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Quand j'étais
jeune adolescent, voyageant entre Saïda, ma ville natale, et Sidi Bel-Abbès, la
ville où j'ai étudié et grandi, l'Algérie était pour moi à la fois une réalité
et un rêve.
La réalité était celle que l'armée française construisait par la force, celle du chemin tracé par les autorités et imposé à tous. Le rêve était celui d'un jeune qui n'avait aucun doute qu'on pouvait faire bien mieux que cette puissante armée. Elle me paraissait minable malgré sa force de frappe. Elle ne m'impressionnait pas du tout. Elle n'était pas légitime. Mon rêve était celui d'un grand pays, où la liberté serait reine, où la fraternité et la solidarité seraient les instruments du bonheur. Tous les jours, je vivais intérieurement un aspect différent de l'Algérie libre et j'étais heureux. Je n'avais aucun doute que nous allions construire cette Algérie. Pour l'observateur neutre, ce rêve était bien éloigné de la réalité, mais pour moi mon rêve était ma réalité. Rien, ni la violence de l'armée d'occupation, ni la misère matérielle, ni même la mort des êtres proches, n'affectait mon rêve. J'étais sûr que mon rêve était la réalité et c'était la source de mon équilibre. Quand je regarde mes jeunes compatriotes en révolte aujourd'hui, je les vois tristes, désespérés. On leur a volé le plus précieux, leur rêve, les laissant démunis face à la pression du prix du pain ou du sucre. Le rêve est plus important que le pain ou le sucre. Le rêve est la source du sens qu'on donne à la vie. Ensuite, viennent le pain et le sucre, pas avant. Depuis 1956-57, l'époque des grèves étudiantes qui ont démontré la force du rêve des adolescents que nous étions, les Algériens ont réussi le plus grand des miracles, battre l'une des armées les plus puissantes et l'une des colonisations les plus enracinées et les plus violentes, en comparaison de laquelle même l'apartheid sud-africain paraissait pâle. Les Algériens ont aussi réalisé beaucoup de petits miracles, la plupart techniques, démontrant ainsi la force de leur personnalité et du rêve qui les animaient. Puis vint la complexité. Un pays n'est pas une armée, ce que nous étions pendant la guerre de libération. On peut gérer une armée comme on gère une usine, ce que Boumédiène a relativement bien fait. Mais avec l'indépendance est apparue la vraie nature d'un pays: au lieu d'une usine obéissant à des relations de cause à effet claires, une multitude d'intérêts différents qui se battent pour partager les ressources, entraînant un obscurcissement des relations de cause à effet. Au début, nous avons géré les rapports entre ces intérêts en utilisant l'autorité hiérarchique, la seule chose que nos dirigeants comprenaient. Nous avons aussi utilisé des règles, procédures, normes de comportement professionnel, etc., la plupart hérités de la puissance coloniale. Comme l'expérience de la plupart de nos dirigeants ne s'est pas faite à l'intérieur du pays, ils n'ont pas compris que nous avions développé une expérience organisationnelle originale, sur laquelle on pouvait construire le fonctionnement de nos villes et de nos villages, puis progressivement celle du pays tout entier. Ils ont préféré le confort des règles centralisatrices de l'ancienne puissance coloniale, ne réalisant pas que cela contribuait à tuer en même temps notre rêve de liberté, de fraternité et de solidarité. Nous avons été obéissants, croyant intuitivement que ce rêve devait probablement être remplacé par un rêve encore plus grand ! Les intérêts ont continué à se différencier. Mais nos dirigeants ne s'en sont pas aperçus. Amoureux de leurs idées, ils ont continué à gérer le pays comme si c'était une organisation simple, où tout le monde partage les mêmes intérêts et les mêmes rêves du futur. Pour un temps, les conflits ont pu être jugulés. Ce fut sans doute le talent particulier de Boumédiène et des jeunes cadres qui l'entouraient, qui a permis cela. Hélas, nous sommes mortels, et la seule personne capable de maintenir ensemble tous les intérêts a disparu. Les remplaçants de Boumédiène avaient le même schéma organisationnel en tête. Ils faisaient l'hypothèse qu'il avait simplement fait le mauvais choix, celui du socialisme étatique. Il suffisait à leurs yeux de changer de modèle pour que tout revienne en place. Remplacer le socialisme par un libéralisme sauvage a fini de diviser le pays et de détruire le rêve de notre jeunesse. Les jeunes générations à la recherche d'un rêve de remplacement, n'importe lequel, sont tombées dans les filets des apprentis sorciers de la religion. La religion avait été notre meilleur soutien pendant la guerre de libération. Elle soutenait le rêve de la liberté, fraternité, solidarité. Il était normal que