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Mais pourquoi la rente devient une malédiction ?

par Kamal Guerroua*

«Si tu peux regarder, vois, si tu peux voir, observe» In livre de consultations cité par José Saramago (1922-2010)

Une question en regard de laquelle on ne puisse se prévaloir d'aucune analyse définitive qui tient lieu d'une sentence irrévocable. Mais pourquoi donc? La raison coule de source, l'expérience algérienne dans tous les domaines (politique, social, économique et même culturel) est enfermée dans un moule à la base unique mais ouvert à plusieurs interprétations possibles par la suite. L'économie, s'il en existe bien une, fut et est victime de disjonctions successives (blocages administratifs, anarchie et incompétence managériale, volonté de pérennisation du statuquo...etc). L'amateurisme aventurier, l'inexistence ou l'étiolement des valeurs de l'entreprise, la prégnance du virus de la rente avec son long chapelet de dérivatifs (assistanat, je m'en foutisme, mentalité de Beylek, mâarifa...etc) et la prolifération ainsi que l'éparpillement des sédiments empoisonnés de la mauvaise gouvernance (refus d'assumer la responsabilité de l'échec, fuite en avant, atermoiements...) sur toutes les classes sociales ont enfoncé encore davantage le clou dans le champ combien miné des contradictions algériennes. Dans la foulée, le flou politique, l'incohérence et même dans certains cas «l'incongruité» des discours ont aggravé les conséquences de cette tumeur bénigne qu'est la rente. En conséquence, l'addition des malheurs et des gênes est trop salée pour un peuple en quête de ses repères (identitaires, idéologiques, et économiques) et un régime en souffrance de légitimité depuis pratiquement plus de 50 ans.

Personne ne le contredirait, quand la cleptomanie, la corruption et la cécité civique s'arrogent les lettres de noblesse de l'éthique politico-sociale d'un pays donné, l'État devient un corps sans vitalité et le peuple, un ramassis de masses dégénérées et réduites en poussière politique.

Il est un fait avéré, la force «décatalysatrice» de la rente se percevrait dans le corps social dès lors que les décideurs politiques cessent de penser en termes de rentabilité, de performance et d'efficacité économique. En effet, «ce tourniquet de vertige», la rente s'entend, empêche la société de prendre sereinement son envol et l'élite de se faire une idée claire et précise de son propre environnement social immédiat. Son absorption progressive de l'énergie sociale achève d'un coup l'harmonie générale du pays. Les nations en mutation qui veulent vraiment penser à une modernité vivable ont intérêt à tâter les pouls de leurs sociétés et d'en mesurer la cadence ainsi que les échos à chaque fois que le besoin s'en ressent. Les frustrations des «desperados», le calvaire des «hittistes» adossés au mur du désespoir et de l'attente lassante, le cri de rage des laissés-pour-compte pour qui, s'attabler à une terrasse de café ou se permettre un dessert dans un déjeuner est un luxe inouï ne sont que l'expression de ce malaise social tentaculaire qui perdure dans notre pays. Nul doute, la capacité d'indignation d'un quelconque peuple est fonction de sa mobilisation et de son degré du civisme. Or, en Algérie, l'individu est presque «un sujet» politique et non point «un citoyen» dans la mesure où il espère plus une répartition équitable des recettes de «l'or noir» qu'une réelle production ou création de richesses. Ce qui est, par ailleurs, très dramatique et inquiétant en même temps car subsidiairement, la culture du fisc n'y existe pratiquement pas et «le travail comme force créatrice» est absent de l'imaginaire collectif à force d'être contaminé par la contagion rentière. Le pays semble être un colosse aux pieds d'argile. Car, bien que possédant une manne pétrolière considérable et des réserves de change enviables, reste tristement dépendant des fluctuations du marché économique mondial, l'augmentation du prix du sucre et des matières de bases ne fut-elle pas un mobile parmi d'autres du déclenchement des révoltes erratiques de janvier 2011 un peu partout dans le pays. L'Algérie, encore faudrait-il le reconnaître ici, n'est pas un pays indépendant stricto sensu car il n'a pas la main basse sur son appareil économique. Affirmer cette triste réalité en ce papier est un lieu commun mille fois ressassé ailleurs. Autant dire, ce n'est plus du misérabilisme bas étage si l'on accepte ce constat mais c'est de la pure franchise de s'y résoudre. Quoi de plus encombrant qu'un pécule financier que l'on extrait de la terre sans génie, ni savoir-faire ni moins encore effort? Par les temps qui courent, faire l'éloge de la rente est à mon humble avis un flagrant délit passible d'une longue réclusion criminelle d'autant que celle-ci encourage l'oisiveté au sens terre-à-terre du terme et accroît «la corruptibilité sociale», les privilèges octroyés ou obtenus indûment, les prébendes et plus particulièrement «l'instrumentalisation idéologique» du de l'histoire du pays par une nomenclature assoiffée du lucre et du pouvoir. Que l'on ne s'y méprenne pas outre mesure, le cœur battant d'une quelconque nation est bien entendu le travail. C'est même l'idéal vers lequel tout peuple souverain se doit de tendre. Mais, qu'à cela ne tienne, le fait que les mentalités aient pu être gangrenées par la peste de l'argent facile revient à confirmer le cliché sournoisement entretenu que l'Algérien est flemmard et je m'en-foutiste. La déroute sémantique amorcée est gravissime dans la mesure où elle accule l'offensé (l'Algérien) à la défensive et non plus à la quête des tenants et aboutissants du phénomène. Les Algériens sont nés, semble-t-il, avec un défaut congénital, au lieu d'attaquer l'origine et les causes d'un problème donné, ils se contentent après coup d'en adoucir les effets et d'en colmater les brèches ou à tout le moins cherchent-ils des formules d'apaisement spirituel tels que «Allah ghaleb», «mektoub».Etc. L'incohérence, l'illogisme et parfois la superstition nous ont malheureusement conduit à vanter les mérites et les prouesses des autres peuples ou pays et d'oublier les nôtres.

