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El-Gharia est le chef-lieu d'une petite commune située quelque part
dans l'Algérie profonde.
Une bourgade parmi tant d'autres, formée de plusieurs îlots de blocs de béton difformes venus déflorer l'ordre convivial dans lequel étaient disposées les anciennes habitations construites à l'origine aux alentours d'une source où venaient se ravitailler en eau les caravanes qui sillonnaient autrefois la steppe.Comme elle n'a jamais eu personne dans les hautes sphères de l'état pour la sortir de la précarité et de l'oubli elle a gardé un aspect rustique et n'a connu les avantages de l'asphalte, de l'électricité et de l'eau courante que ces dernières années avec l'implantation des structures sociales et administratives. L'unique rue qui la traverse se termine au pied d'une petite colline sur laquelle est juchée une grande bâtisse blanche visible de très loin qu'on appelle affectueusement Bordj Braika, du nom de la doyenne des habitants de la région qui y demeure. Mémoire de la citée, cette grand'mère est la dernière des rescapés d'une famille de combattants presque entièrement décimée par l'ennemi pendant la guerre de libération nationale. Son passé prestigieux de moudjahida et sa piété lui confèrent un grand respect et on vient de partout voir de prés cette légende vivante. De grandes Waadas(1) de plusieurs jours se tiennent dans la grande cour du bordj en l'honneur de cette aïeule qui apprécie la prévenance que lui voue généreusement sa communauté. Malgré son âge elle rayonne de vie et communique une sorte de sérénité à son entourage. Pendant les fêtes et les cérémonies, elle ne cache pas sa joie de rassembler les siens autour d'elle et se fait un devoir d'accueillir elle-même ses hotes avec lesquels elle essaie de partager son éternel optimisme. En plus de la bonne parole qu'elle prodigue sans parcimonie à tous ceux qui l'approchent, elle a le don d'influencer par sa sagesse tout le monde et d'apaiser les tensions et les rivalités. Elle se désole avec une sincérité manifeste de voir quelqu'un s'enfermer dans l'acrimonie ou le désespoir et souhaite que chacun puisse se libérer de ses mauvaises pensées en franchissant le seuil de sa demeure. Ce jour là il y a une grande effervescence dans le village et la plupart des gens et à leur tête le maire en exercice, ont convergé comme d'habitude lorsqu'il y avait un événement qui intéresse la communauté vers Bordj Braika, devenu par l'usage un haut lieu de ressourcement qui servait en même temps d'agora pour débattre les problèmes de la citée. Le douar est en émoi depuis que s'est répandue la nouvelle de l'obligation d'inclure des femmes dans les prochaines assemblées élues.L'information paraissait tellement invraisemblable qu'il fallait la faire corroborer par des gens mieux introduits dans les arcanes de l'Administration. Dans la quiétude de ce lieu familier le café est toujours prêt, la vieille Braika veillait personnellement à ce que personne ne reparte sans y avoir goûté et elle était toujours disposée à le faire suivre par un grand couscous. Après les premières gorgées, le maire accompagné de quelques responsables s'adressa à ses citoyens impatients pour leur apprendre officiellement que l'état vient de faire voter une loi qui oblige chaque assemblée à avoir au moins 20% de sa liste réservés aux femmes. Ce qui ne semble guère perturber le calme olympien de la vieille chez laquelle on est venu s'enquérir de la meilleure façon de s'accommoder avec la nouvelle situation. Pour mieux leur faire prendre conscience de ce qui les attend, le maire leur indiqua que l'année prochaine à la même époque il est fort possible qu'il soit tout simplement remplacé par une femme à la tête de l'Apc. Le moment de stupeur passé, tout le monde regarda spontanément du coté de l'infatigable Turkia, l'infirmière, celle dont la présence rassure et intimide en même temps, celle qui a mis au monde toute leur marmaille et même quelques-uns