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L'angoisse gaullienne du général Alpha

par Kamel Daoud

«?C'est le matin et le soleil est vieux. Le général alpha? regarde son pays à lui qui moutonne jusqu'à l'horizon. Cela fait 50 ans qu'il le garde, le surveille, le protège. Contre qui ? Beaucoup d'ennemis, lui dit souvent sa tasse de café. Rien n'est plus dangereux après l'indépendance, que la Liberté. Le Général le sait : sans son sens du devoir, ce pays irait se manger en trois jours. Un jour une dispute a éclaté tout près de la caserne, entre deux automobilistes. Il était là et a vu ses soldats ouvrir le portail pour séparer les belligérants. D'un regard, il intima l'ordre à ses hommes de rester loin. Il voulait voir ce que ce peuple se fera à lui-même, s'il était laissé à lui-même. La dispute a failli tourner à l'émeute et au crime d'honneur pour un capot et un phare. Une demi-heure après, il lâcha les siens et mis fin au spectacle. Leçon du jour dira-t-il à son secrétaire «sans nous, ils se tueront». Oui, le Général avait un sens mystique du devoir et une sensation physique des frontières et de l'héritage que lui ont laissé les martyrs. Ce matin c'était mercredi : jour des missiles. De vieux missiles russes qui ne pouvaient servir à rien désormais, mais qu'il aimait caresser et regarder comme de vieux trophées. Il avait aussi une collection d'ailes d'avions, un diplôme russe et une seule photo floue car il ne l'a jamais permise : l'invisibilité, en Algérie est source de Pouvoir, la visibilité est le début de la disgrâce. Dès que ce peuple vous touche ou vous voit, il ne vous croit plus et ne vous respecte pas.

Au début, il avait tenté de faire du pays une caserne : rangées, allées, gazon, salut militaire, sens de la hiérarchie? etc. il n'avait connu que la caserne et quand il devint grand architecte, il tenta de donner à la caserne la surface de la nation. Mais le temps l'avait vaincu et aujourd'hui, la caserne est de quelques kilomètres seulement. Entourée de vastes terrains vagues, peuplés de villes ou grouillaient ces monstrueux civils qui grimpent aux murs et, se battent avec les dents et mangent les passants et coupent les routes. Sans nous, c'est pire que la colonisation. C'est la disparition. Le Téléphone sonna : c'est Si El Hadj Y. Autrefois il aimait le recevoir pour de longs cafés sournois et amusants, car ces gens étaient utiles. Pour ramener la nourriture et le lait durant la guerre. Pour faire de la politique à la place des militaires, faire la liaison entre la plaine et le maquis, l'âne et la frontière ou faire croire que la caserne ne s'occupe que de la caserne. Maintenant Si El Hadj Bêta était devenu vieux, méchant, inutile et cupide. C'est la maladie des intermédiaires que de se croire le centre du monde alors qu'ils ne sont que la manche de la pelle, dit un faux proverbe, se dit le général. Il refusa l'audience. Sauf que lui aussi était coincé. La caserne a vieillie et a rétrécie, le peuple est devenu jeune et violent et détestable par son insolence, et lui, il a mal partout. «Quitter !». Oui mais où, se dit le général en zappant sur El Jazeera. Le pays est enfermé dans une caserne qui est elle-même enfermée dans le pays. Pas d'issues. Une pensée pour ses enfants qui n'ont pas de pensée pour lui, justement. Demain, ça sera cinquante ans qu'il surveille les mâchoires de cette nation. Cela fatigue un homme et lui donne mal au dos que de porter un pays en marchant sur un peuple. Trop de civils, de gueux, de méchants, de mal habillés. Ils avancent comme de la rouille qui mâche les fondations. Sur les trottoirs, piétinent le gazon et débordent des allées qu'il a toujours aimé nettes et bien tracées. Il y a quelques années, il avait frappé dur et méchamment cette racaille. Il le fallait, pour leurs biens. Puis son avant bras s'est lassé. Rien à faire. La démographie était plus rapide que la matraque. L'accouplement plus véloce que le coup de feu.

La solution ? Celle de De Gaulle : il faut qu'un jour il se retire. Les laisser se manger entre eux. Ils veulent un pays ? On verra ce qu'ils vont en faire, se dit le général avant d'éclater de rire. «C'est ce qu'à dit De Gaulle» lui dit sa tasse de café. Il faut se retirer. Rien à faire ici. Je garde le sud et je leur donne le nord et la mer. Qu'ils l'a mangent. Comme De Gaulle a dit. Je garde juste quelques casernes au nord, je ne signe pas d'accord à Evian ou ailleurs. Ce pays a besoin d'un insecticide, pas d'un pouvoir. Pouvoir s'en aller. Ils veulent me jeter à la mer les ingrats. Ils veulent revenir à leur état sauvage et marécages.»