L'image des «figuiers de barbarie» qu'a projetée le célèbre écrivain Rachid Boudjedra dans un roman portant le même titre est très typique de notre cas. Pour preuve, le jeune algérien a le cœur au travail, il est tout aussi volontaire que dynamique mais, le ton grave, il s'énerve rapidement et n'accepte plus les formes de courtoisie et gentillesse. C'est là peut-être que gît l'une des raisons de la faillite du créneau touristique. L'orgueil blessé et le manque de l'humour national sont un handicap des plus pernicieux pour le développement du secteur tertiaire (les services). En revanche, ce n'est point le repli autarcique des autorités publiques sur les revenus des hydrocarbures qui fera fléchir les ambitions des jeunes et leur élan du dynamisme. C'est pourquoi, les marottes dégradantes que font d'eux les pontes du régime ne valent à leurs yeux aucune tripette. La rhétorique creuse et triomphalisme bidon ne sont plus de bonne tenue. Tout le monde sait que l'heure est au développement auto-centré des potentialités nationales, à la démocratisation du pays sur la base d'un pacte de confiance entre gouvernants et gouvernés, à l'éclosion d'un progrès social multiforme (culture, société, économie et modernité), et à la naissance d'un projet de société.

L'audace, c'est de dire que la rente est une malédiction et qu'une embellie financière aussi considérable soit-elle, ne signifie plus prospérité économique. Néanmoins, réflexion faite, l'on se rend compte que ce tableau pas certainement exhaustif n'est pas forcément juste car des pays comme la Norvège et la Finlande aient réussi leur décollage économique grâce à la seule rente pétrolière. Où en est donc le problème? Les analystes n'en démordent pas et s'accordent unanimement à dire que le hic et le nœud gordien de la faillite économique de notre pays incombe aux politiques aussi volontaristes qu'irréalistes engagées depuis l'indépendance nationale (la révolution agraire, l'industrie industrialisante, la politique d'anti-pénurie, «P.A.P», l'économie du bazar accentuée par la politique de l'Infitah, l'ajustement structurel des années 90 opéré dans l'anarchie), hormis l'ébauche de réformes, soit dit en passant, sérieuses dans l'éphémère parenthèse de Hamrouch (1989-1991), rien n'ait fait pour redonner espoir à une jeunesse aussi désorientée que clochardisée que la nôtre en désaltérant son extinguible soif de modernité. Le plan de relance économique du président Bouteflika étrenné dès l'année 2000, pour peu qu'il ait été prometteur, aurait tristement tablé sur la constance du prix du baril du pétrole à 19 dollars, les lois de finances qui s'en sont suivies, établies sur ce seul critère se sont révélées moins élaborées et peu efficaces. Les conséquences en sont là très éloquentes ( Affaire Khalifa, scandale de Sonatrach, magouilles et détournement dans le projet de construction de l'autoroute Est-Ouest). Le plus malheureux encore, c'est l'économie informelle, cette vermine qui est devenue l'échine dorsale de l'économie nationale. Les autorités de notre pays n'ont rien trouvé de mieux que de chasser des petits vendeurs à la sauvette, laissant le terrain libre aux grands réseaux de trafic d'influence et du banditisme ou ce que l'on classe dans le jargon policier sou l'appellation du «crime organisé».

