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Ceux qui me
connaissent vous le diront, mes frères, la main droite posée sur le Coran, avec
des mots clairs et la voix pure de toute trace d'hésitation, mes frères, ma
bouche n'a pas prononcé un seul mensonge depuis que les mains bênies de la
vieille accoucheuse - que Dieu ait pitié d'elle dans la tombe où elle repose -
m'ont arraché aux profondeurs nourricières et sécurisantes de ma mère, voici
maintenant plus de quarante ans, pour me larguer dans ce monde où il nous faut
trimer comme des bourricots, haleter comme des chiens, et subir toutes sortes
de tracasseries, pour une bouchée de pain sans saveur, ou un instant de plaisir
pâle comme nos visages.
Il était de mon devoir, mes frères, de commencer par prendre cette précaution, car l'histoire que je vais vous raconter maintenant, si Dieu le veut, pourrait faire naître dans votre esprit des doutes sur la véracité de mes paroles. D'ailleurs, vous auriez raison de ne pas me croire ! Car les faits que je vous rapporte ici sont pires que des poignées de boue puante jetées violemment sur la virilité des hommes de notre communauté ! C'est au cours d'un vendredi, pourtant jour de prière et de recueillement. La langue de l'épouse de Kacem le mécanicien, qui jusque-là prospérait dans le grinçant et étourdissant caquetage habituel des femmes, a été brusquement atteinte de ce mal maléfique qui s'aggravera au fil du temps, et qui va la pousser à prononcer des paroles désordonnées et insensées, malsaines et vicieuses, des paroles qui ont semé la pagaille et la panique dans l'esprit de beaucoup de têtes, que le Seigneur nous préserve ! Il était environ trois heures. Comme à son habitude, la vieille femme s'apprêtait à faire un petit somme pour « écouter mes petits os », disait-elle. C'est à ce moment, que de sa voix ensorcelante, avec des mots trempés dans le miel enivrant et délicieux de la tentation, Satan ? que Dieu le maudisse ? va murmurer dans son oreille : « Malika ma sœur ! As-tu oublié ta fille ? Ton cœur est-il devenu dur comme de la pierre ? Il y a maintenant plus de deux semaines que tes yeux n'ont pas vu ce morceau chéri de ta chair ! Et tu veux t'envelopper dans une couverture et ronfler comme une conscience tranquille ! Jamais je n'aurai pensé ça de toi, ma sœur ! Mais tu sais que Fatima t'adore ! Ton nom ne quitte jamais sa bouche ! Partout où elle pose le pied, c'est toujours de toi qu'elle parle, sans interruption, les yeux brillant d'affection ! Tu es au courant de la chose. Tu l'as vu de tes propres yeux : sa belle-mère est en train de se faner et de maigrir de jalousie, à cause de l'amour qu'elle te porte, et qu'elle verse généreusement dans toutes les oreilles qui se mettent à portée de sa voix. D'ailleurs, peinée par ce corps qui se délabre avec une vitesse extraordinaire, tu t'es sentie coupable et tu as conseillé à ta fille d'éviter dans la mesure du possible de nourrir la jalousie qui dévore goulument la pauvre femme ! Qu'est-il arrivé alors à ton cœur débordant de tendresse et d'amour ? Qui te dit qu'elle n'est pas malade et qu'elle a besoin de toi en ce moment même ? Hein ! Hein ! Ou attends-tu, pour bouger ta vieille carcasse rouillée par les rumatismes, que l'on vienne frapper à ta porte pour t'annoncer un malheur ? Après avoir vécu plus de soixante ans sur cette terre, tu devrais savoir que la mort ne chôme pas dans ce pays ! As-tu oublié les paroles de Houaria ta voisine ? Souviens-toi, dans son village natal, les habitants ont envahi les rues, hurlant comme des fous, jetant des pièrres, et brûlant des pneus, parce qu'ils ne trouvent plus d'espace où enterrer leurs cadavres. Il a fallu que le wali et un ministre aillent les rassurer, et leur promettre que chaque villageois aura droit à une tombe digne de ce nom. Mais tu n'as pas besoin d'aller si loin ! Dans ton propre quartier, la grande tente verte achetée par cotisation est souvent dressée pour recevoir les gens qui viennent présenter leurs condoléances. Comme les mouches, les hommes et les femmes de ce pays ne vivent pas longtemps. On dirait qu'ils sont pressés d'offrir leur viande aux vers. C'est pourquoi, tu devrais réfléchir avant de t'allonger sur ce matelas moelleux ! N'oublie pas que