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L'élite juge de touche ou la pédagogie contrariée

par Mohammed ABBOU

La ville était renommée pour sa beauté architecturale et son urbanité, mais en ces jours radieux du début de l'été, elle s'est faite encore plus belle pour accueillir la manifestation culturelle qu'elle a pris l'initiative de créer à la fin des années soixante.

Ses habitants férus de musique populaire et de poésie traditionnelle, au point d'en disputer l'origine aux autres régions, ont prouvé leur goût pour le quatrième art, dès la première édition de cette rencontre.

 Commerçants, hôteliers, restaurateurs se sont mobilisés pour pallier au déficit en moyens d'accueil et prêter main forte à l'équipe organisatrice.

 Les services publics n'étaient pas en reste et ont accepté d'ouvrir les internats des centres de formation pour l'hébergement des participants et toutes les infrastructures susceptibles d'accueillir la manifestation. Seule rencontre artistique d'envergue, tenue hors de la capitale, elle a attiré, dès sa deuxième édition, une très forte participation et suscité l'intérêt d'une jeunesse provinciale qui souffre d'un véritable sevrage culturel. Le comité organisateur décida d'honorer la ferveur populaire en sortant les représentations du cœur de la ville et en les donnant dans tous les quartiers où les espaces le permettaient, même si l'aménagement n'était que rudimentaire.  

L'essentiel était de communier avec la population de la ville et des environs dont la réceptivité artistique a dépassé toutes les attentes. Le public n'attendait pas les soirées pour assister aux spectacles qui lui étaient offerts, il trouvait le temps de fréquenter tous les lieux où se regroupaient les comédiens pour discuter avec eux, connaître le parcours de leurs troupes, leurs parcours personnels, débattre des sujets abordés dans leurs pièces et d'une certaine façon de tout ce qui faisait le quotidien d'un peuple. Un peuple qui savoure encore sa liberté récemment recouvrée et déborde d'ambition pour un pays chèrement reconquis.

 Spontanément, il s'est situé sur le plan culturel pour exorciser sa douleur et l'investir dans sa renaissance. Le combat qu'il a mené contre l'injustice ne l'a pas aigri, il a, tout au contraire, aiguisé sa sensibilité et l'a préparé à un humanisme de conviction. Sa réceptivité à toute belle œuvre de l'homme et à toute vision poétique du monde, le reposait de son endurance et le réconciliait avec lui-même et avec l'autre.

 Il avait soif de son passé et avait hâte de vivre son présent, il était prêt à consacrer tous les talents. Ouvert à toutes les découvertes, sera-t- il suffisamment accompagné pour transformer sa prédisposition en une durable attitude ? Parmi les troupes en compétition, nombreuses étaient celles qui se voulaient engagées, et comment ne pas l'être à l'époque du « Che» de John Lennon et des « Hippies», Elles considéraient désuète la règle des trois unités pour retenir l'attention et créer une certaine vraisemblance.

 Il ne s'agit plus de subjuguer le spectateur et de l'affranchir de toute réflexion. Au contraire le théâtre doit lui donner un rôle actif et l'inviter à une authentique rencontre avec les acteurs.

 Pour cela, le lieu théâtral sort de son cadre institutionnel et se rend sur les lieux publics. Les scènes ne s'enchaînent plus de façon logique et «l'acte» vecteur d'unité cède la place au tableau qui se prête mieux à la multiplicité des points de vue et à la complexité de la vie.

 L'espace scénique lui aussi est, dans cette perception, discontinu, l'aire de jeu se déploie jusque dans l'aire du public. Dans la soirée, une troupe venue de la grande ville voisine, sous la férule d'un jeune homme ivre de sa jeunesse et de l'utopie d'un monde nouveau, se préparait fébrilement à faire la preuve de tout son art.  

Elle a choisi d'adapter une pièce qui traite du thème incontournable du moment: La Liberté des Peuples et leur Droit à l'Emancipation.