ce soit la seule à nous inspirer confiance. Les politiciens de la religion ont exploité cela et, de fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés dans la pire des situations, celle de la terreur idéologique et religieuse. Cette tragique expérience a fini de détruire le rêve des personnes de ma génération et surtout, plus important, elle a institutionnalisé cette destruction. Les dirigeants ne croient plus qu'on puisse rêver à quelque chose de grand. Ils sont devenus pratiques, concrets, légalistes, simples. Si vous essayez, comme je l'ai fait parfois, de leur dire: «Monsieur, mon frère, le management de notre pays exige que nous ayons un rêve, une direction, un sens? », la réponse est brutale: «Taïeb, je suis là depuis 40 ans ! Tu as eu la chance d'aller étudier ailleurs, tu ne sais pas ! Je sais ce qu'il faut faire !». Mes frères, mes dirigeants sont aujourd'hui désespérés. Ils n'ont pas de rêve et ils nous empêchent tous de rêver. Pour ma part, ayant pris de l'âge et vivant à l'étranger, je pourrais nourrir des rêves individuels indépendants de ceux de la communauté, mais les jeunes de mon pays ne peuvent pas. Sans rêve, ils sont désespérés aussi. Et sans espoir, toutes les violences sont possibles, les violences contre eux-mêmes, dont les suicides et l'aventure de la Harga sont typiques, et la violence contre les autres, dont le terrorisme et le banditisme sont les manifestations d'aujourd'hui. Et? ça ne s'arrêtera jamais ! Il n'y a aucune limite à la violence de personnes désespérées ! L'histoire de l'humanité est là pour convaincre les sceptiques. L'autre versant du problème et qui l'aggrave est celui des dirigeants eux-mêmes. Lorsque des dirigeants ont perdu le rêve collectif, lorsqu'ils sont désespérés, la réponse normale est de chercher à sauver leur peau et celle de leurs proches. Les dirigeants ne pouvant pas sauver les Algériens peuvent cependant faire des choses pour se sauver eux-mêmes. C'est comme ça que la corruption commence et se développe. Elle entraîne des stratégies qui, après avoir été personnelles, deviennent familiales, claniques, tribales, etc. C'est ainsi que naissent les dictatures les plus infâmes. Bien sûr, tous nos dirigeants ne sont pas désespérés et donc tous ne sont pas nécessairement affectés par le phénomène, mais il est inévitable que beaucoup le soient. L'Algérie souffre donc du fait que ses dirigeants ne rêvent pas. Ils pourraient pourtant rêver. Ils pourraient avoir des visions qui donneraient un sens à la vie des jeunes Algériens. Quel rêve serait séduisant pour les jeunes ? Comment travailler à l'exprimer ? Comment travailler à le réaliser ? C'est là que les sciences sociales et le management peuvent aider ! Je vais tenter de répondre simplement à ces questions considérables. Quel rêve pour nos jeunes ? D'abord, il faut préciser deux ou trois petites choses. Les sciences sociales nous apprennent notre désarroi devant le futur. Nous ne connaissons pas le futur et si nous ne sommes pas capables de faire face à l'incertitude que cela génère, nous nous détruisons. Le rêve est une réponse à l'incertitude de notre destin. Il établit pour nous une route pour maîtriser le futur. Drucker disait: «La seule façon de connaître le futur est de le construire». Le rêve est le premier élément de la construction du futur. Le problème du rêve est que pour être satisfaisant, il doit être adapté à chacun. Je ne peux pas vraiment avoir le même rêve que tout le monde, sauf de manière très générale. Il faut donc que la structure de notre rêve collectif permette des variantes individuelles. En conséquence, on ne peut pas imaginer de vision ou de rêve satisfaisant, s'il ne laisse pas d'espace à chacun. Il faut que ce soit un rêve qui permette d'accommoder les particularités. J'aime mon père mais mon rêve à moi, même s'il est d'une certaine manière attaché au sien, est bien différent du sien ! Comment collectivement peut-on faire cela ? Dans le jargon de la théorie des organisations et du management stratégique, on dirait que le contenu du rêve n'est pas le plus important, c'est le processus qui mène au rêve qui est déterminant. Si nous nous mettons d'accord sur le processus, on peut alors être libre d'avoir chacun son propre rêve. Venons-en aux choses concrètes en parlant de l'Etat algérien. L'Etat est souvent tenté de dire à tout le monde ce qu'il faut faire. Je prétends que cela est convenable, lorsque l'organisation est simple. Dans les systèmes adaptatifs complexes, comme le sont les sociétés humaines, la réalité de chacun est différente. On ne peut pas lui dire ce qu'il faut faire mais on peut lui demander de respecter certaines règles pour décider lui-même ce qu'il faut faire. L'Etat doit donc accepter que les réalités