le mari de ta fille n'arrête pas de gémir, ses mains palpant à longueur d'année son ventre. Le pauvre homme a peut-être déjà bouffé le sac de son de blé que tu lui as procuré chez une voisine. Et leur fils aîné ? Tu sais qu'il s'est mis à fréquenter des voyous qui se bousillent le cerveau en avalant des pilules destinées aux fous ! D'autre part, tu devrais aller voir s'il est guéri de ces manières bizarres qui le prennent de temps à autre ! L'âne ne s'est-il pas réveillé une nuit, hurlant le prénom de la fille des voisins du palier, s'arrachant les cheveux, couvert de sueur, les yeux brillant de fièvre, le cœur galopant comme un taureau en chaleur ! Et sa sœur cadette ? Cette fille qui rendrait l'âme dans une maison sans miroirs, qui se tortille comme un ver de terre, qui entre en transes quand elle entend parler de mariage, a-t-elle quitté ses mauvaises habitudes ? Et le dernier-né que douze amulettes attachées au corps n'ont pas pu guérir du vagissement strident qu'il pousse sans répit depuis sa naissance ? Comment peux-tu songer au lit quand les tiens ont sûrement besoin de ton secours ? Bouge tes fesses et lève-toi ! Va voir ta fille et sa progéniture cinglée ! » Ô mes frères, vous devinez sans peine ce qui s'est passé par la suite. Comme une viande dépourvue du moindre débris de raison, la pauvre vieille femme s'abandonne à la langue sucrée et traîtresse d'Ibliss, et décide d'aller visiter sa fille. Elle avait oublié, l'écervelée, les sages commandements de nos coutumes séculaires. Elle a oublié que nos femmes restent chez elles, protégées par les murs de leur foyer, vaquant aux occupations pour lesquelles elles ont été créées. Elle communique la décision à son mari qui a les yeux braqués sur le téléviseur. Il hôche la tête et ne dit rien, indifférent. Et la voici qui se hâte maintenant, qui enfile ses vêtements rapidement, fouettée par une joie malsaine, pressée de sortir. Le joli discours de Satan l'aiguillonne vers la porte d'entrée. Elle est dehors. Une heure plus tard, elle frappe à la porte de l'appartement où vit sa fille depuis son mariage. Mais le temps passe et personne ne vient lui ouvrir. Elle frappe à nouveau, cette fois-ci un peu plus fort, pensant qu'ils ne l'avaient peut-être pas entendue. Mais encore une fois, aucune réponse ne lui parvient de l'intérieur de l'appartement plongé dans un silence qui commence à l'inquiéter. Par contre, elle entend une porte grincer derrière elle, et se retourne. C'est une jeune fille aux cheveux bruns qui vient d'ouvrir en face. Elle l'informe que les gens qu'elle est venue voir sont tous sortis tout à l'heure pour une destination qu'elle ne connait pas. La vieille femme sent une lourde lassitude s'emparer de ses jambes. Son corps est vidé brusquement de toute la joie qui lui a donné la force nécessaire pour se déplacer jusqu'au seuil du foyer de sa fille. Déçue, elle entreprend de descendre les escaliers pour rentrer chez elle. Marche après marche, lentement, la main accrochée à la rampe, elle se dirige vers la sortie. Soudain, une odeur nauséabonde envahit ses poumons et l'arrache à ses pensées. Une envie de vomir contracte son estomac. Elle cherche des yeux la chose qui pue ainsi et découvre à ses pieds les excréments d'un chat. Elle constate qu'elle n'a rien senti en montant, et qu'elle aurait pu se souiller la chaussure en écrasant cette crotte qui, visiblement, siège dans ce lieu depuis pas mal de temps. Par ailleurs, bien que ce n'est pas la première fois qu'elle assiste à un spectacle pareil, ce fait banal la remue profondément, et la tourmente. Tout en continuant de descendre, elle juge que les escaliers sont d'une saleté repoussante. Mais, elle ne remarque pas que Satan s'est emparé de ses yeux, et que sa mémoire absorbe et note tout ce qui l'entoure, contrairement à son habitude. C'est une fois dehors, alors qu'elle se dirige vers l'arrêt du bus, qu'elle commence à éprouver un besoin d'uriner. En vérité, la petite douleur qui se tortille maintenant dans son bas ventre, s'est manifestée alors qu'elle était encore chez elle. Mais au lieu de se comporter comme se comporte une femme sage qui se prépare à quitter pour un instant son foyer, au lieu de soulager son corps des impuretés traîtresses à la