leur humilité et leur sens d'hospitalité le font bondir de joie. La joie d'une indépendance vite confisquée, les horreurs des terroristes de l'O.A.S, le recul des mentalités des siens des années après le font tressaillir de dépit lors de ses siestes. Rien n'échappe au souffle aussi tourbillonnaire que primesautier de sa mémoire. Une mémoire à la fois têtue et tatillonne, scrupuleuse et pointilleuse, vicelarde et défaillante à laquelle la roue de la pensée se soumet séance tenante. J'étais sur le point de départ sur Perpignan quand je l'ai rencontré. Ce jour-là, tout propre qu'il fut, garni d'un béret basque violet, Da Blekacem avait l'air de prendre la vie comme elle vient, simple et sans apprêt, la goûte immodérément sans feinte ni demi-teinte. Grave et sublime, il a l'étoffe d'un aventurier qui brave l'inconstance des âges. Alerte et vigilant, il est le parfait profil d'un type anti-conventionnel. Placide et taciturne, il étouffe ses colères, lesquelles deviennent lisses, dociles, sans âme, des cendres désertées à jamais par le feu, ces flammes qu'a éteint un exil voyou et sans scrupules... Un exil pyromane d'enthousiasme et de volonté mais tout aussi incendiaire de tristesse et de nostalgie, il le déteste à mourir, il déteste, il le déteste. Sur le parvis de la gare, il y règne un bruit assourdissant. Les trains lancent des vrombissements ennuyeux et s'enchaînent les uns derrière les autres, des foules éparses y font le pied de grue. Perchée sur ses talons d'aiguille en face d'un tableau de signalisation électronique, une vieille dame, haute comme trois pommes, aux cheveux roux, une soixantaine d'années et des poussières me semble-t-il, crie de rage, elle a égaré son billet ou oublié de le composter, sa voix est presque indistincte puisqu'elle est plus qu'à moitié édentée. Juste à côté d'un escalator mécanique, une truculente blondasse, à la tenue légère et au sourire factice sermonne sévèrement un agent de sécurité, chétif et soumis tandis qu'une fille, assise sur un banc à part lit intensivement mais se laisse malmener par un bel homme à la tignasse en bataille et au regard glacial, digne des grands lascars. Non loin d'eux, un couple se donne en flirt-spectacle et un malappris bouscule une mamie sans s'excuser. La gare était en ébullition en même temps que Da Belkacem arbore un sourire timide, derrière un visage marmoréen. Sa posture ne manque pas de panache ni ne souffre d'aucun coup de mou. La peau de la jeunesse lui est nature innée, vraie et éternelle. Il refuse de s'emmêler de cette réalité chaotique, cette désarmante comédie à la gloire d'un présent éphémère. Lui, il veut voir Marseille danser au son de la ritournelle d'exil, son exil bien sûr, il veut la contempler en train de blanchir son teint comme la Casbah qu'il l'a vu naître au monde, il veut surtout que Marseille se substitue dans son petit cœur à la douleur d'une séparation qu'il n'a pas pu consommer. Il aime en elle la ville qu'il l'a accueillie autant qu'il hait celle qu'il l'a endormie. Marseille est une sorcière enchanteresse qui noie son admirateur dans sa boule de cristal, elle le traîne des années et des années pieds nus tout au long de ses sentiers de rêves. Elle est une citadelle de l'hypnose qui monte à cru sur le cheval du temps. Marseille a le parler gouailleur, la foi peu sincère et l'apparence travestie. Elle dort le soir comme les fameux troglodytes des saintes écritures mais s'asperge de la rosée matinale telle une femme fraîche épanouie et si désirable. Marseille, c'est Alger tombée à la renverse dans l'autre bout du miroir, c'est la Grande-Poste avec ses magnifiques sculptures qui datent de l'ère turque, c'est Tafourah qui reçoit les petits bols d'air d'une mer momentanément assagie et s'acoquine le soir venu de ses brises caressantes, c'est le quartier des Tagarins, ce nom est tiré d'une fameuse tribu des