uns parmi eux. On admire chez cette femme la disponibilité doublée d'une pugnacité hors du commun pour affronter les difficultés de n'importe quelle tache et on ne peut ignorer qu'elle a suffisamment de poigne pour mener au pas de charge son entourage comme elle sait si bien le faire avec leurs épouses quand elle les assiste dans les accouchements. Un moment d'étonnement mêlé de curiosité traversa l'assistance ! Cette femme ne pouvait bien sur faire l'unanimité avec son allure combative.Elle n'a pas froid aux yeux pour rabattre le caquet des frimeurs et beaucoup d'entre eux appréhendent déjà leur avenir eu égard à toutes les mesquineries qu'ils lui ont infligées ces dernières années en lui faisant sentir méchamment combien elle ressemble à une vieille chèvre rabougrie. Ceux, dont elle dérange les petites affaires scabreuses, ont même tenté de lui coller une mauvaise réputation et la désarçonner en insinuant qu'elle s'adonne à la magie noire. Avec son passé jalonné de luttes contre l'hégémonie des males et la jalousie des femmes elle a toutes les raisons de ne pas rater cette occasion pour réaffirmer sa forte personnalité en se présentant aux élections. Il ne reste plus qu'à trouver d'autres femmes pour d'un coté se conformer aux règlements et de l'autre lui adjoindre des concurrentes afin de contenir son ardeur guerrière. L'histoire a appris que pour tempérer les excès d'une femme il n'y pas mieux qu'une autre femme. Un sourire énigmatique ne quittait pas le beau visage de Braika qui se garda, malgré toute la sollicitude des présents suspendus à ses lèvres, de dévoiler le fonds de sa pensée. Elle regrettait peut être avec dépit l'handicap de son age avancé, mais connaissant sa société elle a fini par se résigner à une sorte de fatalité qui empêche l'être humain d'apporter sa pierre à l'édifice contre sa propre volonté. Après avoir satisfait aux explications demandées, le maire se leva pour dominer toute l'assistance et lança à la ronde : « Nous avons déjà la candidature de Turkia annonça-t-il en se tournant de son coté pour confirmer un consentement qu'il savait acquis ; Qui veut proposer l'une de ses proches pour compléter la liste électorale ? Un silence gêné couvrit l'assemblée et personne ne prit la parole.On baissa les yeux pour éviter le regard embarrassé du vieux cheikh balayant du regard les quatre coins de la cour à la recherche d'un hypothétique prétendant sous cette immense chape de plomb qui semblait écraser l'ensemble. Une pénible situation d'attente où l'on sentait que la plupart auraient préféré ne pas être là en ce moment et avoir à s'aventurer dans un domaine jusque là inconnu. Heureusement que quelqu'un dans une assistance décontenancée par la perspective qui allait bouleverser l'univers habituel, sauva la mise en intervenant. C'est un ancien émigré qui a toujours raconté qu'il a une fille quelque part à l'étranger, devenue depuis une femme d'affaires prospère à la tête d'une grande entreprise industrielle. Même s'il ne l'a plus revue depuis qu'elle a été confiée à sa mère après le divorce, il y a plus de vingt ans, elle n'a jamais failli à son devoir filial et oublié de lui envoyer fréquemment des cadeaux.Dans ses dernières lettres elle lui a laissé entendre qu'elle attendait la première occurrence pour tout rapatrier au pays et s'y installer définitivement. Il ne pouvait rêver mieux lui qui avait toujours caressé l'espoir de la voir débarquer un jour au bled de ses aieux. En suivant les débats passionnés de la djemââ, il se rappela combien sa fille était une sacrée battante et avait donc assez de cran pour accompagner cette amazone de Turkia qui va certainement prendre l'ascendant sur l'équipe de la prochaine Apc si elle n'en sera pas carrément la présidente. Elle est capable de les mener à la baguette même s'il lui faut pour cela utiliser la complicité de leurs braves épouses en leur insufflant le vent de la révolte. Il se dit que c'est aussi le moment d'encourager sa fille à se