|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Seul un peuple sous tutelle étrangère n'est pas entièrement maître de son
histoire, et ne peut en évoquer ou en qualifier tel ou tel de ses aspects que
sur autorisation de son tuteur.
La criminalisation du colonialisme : débat superficiel et stérile ? Il n'est pas nécessaire de faire référence au débat actuel sur l'éventuelle criminalisation du colonialisme, car il en est encore, malgré les apparences trompeuses créées par les déclarations tonitruantes d'autorités officielles ou semi-officielles, qu'au stade de l'opportunité d'une telle entreprise. La justice, quels qu'en soient les objets et les objectifs, est du ressort exclusif des autorités officielles ; et c'est à elles de traiter le sujet de la même façon qu'on traite toute affaire criminelle, mutatis mutandis, selon l'expression consacrée, c'est-à-dire de confier le dossier à des juges d'instruction, en fait des historiens qui seront chargés de réunir les faits, actes et paroles qui constituent des éléments à charge contre l'ancienne puissance coloniale, de présenter ces faits à un juge, entourés de jurés, qui prononceront leur verdict en fonction de ces faits. Faute de cette démarche systématique, le débat en restera au niveau passionnel, et, donc, superficiel, et ne débouchera pas sur cette repentance que l'on recherche légitimement de la part de cette puissance. Une politique coloniale de l'Education à double vitesse ! Parmi les «crimes» dont on peut accuser, avec preuves à l'appui, l'ex-puissance coloniale, l'un des moins justifiables à la fois moralement et politiquement est l'entreprise systématique de destruction culturelle du peuple algérien : il a été soumis à une politique délibérée de déchéance intellectuelle. Empêché de conserver sa culture essentiellement arabo-musulmane, il a été rationné dans son accès à la culture de la puissance coloniale qui, pourtant, justifiait son occupation et sa politique d'oppression par son «œuvre civilisatrice». La politique d'accès à l'éducation constitue la meilleure preuve de cette volonté de maintenir les Algériens dans un état d'ignorance générale. Voici ce que dit Pierre Leroy-Beaulieu dans son ouvrage intitulé : «De la Colonisation chez les Peuples Modernes» (6ème Edition, Tome Premier, Editeurs Felix Alcan, Paris, 1908): «On a promulgué, en 1883, une loi pour la réorganisation de l'instruction primaire en Algérie? L'instruction primaire est, d'après la loi, obligatoire pour les Européens et les Israélites ; elle ne le sera pour les musulmans que par des arrêtés spéciaux que le Gouverneur général sera libre de prendre pour les communes et les fractions de communes qui lui paraîtront comporter cette obligation.» (p. 517) Ce même auteur remarque, un peu plus haut (p. 516), que, pour 1907, le budget alloué à l'éducation des Européens et Israélites, pourtant ne représentant que quinze pour cent de la population, est de 7.164.000 fr., alors qu'il ne dépasse pas 1.131.000 fr. pour les quelque 4.300.000 Algériens musulmans. Comble de tout, un autre document de la période coloniale (Annales du Sénat : Documents parlementaires, séance du Mardi 7 juin 1904, p. 203) indique que le Gouverneur a proposé de réduire, en 1905, et sous le couvert d'économies, le budget de l'éducation des Musulmans, pour consacrer les sommes ainsi «économisées» à la poursuite de la colonisation au profit des exploitants agricoles européens. Les rescapés de la politique d'extension de l'ignorance Au vu des restrictions apportées à l'accès des Algériens à l'éducation dans les écoles fondées sur le système européen, on ne peut qu'être admiratif devant ces hommes qui ont surmonté tous les obstacles pour accéder à une maîtrise de la langue française leur permettant non seulement de poursuivre des études supérieures, mais également de publier des ouvrages de recherche et de réflexion dont la qualité n'a pas été dépareillée par le passage du temps. Parmi ces écrivains algériens, Ismaël Hamet, officier interprète principal de l'Etat-Major de l'Armée, a fait œuvre utile en publiant un livre intitulé «Les Musulmans français du Nord de l'Afrique» (Editeurs : Librairie Armand Colin, Paris 1906). Dans cet ouvrage, il se livre à la reconstitution de l'histoire des Arabes, de l'Islam et de l'Algérie, ainsi qu'un tableau de la conquête et de l'occupation coloniale, certes à replacer dans le contexte politique de l'époque, et rappelle l'unité de son peuple, battant en brèche les tentatives systématique des doctrinaires de la période coloniale qui tentaient de présenter l'Algérie comme un amalgame de peuples réunis par les hasards de l'histoire sur un territoire unique. Le peuple algérien existe depuis fort longtemps ! Voici ce qu'écrit Hamet à ce propos : «Il convient d'établir, dès maintenant, que Berbères autochtones et Arabes conquérants se sont si intimement et si complètement pénétrés, à peu près partout, qu'ils ne forment plus qu'un seul et même peuple, que rien ne les sépare désormais et que tout tend à les confondre? Les classer en Arabes, Berbères, Maures, Coulouglis? ne répond pas à la réalité.»