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« Les faits authentiques foisonnent ; ils ne manquent pas à la science ; ce sont les savants qui manquent à les observer » M. Mauss
Difficile est cet exercice qui consiste à saisir le changement dans son accomplissement. Je parle évidemment du rôle que la sociologie, l’anthropologie et leur sœur ainée l’ethnographie, sont sensé accomplir, à savoir la compréhension de la société. Le texte qui va suivre est en fait le fruit d’un effort de réflexion autour de la manière la plus efficace de faire comprendre à des étudiants de graduation, le sens d’une expression qui a fait et continue encore aujourd’hui à faire le malheur des sciences dites « molles », et que ceci soit évoqué sans honte aucune: «L’OBJECTIVITE SCIENTIFIQUE » Feuillet premier : l’être objectif Dans ses Règles de la méthode… Emil Durkheim estime que tout chercheur en sociologie (et en sciences sociales par extension) se doit d’apprécier les « faits sociaux comme des objets ». Seulement, toute la difficulté réside en ceci, ces mêmes faits ainsi que la société qui les anime ne sont point des objets. Tout au contraire, une société une masse d’individus: de sexes et d’âges différents, c’est du moins en quoi peut-on résumer son « aspect physique » (s’il se tenait qu’à ces détails (densité, sexe, âge), on aurait pu avoir une sociologie pouvant se hisser dans l’échelle de la classification des sciences, hélas pour elle la place était déjà occupée par une autre discipline qui a su naviguer sur les vagues des deux tendances (dure/molle), la démographie). Une société c’est aussi de l’immatériel, de la culture, des croyances, des comportements individuels, un comportement collectif, des états d’âmes, etc. rendant la tache de la considérer comme un objet plus dur, voir impossible. Les premiers anthropologues ont pu résoudre cet écueil en optant pour un terrain d’étude et une réalité sociale qui diffère de manière radicale de la leur. Il est certes plus facile de porter un regard critique sur un être qu’on ne connaît pas. L’émergence de la tendance visant l’exploration des univers exotiques a fait, faut-il le noter, la gloire de cette discipline. A tel point que toute population, désignée malproprement comme « primitive » se voit attribuer le nom d’un ethnographe. Qu’en est-il de la sociologie et de l’anthropologie pratiquées par les Algériens pour comprendre les Algériens? Et si tous les efforts entrepris par les milliers de sociologues locaux, depuis plus de quarante ans, dans la compréhension de leur environnement social étaient vains? Il y a une raison bien précise, source d’une telle interrogation. Deuxième feuillet: A propos de l’arrogance qui a précédé la ruine La source du doute est simple, une lecture d’une note ethnographique rédigée par Colette Pétonnet (ethnologue française) et dans laquelle elle relève la caractéristique suivante: «Le bit el ma est une des pièces les plus importantes de la maison. Mot à mot «pièce de l’eau», c’est l’endroit réservé aux ablutions.[...] Construit à la turque pour permettre la position accroupie, rituelle et confortable des ablutions, il recèle toujours une provision d’eau et un récipient verseur. Un marocain [comme un algérien] quelle que soit la maison où il se trouve, peut donc toujours sacrifier à son hygiène personnelle. En Europe la position assise du siège le gène et ses WC comportent un pot d’eau quand bien même il vit à l’européenne.» Dans cet article écrit en 1972 se voulant tableau ethnographique d’un bidonville marocain, Petonnet relate une vie sociale authentique, d’un point de vue européen évidement, mais combien banale et habituelle chez ceux qui appartiennent à la sphère culturelle maghrébine, les sociologues entre autres. Le fait est que les toilettes à la turque s’anglicisassent de plus en plus, seul élément « identitaire » qui peine à disparaître, est la provision d’eau qu’on a toujours à porté de main. « Rituel » ou pas, là n’est pas la question. La société change, ceci est sa raison d’être, et tant mieux pour ses rentiers que nous sommes. Saurions-nous, seulement, en tirer profit? Une particularité, certes, mais la présence de ce «récipient verseur» n’aurait jamais attiré mon attention si ce n’est la note de Pétonnet, la raison est simple:»Il n’y a pas plus banal et habituel que la présence d’un récipient verseur dans le cabinet de toilette, l’attention est accordée qu’à «l’exceptionnel». Cela a changé mon appréciation de la réalité, et a fait surgir mes craintes les plus enfouis: et si on passait à côté d’éléments susceptibles d’éclairer le «réel» sans les voir, tout simplement par ce qu’on estimait que c’était habituel et ô combien banal? Ou parce qu’on jugeait que s’attarder à les traquer était indigne de sa formation universitaire! Logique (erronée), on ne fait pas d’études supérieures pour disserter sur la configuration du bit el ma, voyons! On se laisse tenter par des thématiques brillantes et tape-à-l’œil, de crainte à ce qu’on soit privé d’éloges et de critiques. Soit, de reconnaissances. Et dans cet acharnement à traquer l’exceptionnel, on rate, le plus souvent, sa cible. DERNIER FEUILLET: A PROPOS D’UNE SOCIOLOGIE SANS VISEE PRATIQUE Des pratiques disparaissent, d’autres les remplacent, ceci est le propre d’une société qui vit et qui change. Le rôle du sociologue est de discerner le changement lors de son accomplissement. L’exemple de ce récipient d’eau m’a fait comprendre combien cette tâche était difficile. Partout autour de nous se trouvent des indicateurs informant sur le changement. Mais je me rends compte au jour d’aujourd’hui combien le banal auquel on n’accorde, pas plus que cela, d’importance, a cette capacité d’engendrer l’exceptionnel. Le déclenchement de la guerre de libération, le printemps berbère, octobre 88, l’effervescence qui a accompagné l’épisode « Oum Dermane », pour ne citer que ceux-là, sont, en fait, le fruit de cumuls de micro changements, qu’on constate qu’une fois qu’ils aient trouvé place sur cet immense échiquier qu’est la réalité, transformant ainsi sa configuration. Frustrant, n’est-ce pas, que ce sentiment de s’être «trompé de société»? Plus qu’amère je dirais. Ceci est dû au fait qu’on n’ait pas encore réussi à s’affranchir des schèmes d’analyse et des théories explicatives occidentales. Certes l’objet (la société) est bien réel, tout le problème réside dans sa construction théorique. Et il m’est avis, qu’une sociologie arabe de manière générale, et algérienne plus spécifiquement, n’émergeront que si l’on daigne, enfin, à considérer la société telle qu’elle est réellement et non pas telle que, dans un délire intellectuel, la concevons. Ce qui reste à faire n’est pas très compliqué: cette raison d’être qui est la notre, la société algérienne comme objet d’étude, a besoin d’être repensée dans sa profondeur et dans ses spécificités, pour cela sa déconstruction est impérative. |
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