décider de venir rapidement et il la proposa au conseil.Ce n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd d'autant plus que les candidatures féminines ne se bousculaient pas au portillon ! On a beau parcourir la région, expliquer, sensibiliser, aucun homme n'osait exposer sa famille aux commérages populaires. Même les femmes instruites du village qu'on a pu consulter n'en voulaient pas de peur d'être livrées en pâture au persiflage. Les gardiens du temple de leur coté veillaient au grain en assaisonnant discrètement leur discours moralisateur par le fameux «Yan3alou ghaoumin tar'ousouhoum imra'a »(2) opportunément remis au goût du jour. Après plusieurs jours de prospections suivies de rumeurs autour de quelques vélleitées vite abandonnées au sein des familles du terroir on se résout à déclarer forfait. Malgré la scolarisation et l'évolution des mentalités la société est restée prisonnière de la pesanteur sociale et ses règles héritées des us et coutumes ancestrales. Rares sont les personnes qui trouveraient normale une assemblée dirigée par des femmes. L'inevitable «que dira-t-on ?» va influer considérablement sur cette idée de présenter obligatoirement un quota de femmes par liste. Dans les grands centres urbains cette politique peut rallier quelques femmes affranchies et encore uniquement pour des fonctions honorifiques qui ne nécessitent pas des absences prolongées ou fréquentes du foyer familial ni de grands efforts physiques telles les visites de chantier, les réunions marathon etc.En quelque sorte, juste une présence formelle, un simple rôle de figuration pour la plupart d'entre elles. Ce qui pose la question de l'intérêt de cette disposition législative ! Pour les communes rurales elle parait tout simplement malaisée, à moins d'opter délibérément pour des affectations d'office de femmes fonctionnaires à partir des grandes villes pour relayer aux défections des campagnardes. Mais si on greffe sans aucune précaution des étrangères, en supposant qu'elles acceptent de sacrifier leur petit confort citadin et de venir vivre dans un trou perdu, on risque de perturber l'esprit de nos chères moitiés par une autre façon de vivre que vont introduire inévitablement dans les moeurs les nouvelles citoyennes ! La cohésion sociale va s'en ressentir et un climat de jalousie et de suspicion va s'installer et au lieu de gérer les affaires de la citée on va beaucoup plus s'occuper des problèmes de relations personnelles, de chiffons et de cosmétiques. Si Braika était encore jeune avec toute la combativité qu'on lui connaissait ! Soupira le Maire en pensant qu'au fonds il est mieux loti que ses homologues des communes environnantes qui n'ont pas l'ombre d'une femme à proposer. Lui au moins il a déjà sous la main les 10% assurés grâce à l'impétueuse Turkia.Reste à convaincre Elmigria de rentrer au pays de ses ancêtres et l'affaire est dans le sac ! Les émules de ces trois femmes de l'histoire aux destinées si particulières existent sûrement dans notre pays pour s'imposer au machisme ambiant et l'Algérie a enfanté des femmes exceptionnelles, mais combien sont-elles pour relever le défit de figurer avec efficience dans toutes les listes électorales ? Malgré l'exemple vivant des quelques pionnières, on ne peut gager aujourd'hui que notre société est capable de mobiliser son potentiel féminin pour des fonctions politiques. Une hirondelle, peut-elle faire le printemps ? Pour mieux motiver nos sœurs à s'impliquer dans les batailles électorales qui s'annoncent avec le nouveau casting exigé par la loi, certains esprits retors recommandent l'aménagement de nouveaux espaces réservés au maquillage et à la manucure dans tous les sièges des assemblées. Esthéticiennes à vos trousses ! Rien que pour cela j'irai écouter le bendir (3) de la waada de lala Turkia ! (1)- une sorte de kermesse annuelle (2)- « Honnie soit la communauté commandée par une femme » (3)- tambourin |
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