Maures, chassée d'Espagne par les Rois Catholiques après la reconquête de Grenade en 1492, lequel niché entre les versants de collines, surplombe le port d'Alger ainsi que le quartier de fontaine fraîche, c'est la place des Martyrs, repère de l'histoire et de la mémoire, celle des Trois Horloges qui orne la devanture de Bab-El Oued, cette grande porte de tous les souvenirs et de toutes les dérives aussi, c'est Alger toute belle, splendide et naturelle, Alger délestée de toutes les excentricités saisonnières. Da Belkacem y croit obstinément. D'où son extrême attachement à cette étrange ville qui est loin d'être étrangère dans sa tête chenue à la racine «tu regardes mes cheveux mon fils, ils ont vieilli comme mes années d'exil!» Puis, il me tend volontiers son béret posé sur la paume de sa main pour se donner le temps d'aller au bout de sa pensée «fais gaffe, mon fils, à ce que tu tombes dans le même piège que moi, l'exil est un jeu d'équilibriste entre deux inconnus qui ne se connaissent et ne se connaîtraient jamais». Da Belkacem est du type de gens qui font l'économie des paroles inutiles, il n'avance dans la discussion que lorsqu'il sent les yeux de son interlocuteur briller, signe d'après lui, de la compréhension de son message. Souvent, il parle par ellipses et au moyen de quelques métaphores joliment tricotées. Il est une sorte de source à verbe intarissable à l'instar de ses parents. Ce dernier détail, il ne me l'aurait signifié qu'au terme de notre discussion. Autour de lui, circule en une ronde de caricatures et de coïncidences, une kyrielle de destins heureux ou malheureux qui se croisent en un amas de promesses d'une douce nostalgie. Une douce aventure teintée d'humour qui flotte dans l'air et épouse les colonnes de fumées que versent à foison les cheminées d'Azzefoun, le village des artistes, le village de ses ancêtres. Ses récits enchâssés dans le collier de sa mémoire en appellent à la complainte des hirondelles, au chant d'un grand troubadour du terroir. Da Belkacem s'y engouffre avec les yeux d'un gosse, en tire ce qu'il croit avoir perdu. Une randonnée pédestre mais de mémoire éprouvante dans un lointain submergé par les effluves de la campagne, là où le langage des plantes se taille la part du lion dans l'esprit de ceux qui aiment la terre, leur terre, la binent, la labourent et la nourrissent du fumier des vaches et des ovins comme une chérit une femme, la caresse, et l'on prend soin de sa progéniture. J'en étais fasciné, Da Belkacem peut citer sur le bout des doigts le nom de tous les animaux et les plantes, il a une mémoire d'éléphant d'autant plus que tous les objets ont une vie et un esprit comme leur auteur. En l'écoutant longuement disserter sur les temps des labeurs, la fenaison, la moisson d'orge ou du blé, la cueillette des olives, les récoltes en tout genre, les types de faucilles, de houe ou de binette dont il s'est servi de par son passé de paysan, je me suis vite fait vu regagner la tour d'ivoire de l'élève studieux de l'iconoclaste film «le langage des papillons» du réalisateur espagnol José Luis Cuerda. Da Belkacem fut à la fois le papillon qui s'envole d'une plante à une autre et le migrant sans destination fixe et je fus à la fois le nouveau débarqué sur une ville inconnue et l'élève qui avale goulûment la recette complète de son maître sans rechigner. Je me suis installé dans le film avec une outrance surjouée et ai vu même mon vis-à-vis courir à grandes enjambées dans les dédales de son récit. Un récit serti de comédie douce-amère, de satire grinçante, d'incursions et d'intrusions frondeuses dans un passé aux couleurs de joie et un présent terriblement sans charme. La canne sur laquelle mon maître s'appuie de temps en temps ressemble à s'y méprendre à une matraque télescopique et moi à un délinquant au bord de la récidive mais qui a cependant le mérite involontaire