locales soient déterminantes dans la définition des objectifs (rêves) locaux, sujet à des contraintes qu'impose la vie avec le reste du pays. Pour faciliter l'acceptation de ces contraintes, on peut prévoir des compensations (les anglophones parlent de side-payments que je traduirais libéralement par paiements négociés). Cela signifie alors que dans un pays, on peut avoir un grand rêve général, comme devenir le pays où la qualité de la vie est la meilleure de la région, ou du monde, mais ce rêve n'a de valeur que si les gens de Saïda ou de Tizi Ouzou peuvent lui donner une forme et un sens qui tiennent compte de leurs réalités et de leurs histoires propres. C'est un paradoxe de la complexité que la seule façon de préserver l'unité d'un système adaptatif complexe est d'accepter que ses composantes aient une vie propre. En décentralisant, on unifie plus le pays qu'en le centralisant. La décentralisation va faciliter le rêve local et donc la volonté de l'accrocher au rêve global, tandis que la centralisation est vécue comme une répression du rêve local et donc elle va générer la résistance et la violence destructrices. Bien sûr, le rêve local ne peut être débridé. Il faut organiser son développement pour éviter qu'une minorité de délinquants locaux n'en prenne le monopole. C'est là la fonction la plus importante de l'Etat. Ses dirigeants doivent établir de grandes règles que chacun doit respecter dans l'élaboration et la réalisation du rêve local, établir les sanctions qui frapperont les délinquants et mettre en place le système légal qui traitera des manquements au processus. Nos jeunes ont besoin de s'approprier leur pays. Ils ont besoin d'un contrôle sur leur rêve. Ils ont besoin de règles claires, appliquées par des appareils qui sont sous leur contrôle. Seul le rêve décentralisateur peut permettre cela. Que signifie la décentralisation ? Trois aspects importants définissent la décentralisation. Il y a l'aspect politique, l'aspect social et l'aspect économique. 1. L'aspect politique du rêve Comment veut-on vivre au niveau local peut être défini par les gens, les jeunes, au niveau local. Cela signifie qu'il faut construire au niveau local les formes de dialogue et de partage de pouvoir qui permettent de réaliser cela. Sans être naïf, on peut établir les règles qui rendent cela possible. Aux Etats-Unis, les juges locaux et un grand nombre de fonctions importantes locales sont élus par la population, même si ces juges et les élus à ces fonctions sont tenus d'appliquer la loi plus générale de la nation. Le maître-mot est celui de la démocratie participative. Les citoyens sont les maîtres du jeu et ils en deviennent aussi responsables. L'Etat central est là pour les aider à régler leurs différends lorsque ceux-ci prennent des dimensions qui mettent en danger la paix locale. L'Etat répartit aussi les ressources de façon à ce que toutes les localités disposent des instances nécessaires à l'expression des pouvoirs du citoyen. Au Canada, même la police est locale, même si existe aussi une police des polices qui est plus centrale et peut prendre la main en cas de problème. Les citoyens ayant ainsi la main, ils ont aussi la liberté de construire selon leur rêve. Il n'est ainsi pas exclu que les Kabyles trouvent des formes de fonctionnement, disant en prenant en compte la tradition des archs, qui soient très différentes de celles des habitants des Hauts Plateaux, où les populations sont plus dispersées. Au Canada, dans les régions du Nord, les Inuits (population autochtone) ont imaginé une forme de démocratie particulière qui passe par l'utilisation extensive de l'internet pour tenir compte des grandes distances qui séparent les villages. Le rêve inclut donc d'abord une forme de gouvernement local fort et qui permet la participation réelle du citoyen. 2. L'aspect social du rêve La politique n'est que l'armature dans laquelle se développent les activités de la société. Les premières activités importantes concernent le futur de la communauté. Celles-ci affectent en particulier la santé et l'éducation du citoyen. Depuis la naissance jusqu'à la maturité et l'entrée dans le monde du travail, le jeune citoyen doit être formé et soigné de manière efficace et équitable. Les règles en la matière sont souvent plutôt locales, même si les grands principes peuvent être nationaux. Ainsi, on peut imaginer que l'Etat central soit le gardien de la qualité des soins de santé et des services éducatifs, mais que l'organisation et le fonctionnement soient locaux. Là aussi, l'allocation des ressources est le mécanisme qui règle les rapports local-global. L'organisation de l'éducation et de la santé implique un ensemble d'activités qui mettent en cause les préférences locales. On peut avoir des formes de soins et d'éducation qui soient plus proches des valeurs et des traditions locales. Les traditions de l'Algérie varient beaucoup plus qu'on ne le croit. Les respecter, c'est accroître l'efficacité des activités concernées et renforcer le consensus national. L'autre aspect social important est celui des loisirs et là il est clair que les besoins locaux peuvent varier considérablement et doivent donc être sous le contrôle des pouvoirs locaux. La jeunesse aurait là aussi la chance d'influer sur la forme de ses loisirs, dans le cadre des ressources disponibles, et en prendre aussi la responsabilité. 