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L’Algérie s’apprête à fêter le cinquantième anniversaire de son indépendance. On ne peut manquer de noter le climat d’indifférence qui entoure cet anniversaire, qui vient d’être marqué par la mort du premier Président de la nouvelle République, Ahmed Ben Bella. Dans n’importe quel pays au monde, un tel événement ferait l’objet d’immenses festivités, ferait l’objet de débats sans fin, serait l’occasion de manifester avec éclat l’unité de la Nation. Bien au contraire, il se prépare en catimini, de manière presque clandestine. Il se murmure que le choix gouvernemental d’une commémoration discrète serait une sorte de bonne manière faite au gouvernement français. Il serait donc plus important d’éviter de déplaire à l’ex (?) puissance tutélaire que de rendre hommage aux millions de morts occasionnées par la soldatesque coloniale en 132 ans…
Paradoxe apparent : en France, cet événement bénéficie d’une couverture très importante. Télévisions, cinéma, éditions en tous genres, l’Algérie s’affiche partout… Mais de quelle Algérie s’agit-il ? Il s’agit de faire en quelque sorte pendant au silence algérien, profiter de la timidité de l’ancienne colonie pour faire prévaloir la vision française. Ainsi, l’écrasante majorité des productions font la part belle aux tourments moraux des jeunes soldats, à la détresse des pieds-noirs, à la beauté des plages que doivent abandonner de beaux jeunes gens au teint bronzé. Les Algériens, les « Arabes du décor » de Camus, sont invisibles. Les massacres de Sétif sont certes évoqués. La caméra montre des exécutions sommaires de bergers. Mais on ne voit pas leurs visages, noyés dans leurs turbans. On les voit s’écrouler sans grâce sous la rafale. Le massacre est ainsi désincarné, déréalisé. En revanche, les jeunes appelés français bénéficient d’une empathie évidente. Ils embrassent leurs mamans, leurs fiancées sur les quais de gare. On les voit, tremblants de peur, au moment de s’engager dans la route sinueuse de Palestro (Lakhdaria aujourd’hui). On se surprend à être émus en apprenant que dix d’entre eux sont morts dans une embuscade ! Des intellectuels doctes renvoient dos à dos l’armée française et le FLN, coupables de violences. Zohra Drif fait l’objet d’un lynchage médiatique parce qu’elle refuse la contrition à laquelle tente de l’amener Lévy, philosophe de cour, pour les attentats qu’elle a commis à Alger. Les commentateurs rapportent à l’infini l’attentat du Milk Bar d’Alger. Personne ne rappelle que l’événement inaugural de la violence terroriste algéroise a été l’attentat de la rue de Thèbes, dans la Casbah d’Alger, dans la nuit du 10 août 1956, qui a fait 16 morts et 57 blessés. Selon le mot de Patrick Rotman, «à Alger, le contre-terrorisme a précédé le terrorisme». Surtout, personne ne dit mot sur la réalité pourtant bien connue de la colonisation, les enfumades, les emmurements, les massacres, le dénuement des Algériens. Personne ne cite ces chiffres terribles qui disent la vérité sur les « bienfaits » de la colonisation : la famine de 1868 qui a emporté le tiers de la population, le taux d’analphabétisme de 86% qui affectait la population « indigène » à la veille de l’indépendance, son espérance de vie de 25 ans inférieure à celle des Européens d’Algérie… Il se trouve des intellectuels algériens pour reproduire la propagande coloniale. La presse, les médias leur ouvrent complaisamment leurs tribunes. On peut imaginer la délectation profonde des nostalgériques qui entendent de la bouche de tel romancier algérien que les colons ont transformé en 1830 «un enfer en paradis»… Benjamin Stora, il y a plusieurs années, a réalisé un film intitulé «Les années algériennes». Jean Daniel, dans un éditorial du Nouvel Observateur, parle de «l’épisode algérien». Sarkozy, soumis à une question sur l’attitude vis-à-vis du passé colonial, a lancé « La repentance, ça commence à bien faire !». De différentes façons, c’est dire que l’Algérie n’a constitué qu’une parenthèse dans la grande histoire de France. A contrario, la colonisation constitue pour l’Algérie un rétro horizon indépassable, étouffant de silence, bruissant de mensonges, une sorte de bible apocryphe ayant pour fonction unique de servir les intérêts du Pouvoir. La première œuvre de salut public consisterait à revisiter cette période de manière critique, seule manière de pouvoir la dépasser pour pouvoir enfin se projeter vers l’avenir, la construction de l’Etat-Nation, le recouvrement de l’estime de nous-mêmes. Il faut sortir de la litanie des demandes de pardon adressées à une ex-puissance coloniale d’autant plus méprisante que son poids s’affaiblit. Il faut que cette période d’abaissement soit traitée comme un épisode de notre Histoire, un épisode qu’il va falloir analyser pour empêcher sa répétition. Il faut sortir du tête-à-tête mortifère avec la France et redécouvrir le large. En Algérie, les voix les plus bruyantes sont celles qui prônent le mépris vis-à-vis du pays et des gens qui le peuplent. Ces voix portent aux nues le passé colonial et appellent parfois à son retour. Elles sont minoritaires. La majorité du peuple algérien sait au fond de lui-même les ravages de la colonisation. Il voit la logique coloniale à l’œuvre en Palestine, au Congo, en Irak. Il est certes lucide sur l’état de notre pays et sur les maux bien connus dont il souffre. Pour autant, il ne troquerait pas sa situation contre le retour d’un ordre qui le vouerait à un abaissement institutionnel. La libération de l’Algérie s’est faite au prix d’énormes sacrifices. Le demi-siècle écoulé est jalonné de désillusions. A l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance, prenons l’engagement de libérer de nouveau l’Algérie, de décoloniser les esprits, de reconstituer les fils invisibles qui feront des Algériens une communauté de destin qui aura surmonté le traumatisme des années de vilénie. |
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