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Premier souvenir.
Jeudi 26 janvier 1978. Grève générale décidée par l'Union générale des
travailleurs tunisiens (UGTT). Megrine et les autres banlieues populaires de
Tunis s'embrasent. L'armée tire sur la foule à l'arme lourde. Le bilan est
terrible. Plus de deux cent morts. Le double, affirment les militants de la
Ligue des droits de l'homme tunisienne. C'est le « Jeudi noir », jour fatal et
tâche honteuse sur la présidence de Bourguiba. Etat d'urgence et couvre-feu.
Des milliers d'arrestations, la torture, les nervis du parti unique (à l'époque
le PSD, ex-Néo Destour, futur RCD) qui jouent les gros bras. La gauche est
laminée, le syndicat aussi. Boulevard ouvert pour les islamistes. L'image de la
Tunisie en prend un coup mais le président gagne un répit de neuf ans. Megrine
Echouhada !
Deuxième souvenir. Eté 1978. Route de Tabarka, quelques kilomètres après la frontière algérienne. Ça y est, nous sommes en Tunisie. Dans quelques heures, Tunis puis un petit village, quelque part dans le Cap Bon, pas loin de Nabeul et de sa tchektchouka pimentée. Sur les ondes de la radio tunisienne, une chansonnette tourne en boucle. Chœurs d'enfants et voix féminines. « Bon anniversaire, monsieur le président ! ». Ce soir, Habib Bourguiba, président à vie depuis trois ans va souffler des dizaines de bougies. La ritournelle nous amuse. Nous rions. Ah, ces cousins tunisiens et leur culte de la personnalité. Ce n'est pas chez nous que cela va arriver, hein ? Troisième souvenir. Eté 1981. Le Cap Bon, toujours. L'heure du dîner. A la télévision, c'est le moment de la parole du président. Chaque jour, un extrait d'un ancien discours est diffusé. « Oukhti ! Oukhti ! » sanglote l'Illustre Combattant, poing crispé et mâchoires serrées. Sa sœur? C'est pour elle qu'il aurait pensé et voulu le Code du Statut Personnel (CSP). C'est pour elle, faut-il comprendre, que la polygamie est interdite sur la base d'un verset coranique. Mais cette exégèse volontariste n'a rien pu faire contre les lois sur l'héritage. La Tunisienne est comme ses sœurs arabes, elle n'a droit qu'à une demi-part. Des limites de l'ijtihad? Quatrième souvenir. Janvier 1988. L'ère du changement a commencé depuis peu. Un air de printemps flotte sur la Tunisie. On parle de nouvelles libertés, de fin du culte de la personnalité. Enthousiasme malgré les portraits de Zine qui commencent à fleurir un peu partout. Paroles prémonitoires d'un parent : « Attention, rien n'est joué. Il y a un journaliste qui a écrit que les Tunisiens jugeront Ben Ali sur ses actes. Avant même la publication de son article, la police est venue l'embarquer. C'est un signal inquiétant ». Très inquiétant? Cinquième souvenir. Début mars 1991. Un ciel de cendre écrase Tunis. La police est partout. Contrôles et barrages à tous les carrefours. La chasse aux islamistes a commencé depuis plusieurs jours après l'attaque d'un local du RCD. Le gardien a été brûlé vif par ses assaillants. Etrange écho avec ce qui se passera près de vingt plus tard à Sidi Bouzid? Les militants d'Ennahda sont traqués, dénoncés, arrêtés. Tortures, emprisonnements abusifs, condamnations à mort. L'Occident détourne la tête. Pendant ce temps-là, en Algérie, on pense à autre chose. On sent la tempête venir. L'embrasement n'y est plus qu'une question de temps. Sixième souvenir. Eté 1997. Zarzis la fière. Dans une gargote, un serveur se penche. Il y a eu des choses horribles dans votre pays, murmure-t-il en tremblant. Des massacres, des gens égorgés. Mais comment pouvez-vous vous entretuer ainsi ? Comment les Algériens, si fiers, peuvent-ils accepter ça ? Il ne comprend pas. Tous ces morts de l'autre côté de la frontière le révulsent. Il dit ensuite que la démocratie n'a pas à être si cela doit aboutir à ce genre de folies. Il dit qu'il préfère Ben Ali, sa police et les méfaits de ses gendres et cousins. Et les Algériens qui l'écoutent, se taisent, honteux, comme pétrifiés par la nouvelle. Septième souvenir. Automne 1999. Reportage sur l'économie. Belle excuse pour avoir plus ou moins la paix même si les ombres des anges gardiens sont omniprésentes. Rencontre inopinée avec un candidat à la présidentielle, futur « zéro-virgule ». Interview irréelle. Question : quel est votre programme ? Réponse : Mon programme, en tant que membre de l'opposition légale, est de faire élire le président Ben Ali. Ahurissement. Question posée de nouveau. Réponse identique avec complément : Vous comprenez, nous sommes des aiguillons raisonnables. Nous ouvrons de nouvelles perspectives pour le président. Fou rire du journaliste et de la photographe qui l'accompagne. Vexé, l'opposant raisonnable met fin à l'entretien. Dans la rue, deux brutes en civil tentent en vain de confisquer pellicule et carnet de note. Huitième souvenir. Printemps 2005. Conférence à Gammarth. Ennui. Propos ronflants sur la réussite économique. En coulisse, petites confidences. Ça va mal, assure un patron espagnol. Trop de corruption. La belle-famille est pire que la famille. Ils sont partout. De vrais vampires. Un autre patron chuchote : il paraît qu'elle veut lui succéder. Elle fait la pluie et le beau temps. Un ami, homme d'affaires originaires de Sfax veut bien parler en off. Il faut trouver un endroit sans oreilles indiscrètes. Va pour la plage. Avant de raconter les turpitudes de la « familiya », il a une dernière exigence. Il faut couper le téléphone portable et le laisser dans la voiture. Il en est persuadé : « ils » ont la technologie pour écouter les conversations même si le portable est éteint? Neuvième souvenir. Septembre 2008. Lu dans le quotidien La Presse, rubrique Vie des partis. Conférence du Secrétaire général du Parti de l'Unité populaire (PUP) Mohamed Bouchiha. Extrait : « durant cette rencontre, il (le Bouchiha en question) s'est félicité des réalisations accomplies en Tunisie au cours des deux dernières décennies et qui ont permis de consolider les fondements de la démocratie et du pluralisme à la faveur de l'approche réformatrice du président Zine el Abidine Ben Ali. » De son côté, Mondher Thabet, Secrétaire général du Parti social libéral (PSL), a « passé en revue les nombreux acquis accomplis en Tunisie dans les domaines de l'éducation et de l'enseignement. Ces acquis ont été consolidés depuis le changement du 7 novembre, opérant une mutation quantitative et qualitative sur le secteur qui a valu au pays une considération internationale ». Comme tout cela paraît irréel aujourd'hui. Mais qui peut-être sûr que ces souvenirs appartiennent à une réalité définitivement révolue ? |
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