3. L'aspect économique L'économie est locale. Elle est influencée par ce qui se passe au niveau plus global, mais elle n'a de sens que lorsqu'elle est la propriété des locaux. Dans tous les pays qui réussissent, sauf la France qui est un cas d'espèce, le développement économique est une responsabilité locale, sujette bien sûr à des règles nationales pour éviter les dérives. Les citoyens et les autorités locales ont la responsabilité de déterminer quelle stratégie est la plus appropriée pour la réussite économique locale. Ainsi, comme pour une entreprise, on peut imaginer que chaque willaya ou groupe de wilayas puisse déterminer les bases qui lui permettent de se différencier et de réussir dans un monde ouvert. Les gens d'Oran pourraient mettre l'accent sur le tourisme, tandis que ceux de Saïda mettraient l'accent sur les industries environnementales et ceux de Kabylie sur l'artisanat et la culture. Tous pourraient cependant être contraints par l'Etat central à développer l'agriculture locale, selon un schéma négocié. Le développement de l'économie inclurait aussi les efforts pour attirer les investisseurs et cela pose bien sûr le problème du contrôle sur la fiscalité. L'argent étant là aussi le nerf de la guerre, il est important que la fiscalité soit partagée entre l'Etat national et les autorités locales, selon des formules qui doivent être déterminées puis adaptées progressivement. Les liens entre les différents aspects sont importants et il est probable que l'économie soit le plateau qui permette l'intégration. Par exemple, on peut imaginer que l'université soit sensible aussi aux besoins locaux. Ainsi, au Canada, en Gaspésie, une péninsule dont la vocation maritime est importante, il y a la meilleure institution universitaire spécialisée dans les sciences et les ressources de la mer. Bien d'autres liens sont possibles et souvent réalisés dans les nations qui réussissent. Ces différents aspects de la décentralisation décrivent le chemin qui fait du citoyen une personne responsable qui se prend en charge plutôt qu'un enfant qu'on est obligé de traîner parce qu'il résiste. Ils ont le mérite de redonner leurs rêves aux citoyens, pour accroître leur participation et générer un comportement constructif plutôt que destructif. Mais bien entendu, le rêve n'est pas dénué de contraintes. Ces contraintes viennent du fait qu'on doit s'accommoder des rêves des autres et pour cela, il faut une action judicieuse de l'Etat central. Réaliser le rêve collectif Les intérêts des citoyens sont différents et il faut accepter qu'ils soient enclins à les défendre. Le cadre de la décentralisation responsabilise et force le citoyen à s'adapter aux autres intérêts. Au lieu de les percevoir de manière théorique et abstraite, à travers les grands énoncés de l'Etat central, il les vit quotidiennement et progressivement développe la philosophie de ménagement réciproque dans l'intérêt de tous. Ce ménagement n'est guère aisé. Il va impliquer des luttes constantes mais généralement, parce l'homme est orienté vers la vie, elles seront constructives, orientées vers le progrès. Ces luttes sont aussi le mécanisme par lequel des solutions aux problèmes nouveaux ou aux situations exceptionnelles peuvent être construites. Faire face à la compétition internationale est aujourd'hui un phénomène marginal pour la plupart des entreprises algériennes, mais cela peut changer vite. Ces intérêts différents en lutte constante doivent être régulés pour éviter les dérives et les comportements destructeurs. Cela implique la présence d'un Etat intelligent et fort. C'est l'intelligence qui prime sur la force. L'Etat doit agir de manière indirecte. Il ne doit pas prendre les décisions à la place des citoyens mais il doit les influencer constamment, en utilisant les outils que l'économie moderne met à sa disposition. Par exemple, dans les pays occidentaux, on influence les dépenses d'investissement et de consommation en agissant sur les taux d'intérêt ou sur la fiscalité. Ces actions sont très sensibles et doivent être cohérentes pour être efficaces. Elles doivent aussi faire l'objet de consensus