de l'écouter vider son sac rempli d'anecdotes et soulager sa conscience torturée par un chant lyrique puisé à la fontaine mémorielle des temps passés, nettement moins empesée que les pesanteurs d'un quotidien fermé à battants de fer. Moins excentrique que la Peñon d'Alger ou la grande plage de Kettani, le Vieux-Port de Marseille est un chef-d'œuvre d'art. Il est tout aussi captivant que les paquebots et les frégates ancrés à ses abords. Marseille est une ville où la bouffe est presque gratuite, où tu seras servi à volonté. Néanmoins, le loyer est très cher pour les petites bourses et les quelques hôtels de bas gamme qui se trouvent en centre ville sont en piteux état: couloirs déglingués, peinture qui s'écaille, arrière-façade complètement en ruines. On dirait que ces immeubles de haut standing ne servent en vérité que comme cache-misère des grandes métropoles. De ces petites trivialités, Da Belkacem n'en a plus cure. Sa vie à lui est réglée comme du papier à musique et au moindre petit tracas, il se retrouve à son grand malheur blotti dans les draps des angoisses. Au café de «rive gauche» que tient un certain blédard cupide et avare, il s'y attable à quatre pattes, le poker qui n'est pas du tout d'ailleurs son truc lui tient à cœur, c'est une façon pour lui de tuer le temps, de le massacrer. Et pourtant, on lui a partout collé l'étiquette de gagneur et lui comme un demeuré se charge à perte de répéter son mantra sur tous les tons et sur tous les toits. Da Belkacem est, s'il on veut en dresser un sincère portrait, un homme candide. Il revendique haut et fort sa liberté. Il se dit avoir vécu sous l'ordre martial de parents intrusifs, infantilisants et par trop paternalistes mais ses invectives se transforment rapidement en cris d'adoration dès qu'il entend de si loin la voix mélodieuse de «Slimane Azem» chantant «l'Algérie, mon beau pays», la fibre de Saudade du «cheikh Al-Anka» qui ponctue son éternelle «Souhane llah ya letif» de messages sibyllins ou la complainte combien sublime du révérend «Hasnaoui» relayant les refrains déchirants de «la maison blanche». A toutes ces voluptés de l'esprit, il a dû s'y rabattre à chaque reprise comme un Tarzan accroché à la liane familiale pour ne pas tomber en déchéance. Da Slimane, le barde qu'aurait dévoré l'impitoyable monstre de l'exil, a célébré non seulement le chant des hirondelles et le langage des papillons mais aussi le coassement des crapauds, le croassement des corbeaux et l'invasion des sauterelles, renaît de ses os dans les veines de Da Belkacem. Drôle et tragique destin de celui dont la tombe est encore jusqu'au jour d'aujourd'hui à Moissac en région toulousaine frappée de l'effigie de cet oiseau migrateur que l'on appelle «iferlas», c'est-à-dire «hirondelle», signe atemporel de la condition précaire de tous les exilés du monde! L'exil est de ces choses à la fois tristes et mélancoliques, belles et compliquées, poétiques et loufoques, l'exil est une si longue insomnie. Dans le kiosque d'en face, un roman-essai salué cette année par la critique attire mon attention, il a pour modeste titre, «l'exil de l'amour entre le ying et le yang». En fait, ce n'est que du pipeau. Des livres pareils, j'en ai laissé un tas sous la table en chêne massif du salon familial «où?» me dit si perplexe Da Belkacem «au bled», lui ai-je rétorqué sur un ton sec. A cet instant-là, j'entends une voix tonitruante escalader sur les tympans de mes deux petites oreilles « le train R-E-R 678 en destination de Perpignan-Saint est entré en gare, pour votre sécurité, éloignez-vous des bordures du quai s'il vous plaît». La trame s'arrête subitement à notre hauteur, un agent de la gare, tout de blanc vêtu, probablement le chauffeur en sort, opine du chef «les gars, préparez-vous, on va démarrer dans deux minutes maximum!» |
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