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A l'âge où la perception sensorielle prend l'eau

par Farouk Zahi

Et c'est par on ne sait quel paradoxe, que le sens de la répartie et de l'à-propos s'aiguise; à telle enseigne qu'il devient difficile à faire avaler la pilule à un vieux personnage.

Circonspect, il se méfie de tous, sauf de sa propre progéniture. Un quatuor d'aïeux respectables, se complait de remplir ses vieux jours en ricanant de tout, portant la dérision au moindre petit geste de la descendance, ou même de la petite descendance. Attablés, dans un coin de café et bien à l'abri des courants d'air, car çà toussote au moindre frémissement, ils sont là comme de coutume. Le cafetier est constamment aux aguets, il suffit qu'un membre du groupe manque à l'appel, pour s'en inquiéter et demander des nouvelles. La commande à une tisane près de «zindjabil» (gingembre), est connue d'avance. La séance commence avec la restitution des péripéties nocturnes : grincement des rotules cagneuses, élancements dorso lombaires accompagnés de jurons étouffés et autres incompressibles besoins végétatifs. Aucun des quatre vestiges n'est atteint d'une pathologie chronique, mais chacun d'entre eux, a un petit souci de santé. Un petit accès hypertensif occasionnel du aux «vapeurs» qui montent parfois à la tête, un excès d'acidité ou de ballonnement colique dus aux écarts nutritionnels, une larme au coin de l'œil, conséquence de la baisse de l'acuité visuelle. La déficience auditive, est quant à elle, cruellement affirmée par les « quoi ?» excédants. Le tour de table est émaillé de discrets ricanements, chacun des membres du groupe se moque de son congénère, pensant être mieux loti. Logés à la même enseigne, les vieux se découvrent des capacités jusque là insoupçonnées. L'un d'eux tire fièrement de sa poche, trois cartes magnétiques d'Algérie Poste, manière de dire qu'il vient de relever un défi en récupérant de l'argent pour ses proches. L'autre s'enorgueillit d'avoir fait un long déplacement par route, pour revoir sa progéniture installée ailleurs. Ils ne se rendent pas compte, malheureusement, qu'ils roulent pour les autres. On chante, à l'instar du renard de la fable, leurs vertus pour mieux les posséder; crédules, ils se croiront toujours indispensables. Pour mieux les piéger, on leur reconnaît malicieusement du mérite dans les missions dites impossibles.

 Enchantés par tant d'admiration qu'ils suscitent auprès des leurs, ils feront la roue. Disposant de beaucoup de temps après leur mise à la retraite, on leur confie de menues charges qui, au fil du temps, deviennent de leur exclusive. L'achat matinal du pain frais et du lait est la première amorce, puis çà devient une habitude. Il faut dire aussi que le vieux ne se contentera pas du premier boulanger venu. Pour lui, les jeunes ne savent pas y faire et c'est comme çà qu'il se ferre. Les factures des charges domestiques tombent régulièrement l'une après l'autre et parfois même concomitamment ; qui mieux que Papy pourrait s'en acquitter... avec ses propres deniers bien sûr! D'ailleurs, il n'est pas à une mystification près, son abonnement de téléphonie mobile, au cas où il en dispose, crève le plafond à la fin du mois. Et pour cause, les rejetons n'ont jamais des «unitis» pour pouvoir téléphoner sur leur propre compte. Les incessants besoins en pièces administratives du «clan» et dont la délivrance n'est pas de tout repos, constitueront le créneau idéal dévolu au vieux, eu égard à sa connaissance parfaite, du «milieu» bureaucratique. L'obtention à main levée d'un extrait de rôles, d'un certificat de nationalité ou même d'un prosaïque certificat de résidence, nécessite une certaine introduction dans le «milieu administratif» ; alors c'est là où l'aïeul s'exprimera le mieux. Les prouesses, rapportées sur le ton chevaleresque, seront fidèlement racontées à l'auditoire familial ébahi. Les tâches domestiques rondement menées, on se dirige après quoi, vers le lieu de rendez-vous habituel : le café du quartier. Le paquet de journaux sous le bras, on commente les actualités : de Bouteflika à Sarkozy et des élections en Irak à l'affaire Algérie Egypte devant la FIFA. Les moments les plus forts, furent sans doute les joutes footballistique du Caire et de Khartoum. Chaque jour avait son lot d'anecdotes croustillantes. Sujets principaux de discussion, Gamal et Alaa Moubarak devenaient des familiers. A l'épuisement du premier volet, on passe au second, celui de se mettre à l'unisson pour la curée verbale. Le premier à subir le laminoir, est, cet agent de la Caisse de sécurité sociale incapable de déchiffrer un document, écrit pourtant en arabe et c'est la voie ouverte pour descendre en flamme le système éducatif. Anciens cadres du secteur éducatif pour la plupart, ils ne se priveront pas, à raison d'ailleurs, de le fustiger. On en conclut que la mission de tête bien pleine l'a largement emporté sur celle de tête bien faite. Et c'est avec la nostalgie propre aux gens qui ont raté le coche juvénile, qu'ils se remémorent monsieur Untel, enseignant reconnu pour son port vestimentaire et sa droiture, même s'ils ont fait parfois, les frais de ses humeurs.

 Après le profond soupir de dépit, on se fait une raison et on se retourne pour observer les autres clients ou les passants. On aiguise les couteaux et gare à celui qui transgresse les règles, qu'on pense être, de civilité. Ces jeunes exubérants, s'entretenant à haute voix, ne passeront pas inaperçus ; ils feront l'objet d'une fine dissection. La houppe de cheveux «gélée», le pantalon à ras du coccyx laissant apparaître le sous-vêtement, les manches plus longues que les bras et les pantalons plus courts que les jambes, sont autant d'objets de dérision que de stigmatisation moralisatrice. «De notre temps disait l'un d'eux (les vieux)?.on ne pouvait pas nous permettre de telles incartades !» Il feignait d'oublier que la gomina, le «patte d'éléphant» surmonté d'une chemise fleurie et la mini jupe étaient considérés comme attributs outranciers et faisaient l'objet de désapprobation, presque collective, de l'ascendance et du voisinage. Les jeunes filles emmaillotées dans des tee-shirts moulants et des pantalons collants, n'échapperont pas à la réprobation, même, si elle porte un frimeux «khimar»( voile islamique), beaucoup plus, par formalisme que par conviction religieuse. Et c'est là, où l'on découvre le choc des civilisations dans son acceptation primaire. Même si l'oreille est prétendument prêtée au discours ambiant, l'œil est collé à l'écran des chaînes satellitaires, arabes notamment, où le corps féminin est explicitement mis en avant. L'interlude est généralement consacré à des blagues dont une bonne partie ne sied pas à la chasteté auriculaire du tout venant. Les toussotements suffocants et les corps agités, font parfois retourner la jeune assistance surprise par tant de verve. A la sortie du café, quelques minutes seront consacrées aux automobilistes et aux passants.

 Les croulants péroreront sur les trottoirs occupés par le négoce, livrant ainsi, les piétons à la chaussée. Cet imbroglio crée des situations cocasses qui n'échappent pas à la raillerie du groupe, entrain de se fendre la poire. Se saluant mutuellement, ils quittent les lieux en se donnant rendez-vous pour le lendemain. Pauvres vieux, votre pathétique combat d'arrière garde, n'émeut plus personne. Il vous restera, cependant, le souvenir.