entre le niveau central et le niveau local. Les changements dans les règles du jeu sont très perturbateurs et suscitent beaucoup de résistance. C'est pour cela qu'il faut que le changement soit à la fois lent et incrémental. En management stratégique, on dit aussi qu'il ne suffit pas de disposer d'un bon produit ou service qui a de la valeur, il faut aussi signaler au client l'existence de cette valeur. L'Etat est aussi dans le métier d'influencer à travers les médias, la publicité, les comportements des acteurs. Donc en plus de ses outils traditionnels, basés généralement sur l'allocation des ressources, l'Etat est aussi en mesure d'influencer la façon de penser. Pour que les rapports de l'Etat et des collectivités locales soient créateurs de richesse et de sens, il est important que les règles du jeu global soient stables et compréhensibles. L'humanité n'a pas trouvé mieux que le marché pour faire cela. Il permet aux acteurs d'interagir entre eux, sans l'intervention de l'Etat, pour créer de la richesse. L'Etat n'étant plus que l'arbitre qui veille au respect des règles du jeu. C'est bien sûr un jeu complexe qui est modifié en même temps qu'il est joué. L'Etat agit toujours sur les règles du jeu et les acteurs essaient de l'influencer dans leur sens, mais cela se fait insensiblement, de façon à susciter l'adaptation plutôt que la résistance. La participation citoyenne, cohérente avec les traditions, ce qui aboutit généralement à une vraie démocratie, ainsi qu'un marché géré de manière responsable et cohérente, facilitent le fonctionnement d'une société et laissent de l'espace au rêve qui permet à tous les citoyens, notamment les jeunes citoyens, de s'adapter aux difficultés et aux promesses de la vie. Epilogue Nous avons décrit le processus par lequel les citoyens d'un pays, même si leurs intérêts sont différents, finissent par s'accepter mutuellement et construire un monde meilleur, même si toujours imparfait. Ce processus aboutit à la construction des institutions. C'est un processus social lent qui prend beaucoup de temps, de sueur et parfois de sang. Il n'y a cependant pas d'autres choix. Les sociétés sont soit capables de construire leurs institutions ou bien elles se détruisent. Le pain est toujours important lorsque les sociétés sont troublées. Il ne l'est jamais lorsqu'elles sont en équilibre. La source de l'équilibre, ce sont les institutions, la possibilité de rêver à un monde meilleur. Dans une organisation simple, ce rêve est celui du dirigeant. Comme le disait Napoléon, le dirigeant se transforme ainsi en «marchand d'espérance». Dans une organisation complexe, ce que sont les sociétés d'aujourd'hui, avec des citoyens qui veulent être plus libres, leurs rêves sont alors auto-générés. Les dirigeants de l'Etat ne sont là que pour faciliter leur éclosion et s'assurer qu'ils ne dérivent pas vers le totalitarisme ou la dictature de certains citoyens sur d'autres. Dans un livre remarquable, le sociologue américain Philip Selznick, qui avait étudié les raisons pour lesquelles les partis communistes d'Europe avaient eu tant de succès dans les années de l'après-Deuxième Guerre mondiale, a montré que cela venait de la force de leurs valeurs, de leurs grands rêves. Ces rêves étaient portés par des élites qui pouvaient être en conflit sur certains aspects. Mais ces rêves avaient le mérite de donner une capacité d'action et une compétence distinctive qui ont fait que ces organisations étaient capables de soutenir la concurrence des autres et de prospérer. Il avait aussi ajouté que les rêves étaient souvent stimulés, personnifiés par la présence qu'il estimait temporaire de grands dirigeants dont la mission était ensuite de veiller surtout à la qualité de l'élite et à sa capacité à ne pas se défaire sous la pression des désaccords du moment. La théorie de Selznick a été ensuite étendue et nous savons aujourd'hui que toutes les organisations de qualité sont comme les partis communistes qu'il a étudiés. Lui-même en revenant aux Etats-Unis a observé que toutes les entreprises de qualité avaient ces mêmes caractéristiques, que la société américaine elle-même, pétrie du désir de liberté, avaient ces caractéristiques. Nos jeunes ont accessoirement besoin de pain, mais ils ont surtout besoin d'un pays où les valeurs sont claires, où les élites fonctionnent convenablement et sont capables de régler leurs différends, et où il y a de l'espace pour trouver des solutions aux tourments de la vie quotidienne. Les dirigeants de l'Algérie ont le devoir impérieux de travailler à cela. Ils doivent mobiliser les sciences sociales et les sciences du management pour les aider à le faire. * Professeur HEC Montréal |
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