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Il est des romans que l’on se prend à lire comme on écoute un disque. Certains sont une petite musique douce, d’autres une composition harmonique savamment concoctée. Et puis, il y a les romans rock’n’roll. Ceux dont les chapitres s’apparentent à une suite de riffs rageurs tout autant destiné à cogner qu’à faire exploser tympans et poitrines. Putain d’indépendance, est l’un d’eux (*). Quoi de plus normal ? Son auteur, Kaddour Riad, a été coproducteur de l’émission de radio culte Sans Pitié (Chaîne III). A le lire, on l’imagine écrire au rythme d’un Deep Purple, d’un Led Zeppelin voire d’un AC/DC des débuts ou, pourquoi pas, d’un T34, l’un des rares groupes algériens de heavy metal. Il est vrai que parler de l’indépendance – et surtout de ce qui a suivi - oblige souvent à crier, à marteler ses mots comme on cogne un mur, de rage ou de désarroi. Qui peut parler de l’Algérie sans avoir envie de hurler et de se lamenter ?
1962, l’Algérie, l’indépendance… A l’époque, l’auteur a dix ans et vit à Cherchell, à l’ouest d’Alger. Dès les premières pages, il se souvient de « ces temps impitoyables furieusement transfigurés par le miracle de l’indépendance déferlante ». Et d’évoquer « cette apocalypse de chants patriotiques, de youyous épiques, d’actes héroïques, d’agissements diaboliques, de déguisements fanatiques et de préparatifs burlesques ». L’indépendance… Le temps de toutes les espérances, surtout si l’on est un enfant de dix ans, conscient de sa piètre condition d’indigène, habitant « une vielle maison au bord de la ruine, murs lézardés et toit incertain ». Enfant pauvre, fils de pauvre, errant sans but précis dans les rues de la ville antique, travaillé, peut-être de manière inconsciente, par le désir de revanche à l’encontre du colon, de celui qui fixe les règles injustes d’un jeu où l’Arabe, le Kabyle, le non-Français, est toujours condamné à perdre. Alors, se souvient Kaddour Riad, quand se rapproche l’indépendance, c’est l’écoulement du sablier qui s’interrompt, c’est le moment de tous les possibles. Ecoutons-le. Long solo. Allegro. « L’indépendance ! Incroyable rêve de liberté. Fierté. Audace. Jamais au grand jamais nous n’avions exhibé autant de joie, courage, tolérance, solidarité et ferveur en toutes circonstances. Etre digne de nos moudjahidine, ces êtres extraordinaires, droits, imperméables, inoxydables, invincibles, inhumains, plus forts et plus généreux que tous les pères Noël de la Terre. Moudjahidine qui allaient bientôt nous délivrer et nous ramener une belle maison avec un jardin, des balançoires, des cheminées, des robinets, des fauteuils et des armoires pleines de bonbons géants, de sucettes glacées pistache et vanille, de ballons, de bicyclettes, de trottinettes, de tout plein de chocolat et de cadeaux incroyables! Les moudjahidine étaient mes Indiens, mes champions, mes cow-boy, mes Tarzan, mes John Wayne… » Oui, mais voilà. 1962, c’est peut-être l’indépendance, la folie et l’euphorie. Mais, c’est déjà la déception et, très vite, le temps de la reprise en main, de la confiscation du rêve, des combines et de l’unanimisme. « Voici les ruines romaines ruinées ! Voici les ruines françaises pillées ! Voici les nouvelles ruines algériennes ! ». On peut n’avoir que dix ans et vite comprendre ce qui se prépare. « Le gouvernement algérien, qui était provisoire, est devenu définitif, après quelques vérifications, liquidations, intimidations, tortures, emprisonnements, séquestrations et autres jugements sommaires ». C’est l’heure des mobilisations « contre les complots ourdis des milieux connus pour leur hostilité à l’égard de l’Algérie ». Le temps du désenchantement. Celui des privilèges pour ces anciens moudjahidine « qui se font de plus en plus jeunes et en bonne santé chaque jour que Dieu fait ! » Kaddour Riad évoque la confiscation de la révolution algérienne. Dans son récit, il n’épargne personne. Ni les Algériens, ni son frère, ni ses pairs, ni même sa mère. Quant à son père, homme lettré mais peu apte à la débrouille, il est le portrait de cette Algérie empêchée qui aurait pu tant donner. Qui aurait pu bien mieux faire… En quelques pages ravageuses, l’auteur restitue aussi la lente régression de son pays et sa plongée aux enfers, comme point culminant dans l’horreur et la bêtise, les années 1990 avec leurs tueries, leurs massacres. Extrait. Lamento. Vocero algerino : «Marasme. Groupuscule. Menaces. Faux barrages. Fin d’un monde (…) On se suspecta : celui-là n’est pas conforme. Tel autre a des origines juives. Celui-ci ne vient pas à la mosquée. Il parle français (…) On se donna en spectacle. On défraya les chroniques. On fit la une de tous les quotidiens du monde. On se regarda de travers à travers toutes les télés de la planète (…) On se diasporisa. On s’afghanisa. On hurla des versets de Coran et psalmodia des injures de salon (…) On se hissa à la première place des nations infâmes qui détiennent les records du nombre de disparus.» Dans cette tragédie nationale, certains, comme Kaddour Riad, ont pu s’engager sur le chemin réparateur de l’exil. Réparateur ? Oui, car comme l’indique l’auteur, il permet tôt ou tard de se «débarbariser au plus vite», de «se réparer spirituellement» et de «recoller tous les morceaux des différents peuples qui» ont taillé l’Algérien «dans la souffrance, la misère, la trahison, la guerre et le sang». Vient alors le temps du citoyen du monde. Peut-être l’occasion d’un autre récit littéraire. Qui, à coup sûr, sera moins coléreux et martelant. |
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