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C'est
l'apostrophe que met Bertold Brecht dans la bouche d'un personnage de sa pièce,
La vie de Galilée. Cette prophétie aurait pu, pourrait, s'adresser aux peuples
du monde arabe et que, peut-être, la révolution tunisienne contribuera à lever
la malédiction.
Un des signes les plus évidents du sous-développement des peuples du monde arabe est la prolifération de dirigeants réputés indéboulonnables qui se sont succédé à leur tête et la relation complexe qu'ils ont nouée avec eux. Le signe le plus patent de ces régimes est la privation de liberté avec son inévitable corollaire, la répression. Elle s'est exercée parfois avec brutalité, notamment au Maroc, au Soudan, en Syrie ou en Irak, pays où des oppositions à caractère politique mais aussi religieuses ou claniques ont pris suffisamment d'importance pour inquiéter les dictateurs locaux. Ailleurs, la contestation des régimes a été d'une relative discrétion, ce qui a permis aux pouvoirs en place de manifester une certaine souplesse dans le traitement des rares opposants. Cela a été le cas de l'Algérie avant l'irruption du fondamentalisme politique, de la Tunisie et de l'Egypte au temps des leaders historiques. Dans ces pays, on peut considérer que, nonobstant l'absence d'élections démocratiques, il y avait une forme de consensus tacite entre les dirigeants et la population. Cette forme d'autoritarisme paternaliste s'est manifestée à travers trois figures de leaders arabes, le Tunisien Bourguiba, l'Algérien Boumediene et l'Egyptien Nasser. La situation actuelle de l'Algérie, de la Tunisie et de l'Egypte montre que ces leaders historiques n'ont pas réussi à faire de ces pays des nations modernes, développées ou en voie de le devenir. Qui ne se souvient de l'Algérie de Boumediene, abreuvée de discours flamboyants, couvertes d'éléphants blancs, des usines livrées « produits en mains », vite tombées en décrépitude ? Qui ne se souvient de l'arbitraire dans l'obtention d'un logement, d'une autorisation de sortie, d'une licence d'importation ? Qui ne se souvient de la grande misère du petit peuple du Caire, du délabrement des écoles égyptiennes ? Qui ne se souvient de l'immense humiliation de juin 1967, infligée par Israël à l'ensemble du monde arabe, mais surtout à l'Egypte qui se posait en phare ? Qui ne se souvient de la Tunisie de l'époque du « Grand Combattant » devenu sénile et s'accrochant à son palais présidentiel ? Et pourtant, chacun a en mémoire les scènes de détresse collective qui ont accompagné l'enterrement de Houari Boumediene ou de Gamal Abdenasser, ces centaines de milliers d'hommes et de femmes en pleurs, inconsolables. Si Bourguiba a connu une sortie de scène moins dramatique, c'est parce qu'il avait été déposé de son vivant et que l'oubli l'avait déjà largement recouvert avant sa mort. Comment expliquer l'immense peine qui s'est emparée de l'Algérie et de l'Egypte au moment de la mise en terre de ces présidents ? Sans doute incarnaient-ils à la perfection l'image du père, à la fois bienveillant et menaçant. Au moment de la séparation, nous nous sommes sentis orphelins, désemparés. Ce père nous dispensait de nous interroger, de prendre des décisions, de construire notre avenir. Il pensait pour nous, travaillait pour nous. Bien sûr, nous trouvions quelquefois son emprise pesante, comme n'importe quel bon fils à l'égard d'un père jugé parfois envahissant. Bien entendu, il était hors de question de remettre en cause une autorité qui nous permettait de nous soustraire à toute responsabilité. Bien sûr, il était hors de question de la contester alors même que la mort nous l'avait dérobée. Qui aurait le cœur de s'appesantir sur les défauts de son géniteur pendant que la terre le recouvre ? Bien au contraire, nous avons ressenti un sentiment de solitude et de précarité en nous demandant ce que nous allions devenir. A ces interrogations, nous n'avons pas jugé utile de voir dans la mort du père un signal d'affranchissement, d'accès à l'âge adulte et la prise en main de notre destin. On raconte qu'autrefois, quand on annonçait à quelqu'un la mort de son père, ses premiers mots étaient : «Malektou Amri» (Je suis maître de mon destin). Ce n'est pas la réaction de notre peuple à la mort de Boumediene. En fait, depuis cette date et jusqu'à nos jours, il n'a de cesse de se trouver un nouveau père. Tout en faisant mine de le critiquer, il ne manque jamais de se réfugier sous son ombre tutélaire en lui renouvelant ses suffrages. Nous sommes en crise. Nous savons à présent, pour en avoir testé quelques-uns, que le sauveur n'est pas de ce monde. Ce constat nous a conduit au désespoir, la Harga, l'émeute destructrice et nihiliste. Il faut que la prochaine étape soit un retour sur nous-mêmes et au questionnement de fond que doit se poser chacun, chacune d'entre nous : Quelle est ma part de responsabilité dans la situation de mon pays. Que dois-je changer dans mon comportement individuel et collectif pour contribuer à l'épanouissement de ma société ? Accepter d'envisager cette question constituerait un progrès déterminant dans la construction de notre Nation. Nous faisons face à un problème existentiel : Notre incapacité à nous organiser en société est-elle liée à notre histoire, aux trop nombreuses décennies d'acculturation ? Sommes-nous une communauté de hasard ou une communauté de destin ? Je penche sincèrement pour la seconde hypothèse. Il y a des traits de caractère dans notre peuple qui disent son immense générosité, son attention aux vieillards, son courage. Ces qualités sont comme des traces de temps anciens durant lesquelles nous avons formé une société harmonieuse, cohérente. Il faudrait que nous revisitions ce passé. C'est la condition de notre projection dans l'avenir et la modernité. C'est la condition d'une véritable émancipation qui transformerait chacun, chacune d'entre nous en acteur de son propre destin et de notre destinée collective. |
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