C'est triste, la pagaille administrative entretenue sciemment d'en haut a découragé plus d'un investisseur étranger car les lenteurs et la paperasse font peur. En Algérie, il faut tout un tas de documents pour établir une pièce d'identité ou se faire délivrer un titre officiel. Hélas, on n'a hérité de la période coloniale que la bureaucratie pathogène et le jacobinisme inhibiteur. L'anomie est telle que «la hogra» s'est transformé en un référent psychologique consensuel, si consubstantiel de l'identité sociologique de l'Algérien. Il paraît que l'aliénation prolétarienne dont avait parlé le philosophe allemand Karl Marx (1818-1883), conjuguée à un profond enracinement de la culture égalitariste dans le subconscient collectif auraient sapé ce qui reste de l'éthique citoyenne. Abordant ce thème, un ancien responsable du pouvoir algérien aurait laissé à la postérité cette sentence fort récapitulative du marasme algérien «la hogra n'a qu'une seule identité algérienne, qu'une couleur, la couleur des sans-voix, qu'un emblème, celui des sans grades, de ceux qui ne sont inscrits dans aucun réseau». C'est dire combien l'hostilité de la société a freiné toute ouverture à nos jeunes. L'échafaudage de l'échec a brillamment été préparé et sur chantier par nos responsables. L'absorption et surtout le télescopage de l'idéaltype, autrement très négatif de «l'économie compradore» à l'échelle internationale (l'Amérique Latine et les pays du golf) sur le terrain local aurait renforcé les certitudes tout aussi des barons que des grands magnats de «l'import-import». La machine de la production et du marketing commercial est à la peine. C'est pourquoi, l'on ne devrait plus s'étonner s'il l'on trouve des dattes «deglat nour» sur les étals des grandes surfaces occidentales sous emballage tunisien ou marocain! A qui la faute ? A la société civile, à la classe politique, au peuple «fainéant», aux sociétés de commercialisation ? Il est certain que la réalité de ce constat est très amère, à titre d'exemple, presque aucun parti politique n'a proposé une voie alternative à «l'économie de la rente». Durant la campagne pour les dernières législatives, on a entendu certains discours-fleuve sur le nationalisme, d'autres carrément lèche-bottes mais pas une seule proposition économique valable. Il semble bien que nos élites gouvernantes s'accommodent à merveille d'une vie à bon compte sans casse-tête ni pense-bête.

L'exploitation populiste et la manipulation démagogique de la fête du 05 juillet sont le summum de la bêtise managériale des affaires de l'État. C'est à la fois sidérant et insensé de débloquer un pactole de deux milliards d'euros pour le dépenser à tire larigot dans des festivités commémoratives dont le folklore et le sensationnel l'emportent de loin sur le mémoriel et l'historique et nos jeunes harragas meurent désespérés dans des centres de transit ou complètement happés par les requins de la Méditerranée et au moment même où un pays comme la France par exemple essaie tant bien que mal, patriotisme et croissance oblige, d'engranger au prix de coupes budgétaires et de ponctions de salaires du staff gouvernemental lui-même en vue de pouvoir économiser 3 milliards d'euros en une année ! Dépenser sans compter dans les moments d'abondance sans que cela transparaisse effectivement sur le quotidien du citoyen lambda n'est qu'un huilage prémédité des ressorts de la révolte. Ce qui suscitera aussi nombre de bémols dans le discours officiel et fait que les responsables mordent la poussière de leurs échecs. L'escamotage du réel derrière sa symbolique, la dialectique spéculative des mensonges, la mise en réseau de la culture rentière aussi perverse que cruelle participent

*Universitaire