maison, elle se laisse embobiner par le Diable qui lui suggère de le faire une fois arrivée chez sa fille. Un bus surchargé la dépose en ville. En cours de route, un policier a fait signe au chauffeur de s'arrêter, s'est approché de la vitre, et les deux compères se sont mis à bavarder joyeusement. Ces quelques minutes ont aiguisé le tranchant du couteau qui lancine de plus en plus sa vessie. Maintenant, elle doit prendre un deuxième bus pour rentrer chez elle. Malheureusement aucun bus ne se manifeste. Le temps passe et le besoin d'uriner se met à lacérer violemment son ventre. La vieille femme souffre le martyre. Une angoisse terrible la submerge. Il y a plein de gens autour d'elle, et elle a peur de se laisser aller en leur présence. Alors, elle s'éloigne de l'arrêt et fouille les environs du regard, à la recherche d'un coin où elle pourrait évacuer le liquide maudit qui gonfle dangereusement sa vessie. Mais aucun lieu ne lui semble convenir. N'en pouvant plus, les larmes aux yeux, elle se soulage debout dans ses vêtements. Ainsi souillée et humiliée, elle prend la résolution de rentrer chez elle à pied. C'est une longue distance qu'il lui faut parcourir, plus d'une heure de marche, mais elle ne pouvait quand même pas attendre et monter dans un bus dans l'état où elle se trouvait maintenant. L'odeur forte que dégageait son corps aurait attiré l'attention sur elle, et sa dignité aurait été éclaboussée. Elle arrive chez elle, les jambes fourbues et dégouté de son corps. Heureusement pour elle, personne n'est à la maison. Une demi-heure plus tard, elle est assise devant une tasse de café qu'elle vient de préparer, propre et changée. Elle réfléchit maintenant à l'événement qu'elle vient de vivre. C'est évidemment Ibliss, le planificateur de toute cette histoire, qui est en train de contaminer sa pensée. Tout ce qu'elle a vécu pendant ces quelques heures lui revient à présent à la mémoire, effroyablement net et grossi par Satan. Des réflexions insensées jaillissent de son cerveau. Et désormais jusqu'à sa mort, partout où elle pose ses pieds, des paroles indignes d'une femme échappent à sa bouche : « Il n'y a pas d'hommes dans ce pays, affirmait-elle. Nous avons donné naissance à des avortons, à des mollusques, ma soeur. Dieu ne nous pardonnera pas d'avoir semé sur sa terre bénie des créatures aussi flasques, dépourvus d'honneur ! Car de vrais hommes, ma sœur, ne laisseraient jamais leurs femmes s'humilier dans la rue ! Il y aurait partout des toilettes publiques pour leurs mères, leurs sœurs, leurs épouses et leurs filles ! Partout, des jardins où elles pourraient se reposer et jouir de la vie ! Eux, ils sont heureux parce qu'ils peuvent se soulager là où ils veulent ! Ils ne savent faire qu'une chose : produire du blabla et du vent à longueur de journée ! Dans la rue, dans les cafés, dans le petit écran, ma sœur, qu'ils soient des gens simples ou des responsables, en guenilles ou pommadés et costumés, ils babillent comme lorsqu'ils étaient des bébés, sans trêve ! Et pendant ce temps les femmes pissent dans leurs vêtements ! Pendant ce temps les chats chient dans les escaliers ! Pendant ce temps, la saleté recouvre nos cités ! Des bouteilles de vin sont jetées dans la rue ! Car ils sont restés des enfants ! Ils n'ont jamais grandi ! Nous les avons trop longtemps nourris au sein, ma soeur ! Mais que veulent-ils donc ? Que nous allions nettoyer aussi les rues à leur place ? Parle à ta fille qui vient de se marier ! Qu'elle fasse attention à ne pas élever ses garçons comme nous l'avons fait ! Qu'elle en fasse de vrais hommes ! Des hommes qui ne pleurnichent pas, mais travaillent ! Des hommes avec des bras solides et une langue courte !... » Vous voyez, mes frères, ce qui se passe lorsqu'une femme prête l'oreille aux murmures caressants de Satan, que Dieu le maudisse ! Des toilettes publiques et des jardins pour les femmes ! Quelles pensées pourries ! Mais remercions le Seigneur, mes frères, nos gouvernants sont de vrais hommes ! Tant qu'ils seront les maîtres de ce pays, nous pourrons dormir tranquillement. Notre virilité ne risque rien pour le moment. Les poils de nos moustaches peuvent s'épanouir dans la dignité. |
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