(p.15) Cet ouvrage a été honoré d'une préface d'un grand orientaliste français de l'époque, le professeur Alfred le Chatelier (1855-1929), maître de Louis Massignon (1853-1952) qui lui a succédé en 1926 à la chaire de Sociologie musulmane du Collège de France. C'est dire la haute qualité scientifique de cet ouvrage, bien documenté et bien écrit. Une mince élite intellectuelle algérienne dans un océan de misère et d'ignorance Dans ce même livre (Chapitre 6 : L'Evolution intellectuelle), Hamet présente la première tentative de dictionnaire biographique, même incomplet, qui donne les noms, accompagnés d'une brève notice, de cette poignée au vu de la population algérienne de l'époque, de tous les Algériens qui ont réussi à se faire une place honorable dans le système colonial, grâce à leur culture et leurs dons naturels. Hamet mentionne même le colonel Mohammed Ben Daoud, dont le nom est attaché à un célèbre proverbe algérien. (p.203) Il cite, entre autres, les noms des 16 médecins diplômés algériens en exercice en 1906, dont Mohamed Nekkach. Voici ce que Hamet dit de ce médecin (p. 209) : «Monsieur le Docteur Nekkach (Mohammed), né en 1856 à Nedroma. Ancien élève du collège arabe et du lycée d'Alger. Petit-fils du Kaïd Nekkach qui, après le désastre de la colonne Montagnac, à Sidi Brahim, refusa d'ouvrir les portes de Nedroma aux agents de l'Emir. Médecin de colonisation à Hillil (Oran.)» Cette brève notice biographique ne mentionne pas le fait important que Nekkach a été le premier docteur en médecine algérien. En effet, il obtint son diplôme à la faculté de Médecine de Paris en juin 1880, c'est-à-dire à l'âge de 26 ans, avec une thèse dont le titre est le suivant : « Sur les rétrécissements de l'œsophage et le cathétérisme de cet organe par la sonde de Colin.» Cette thèse est même citée dans l'ouvrage collectif intitulé «Traité de chirurgie, publié sous la direction de MM. Simon Duplay et Alia (Volume 5, 1891), ce qui donne une idée de la qualité de ce travail de recherche. Mohammed Nekkach, un homme célèbre à l'échelle mondiale En tant que praticien original, Nekkach a connu une renommée mondiale en inventant un traitement de la diphtérie avec du perchlorate de fer et du lait. Plusieurs publications médicales internationales rapportent son traitement, y compris des journaux scientifiques américains, comme «Medical Journal, A monthly journal of medecine and surgery» (1888, p. 329) allemands, comme «Jahrbuch fur Kinderheilkunde und physische Erziehung» (1890, p. 164), et français comme «La revue des sciences médicales en France et à l'étranger» (1888, p. 757), etc. On peut affirmer, sans exagération, que cette recherche a suscité un intense intérêt international qui s'est reflété dans des dizaines d'articles scientifiques y faisant référence dans les principales langues et publications spécialisées de l'époque. Outre ses contributions à l'avancement de la médecine, Nekkach est crédité par le Professeur Sari, pour avoir mené une action de médecine sociale gratuite au profit des Algériens qui n'avaient pas, faute de moyen financiers, accès à la médecine payante réservée aux seuls Européens. La médecine sociale selon Nekkach Voici ce que Sari écrit sur cette action de médecine sociale tentée par Nekkach:«N'ayant pu trouver de clientèle pour laquelle il s'est voué, il a été contraint de rayonner exclusivement à travers les centres de colonisation de l'Oranie jusqu'à l'approche de la Première Guerre mondiale. Aussi a-t-il prôné une sorte de médecine gratuite au profit de ses coreligionnaires en démontrant qu'ils ne pouvaient s'acquitter des honoraires du médecin et payer en sus les médicaments? Il a tenu à alerter l'opinion publique face à l'inanition de surcroît révélée au sein même de riches plaines de colonisation à l'instar de la vallée du Chélif.» (dans : «La transition sanitaire en Algérie» A souligner que le Professeur Sari a consacré à ce savant médecin une rubrique dans son ouvrage intitulé» L'Emergence de l'Intelligentsia algérienne» (pp. 112-122, Editions ANEP, Alger 2006) et un article publié sur «Les Cahiers de Tunisie» (tome 48, numéros 147-148 pp. 225-231, 1988). En conclusion A l'occasion du cent trentième anniversaire de l'obtention du titre de docteur en médecine par le Docteur Mohammed Nekkach, premier médecin diplômé algérien, on ne pouvait s'empêcher de rendre hommage à ce pionnier qui a prouvé que les Algériens avaient toujours été disposés à assimiler les sciences et les arts modernes, s'ils en avaient eu l'opportunité, et chaque fois qu'ils en avaient eu l'opportunité, malgré la politique d'ignorance menée par l'ancienne puissance coloniale, et dont les preuves ne manquent pas. Est-il à compter parmi «les effets positifs du colonialisme ?» Rien n'est moins probant de ces effets positifs que le caractère exceptionnel de cette réussite, qui a plus affaire avec les qualités naturelles de cet homme et son origine sociale, qu'avec une politique coloniale visant à promouvoir la science moderne chez les «indigènes algériens.» Il est finalement à espérer qu'un jour un hommage officiel soit rendu à ce grand homme qui a honoré l'Algérie et que son nom rehausse quelque institution académique nationale. |
|