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C'est par les
pratiques que se dessinent les traits d'une culture. La culture citadine ne
fait pas moins l'exception. Si j'ai pris la décision de tracer ces quelques
lignes, ce n'est que dans le but de comprendre pourquoi nos spécialistes de la
ville (du moins une grande partie d'entre eux) s'obstinent à nier
systématiquement l'existence d'une citadinité algérienne, parfois même
iront-ils jusqu'à nier l'existence de la ville elle-même.
C'est logique, me diriez-vous. Seulement, en bon «fan» de la sociologie je dirais, que c'est justement cette «logique» fille de la «raison», dont Descartes dit que c'est le sentiment le mieux partagé parmi les êtres, qui manque de manière cruelle à ce raisonnement (je m'enfonce d'avantage.) En fait, la citadinité comme la laïcité d'ailleurs, tout le monde en parle, mais très peu de gens en connaissent véritablement le sens. Une idée vague, une somme de représentations. Une norme. Mais peut-on avoir une idée claire et concise de cette notion ? Le mot citadinité peut être défini de plusieurs manières différentes. Si dans les dictionnaires de langue française (je précise) ce mot renvoie à un comportement, l'art des bonnes manières, les sociologues de leur côté le désignent plutôt comme un mode d'être. Le parallèle entre les deux acceptions du même vocable est intéressant dans la mesure où le citadin est toujours représenté comme étant le «héro» d'un environnement : la ville. De cette représentation est déduite la figure du rural, du rustre, du «bédouin»... de l'«étranger», l'«anti-héro» du monde civilisé. Parenthèse première Encore aujourd'hui je revoie dans mes souvenirs l'illustration d'un texte qu'on lisait en cycle primaire, portant le titre : «Un bédouin dans la ville.» Aussi naïf que ce texte puisse être, il reflète, par ailleurs, une idée qui n'a cessé de circuler depuis l'apparition de la «cité», celle mettant à distance, stigmatisant, tous ceux qui ne se conforment ou refusent de se conformer au mode d'être en ville. «Habillé de sa gandoura usée de couleur marron, la main de l'illustrateur l'avait placé au mille d'une route en plein trafic. Pommé et désemparé, le bédouin ne peut évoluer dans cet univers qui lui est étranger, la ville, sans l'assistance de son parent «citadin»». Caricatural. C'est du moins ce qui ressort de ce texte et de la figure qui l'illustre. Je ne veux surtout pas mettre en doute les compétences des pédagogues de l'époque. Mais une question mérite d'être posée, a quoi rime l'enseignement d'un tel texte ? D'hypothèses, nous pouvons formuler une multitude. Considérant la ville comme le fief du développement et de la civilité, on voulait se débarrasser de cette réputation qui nous coller à la peau celle d'être une société rurale. Paradoxalement ce désir allait à l'encontre d'une volonté politique qui faisait l'éloge du travail de la terre et de ses vertus. «La terre appartient à celui qui la travaille», proclamait-on avec conviction et fierté. «Les «barrâniya» [étrangers] sont perçus comme étant à l'origine de tous les maux de la ville, écrit Nassima Dris, Ils détruisent tout ce qui est beau, propre et luxueux»1. Toutefois un point mérite d'être éclairci, les barrânya comme les ouled el bled sont des catégories fictives. C'est pour cette raison que je préfère parler en termes de «héro» et d'«anti-héro», deux personnages qui évoluent cote-à-cote dans une fiction urbaine. Des abstractions auxquels on fait appel pour justifier un «état des lieux», bon ou chaotique. On entend souvent dire que si les villes algériennes sont dans un état si piteux, c'est parce qu'elles se ruralisent. Elles ont été envahies par les étrangers. Seulement, personne ne peut dire qui sont-ils réellement. Au niveau des représentations, toute ville à sa frontière, certes flottante, mais cela n'empêche pas le fait qu'elle soit réelle. Deuxième parenthèse La notion de frontière est, en effet, «bonne à