 Dès la tombée du jour, elle rejoignit le stade municipal où était programmée sa représentation et où l'attendait déjà un important public constitué surtout de jeunes habitués des lieux qu'ils fréquentaient jusqu'alors pour assister à des rencontres sportives et le plus souvent de football. La scène était dressée sur le terrain à proximité de la clôture grillagée qui sépare l'aire de jeu , des tribunes. Quelques agents de police venus assurer l'ordre, se tenaient le long de la clôture de part et d'autre d'une porte, elle aussi, grillagée. Les acteurs s'étaient répartis entre la scène et les tribunes où ils se mêlaient aux spectateurs qui ignoraient tout de leur présence. Dés le début du spectacle des harangues et des adresses au public montent de la scène et reçoivent aussitôt des répliques qui fusent des tribunes, le rythme de l'échange verbal s'accélère et des acteurs se précipitent des tribunes vers la porte de la clôture pour rejoindre la scène. Les agents de police se regroupent aussitôt à l'entrée retrouvant sans concertation les réflexes de leur entraînement et les stoppent dans leur élan, croyant à une invasion de la scène par des jeunes exaltés.     

 Les comédiens qui occupaient l'aire de jeu s'égosillèrent en direction du service d'ordre pour obtenir la passage de leurs partenaires afin de continuer le spectacle. Les acteurs retenus, dans un ultime effort, bousculent les policiers pour pénétrer de force ; les policiers sortent leurs matraques ; les autres acteurs, les dirigeants de la troupe et les représentants des organisateurs arrivent à la rescousse et tout le monde se retrouve au cœur d'une mêlée inattendue.

 Les jeunes du quartier, pensant que les agents de police, qu'ils connaissaient pour les rencontrer souvent sur les lieux, étaient pris à partie, sont descendus des tribunes pour les défendre. Et les choses se sont rapidement transformées en une véritable foire d'empoigne.         

D'autres agents de l'ordre informés par leurs collègues dépassés arrivent en renfort et parviennent avec beaucoup de difficultés à rétablir le calme. Un calme qui laissa place à un grillage arraché, une scène saccagée et des protagonistes hébétés et essoufflés s'appliquant, pour la plupart, à panser des blessures, heureusement très superficielles. Evidemment public et comédiens quittèrent dépités des lieux désolés. Ainsi a pris fin, sans avoir commencé, un rendez-vous qui devait consacrer la virtuosité d'une jeunesse qui découvrait le monde et voulait transmettre aux siens son éblouissement et combler un public, ravi de découvrir les talents de la génération de l'indépendance. Grande était la déception de la troupe qui voulait rompre avec les conventions dramatiques et remiser la vieille rhétorique pour saisir la vie dans toutes ses contradictions. Elle voulait abattre cette barrière qui au lever du rideau, tombait comme une toile transparente mais lourde et rigide, réduisant les spectateurs à des observateurs passifs, charmés ou intrigués mais toujours tenus à distance. Elle voulait faire du théâtre un moment de conscience et de projection. Elle voulait associer les énergies pour libérer l'imagination. Non moins grand était le dépit du public venu, armé de sa seule sincérité, une sincérité qui l'engagea dans une méprise et lui masqua les véritables enjeux. Il était là ouvert réceptif, disposé à être étonné, il fut surpris.  

Longtemps privé de toutes les formes d'expression de son génie, folklorisé par l'occupant, réduit à des manifestations primaires et caricaturales - de sa sonorité n'était retenue que la note gutturale et de son geste que l'élan brutal - le public avait hâte de renouer avec la finesse de son verbe, la légèreté de ses chants, la subtilité de ses « goual » et la féerie de ses « halka ». La rencontre des deux envies, des deux besoins ne s'est pas faite. A qui la faute ? A la programmation dans des lieux inadaptés dont le choix ne répondait qu'au souci d'aller à la rencontre de la population ? A un public non informé, indiscipliné et prompt à l'escarmouche? Aux gardiens de la paix qui n'ont appris à maintenir l'ordre que par la répression ?  

A l'absence d'une communication qui aurait présenté la pièce et insisté sur ses spécificités ? Mais, dans une telle situation, il ne s'agit pas d'ergoter sur des raisons qui, chacune prise à part, n'a aucun caractère décisif. L'élan convulsif de tout soumettre à sa logique n'isole- t-il pas l'élite de sa société encore en construction ? Le refus d'être prisonnier de l'académisme autorise-t-il la fuite éperdue dans l'avant- garde ? N'amène-t-il pas l'élite à produire un discours parallèle à la trajectoire de la société ? Coupée de ses racines, la démarche de l'élite ne devient-elle pas inutile et même insensée ?

 Car si l'intellectuel n'est plus lui-même, il ne peut être les autres. Sous la pression de l'Histoire la connaissance ne doit-elle pas s'interroger sur les conditions de son efficacité ?

 Oui si l'élite se contente de témoigner à partir de la ligne de touche, sa pédagogie risque d'être toujours contrariée.