penser», car «...elle est au cœur de l'activité symbolique qui, dès l'apparition du langage, si l'on suit Lévi-Strauss, s'est employée à faire signifier l'univers, à donner un sens au monde pour le rendre vivable. Or cette activité, pour l'essentiel, a consisté à opposer des catégories comme le masculin et le féminin, le chaud et le froid, la terre et le ciel, le sec et l'humide, pour symboliser l'espace en le compartimentant»(2). Plus qu'un mode d'être, la citadinité fonctionne telle une structure cognitive à deux niveaux, qui se voie tracée par la confrontation de modèles. Dans le niveau supérieur, des modèles conscients sont aisément décelables. Un premier modèle, la figure du citadin faisant office de la «norme», c'est-à-dire la somme des règles à respecter et le comportement à observer pour mériter le titre de citadin. Le second modèle, quant à lui, ne serait que celui de l'anti-héro, un concentré de «défauts», une déformation qui s'oppose à la première représentation. Arrivé à ce point de l'analyse, je me permets de formuler l'hypothèse suivante: cette représentation que font les habitants des villes algériennes de l'être citadin, et de la figure de l'étranger qui en est déduite, n'est en fait qu'une transfiguration, d'une nature différente, de la réalité, comme dirait Levi-Strauss(3). Des modèles conscients qui s'érigent tel un obstacle voilant la réalité. Soit, des extrémités idéales qui n'ont pas de projections fidèles sur le monde réel. Car, en effet, nul groupe social n'est complètement urbain, et nul autre n'est tout-à-fait rural, du moins en ce qui concerne la société algérienne. Le degré de la citadinité (comme celui de la ruralité) varie d'une société à une autre et d'une ville à une autre, le rural empiète sur l'urbain et vice-versa. La distinction entre «ould el bled» et «berrani», quant à elle, est purement symbolique ayant pour finalité l'établissement d'une frontière qui sépare le monde des «ould el bled» de celui des «berrani». Ainsi on arrive au deuxième niveau, ce dernier renferme un modèle dynamique et en perpétuel changement (contrairement au deux premiers : statiques et intemporels. Ce modèle serait la citadinité telle qu'elle est vécue, il est multiple à l'image des paysages urbains de l'Algérie. On a un modèle de citadin pour chaque ville, et chacun de ces modèles regroupe de son côté une multitude d'autres modèles: Chaque quartier, chaque communauté de voisin compose sa propre citadinité avec les éléments qu'il possède. Parenthèse-épilogue «Il n'y a pas de plus grossier que les volte-face d'une ville. Il suffit de faire le tour d'un pâté de maison pour passer du jour à la nuit»(4). Certes les événements du roman de Khadra se déroulent au début du siècle dernier. Toutefois j'aime à penser que l'auteur s'est inspiré de la réalité contemporaine. On a qu'à sillonner les artères d'une ville comme Oran pour constater ces volte-face, chaque quartier, chaque rue, chaque immeuble d'habitation à sa propre ambiance, ses odeurs et ses états d'âme, et dans cela y a rien de grossier, tout au contraire, c'est ce qui lui confère une authenticité, celle d'une ville qui vit et qui respire à travers ses occupants. Des habitants qui vivent pleinement leur «être citadin», revendiquant leur identité d'oranais, d'algérois, de constantinois, et ce, en rejetant toujours la frontière de la ville hors des limites géographiques de leur quartier, douar ou bidonville... La ville n'est pas qu'ordre, chaos, l'est aussi. *(université d'Oran) Notes : (1) «Citadinités et code culturels dans le centre d'Alger», in. Les annales de la recherche urbaine, n° 83/84, septembre 1999 (2) Marc Augé, Pour une anthropologie de la mobilité, Manuels Payot, Paris, 2009, p,11 (3) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1974(éd. Poket, 2003), p,141 (4) Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit, Julliard, Paris, 2008, p.27 |
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