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Poussant ses pas
courts et lents, signes d'un temps qui égrène ses heures goutteuses sur un
corps ouvert à tous les risques, il se dirige après avoir mûrement réfléchi,
une fois de plus, vers un écrivain public.
Assis sur un petit banc recouvert d'une peau de mouton, la posture digne des scribes grecs, face à sa machine à écrire, ce dernier sourit en le voyant arriver comme à son habitude, devinant la demande, pour l'avoir maintes fois débattue avec le vieil homme. Il veut envoyer une lettre au Président de la République. Son intention est de la faire lire à la télévision à 20 heures, la seule heure où la télévision intéresse tout le monde pour différentes raisons. Les uns pour s'y voir et être vus, les autres pour espérer ne plus les voir et deviner ce que leurs absences veulent dire. Un décodage maladif, un exercice national, le seul qui ne se soit jamais essoufflé. Ecrire une lettre au Président et l'entendre lire par un fonctionnaire ou une fonctionnaire l'air grave des grands moments, souriant à l'annonce de chaque image d'un logement rural enfin alimenté de gaz ou en eau ou encore enfin électrifié. L'autre, imperturbable essaie d'expliquer que les seules lettres que la télévision diffuse sont celles adressées aux chefs d'Etat ou provenant de leurs illustres personnes. Des lettres d'amitié, de vœux de bonheur et de prospérité, de souhait d'un prompt rétablissement, de salutations à l'occasion d'une traversée céleste, lors de voyages de travail, des lettres de félicitations suite à une élection ou une réélection ou une troisième réélection. Enfin, des lettres d'Etat. On ne lit que des lettres d'Etat à la télévision et accessoirement des lettres pour l'Etat. Du moins dans les télévisions des pays sous-développés. Dans les pays développés on ne lit pas les lettres qui font partie d'un courrier diplomatique, on montre des images vivantes. Une image est une lettre plus parlante et tout le monde la retient. L'écrivain public demande à son habituel client de faire un film, «ça passera mieux», dit-il, particulièrement pour une télévision muette ou alors sans paroles. Un film muet ferait l'affaire. Devant le refus presque poli de son fournisseur de mots, le vieil homme maintient sa demande. Il veut envoyer une lettre au Président, pensant qu'il est la seule personne dans ce pays à qui tout le monde peut s'adresser, tout le reste n'étant que banalités, sans intérêt. L'écrivain prend finalement une feuille de papier, la place soigneusement dans la machine, fait tourner le chariot, arrange le ruban, redresse lentement son dos voûté, place ses lunettes sur un nez en patate mal approprié aux verres, allume une cigarette qu'il place au coin de ses lèvres, tire une bouffée et commence : «Abbane Ramdane le? Monsieur le Président». Puis retire la feuille, en place une autre et reprend «Votre Excellence». Ravi de voir enfin son projet aboutir, le vieil homme entonne sa dictée, en ponctuant chaque arrêt par un «dis-lui que...» comme pour le faire témoigner, jusqu'à la fin. A la fin, l'écrivain, comme de coutume, lit la lettre à son client, une question d'éthique professionnelle : «Votre excellence, je vais bientôt mourir et je remercie Dieu pour plusieurs choses. La première est de me permettre de mourir parmi les miens, sur une terre que j'ai aimée plus que tout. Car c'est elle qui m'a donné une mère besogneuse, pleine d'amour, dotée de seins qui font jaillir le lait comme une source pure à chacune de ses naissances et un père qui m'a laissé en guise d'héritage, la dignité, quelques oliviers, et trois figuiers. Suffisamment pour qu'un homme soit un homme. Suffisamment pour que la vie sur ces montagnes recluses ait un sens. J'ai vécu la guerre des Allemands en Italie et la guerre d'Algérie en Algérie, sans jamais fuir mes devoirs parce que j'y ai cru. Et je vis encore. Je remercie Dieu pour m'avoir donné la vie jusqu'à avoir trois garçons et une fille. Et une épouse. J'ai tenu à ce que mes enfants fassent des études même si j'ai longtemps souffert de leur absence. Chez nous il n'y avait pas de lycée et au moment où il fallait faire des études universitaires, ils sont partis encore plus loin. Puis plus loin encore. Aujourd'hui, deux sont au Canada où ils travaillent et ont fondé des familles. La fille est en France avec son mari, une rencontre heureuse. J'ai actuellement dix petits-enfants que je n'ai vu qu'une seule fois à l'occasion du décès de mon frère, de deux ans mon aîné. Je vis seul avec mon épouse qui n'est plus de toute jeunesse et très malade. Malade parce que vieille. La maison tient encore, mais j'ai quelques petits problèmes d'entretien. Ce n'est pas grave à mon âge. De temps à autres des jeunes du village me rendent visite et en profitent pour réparer ce qui peut encore l'être. Ils parlent de ce qui les intéresse et je les écoute avec un immense plaisir. Il n'y a rien de telle que la voix humaine et je tente à mon tour quelques phrases puisées dans mon passé, même s'ils ne les comprennent pas. Dans mes phrases il n'y a que du feu, des armes, du sang, des combattants, des viols, la maladie et la détresse. Il y a la misère, la mienne et celle des autres. Les jeunes n'ont pas connu ce que vous et moi avons vécu. Enfin, ce que moi j'ai vécu, mais je remercie Dieu pour cela aussi, car c'est Lui qui décide de notre vie. De la vôtre aussi Monsieur le Président, vous pouvez bien vous demander pourquoi je vous écris ces quelques lignes et vous avez droit à une réponse. Je n'ai besoin ni de logement, ni de lot de terrain, ni d'un prêt bancaire, ni de véhicule à mon âge. Je ne vous importunerai donc pas à ce sujet comme tous les prédateurs qui vous entourent. Je n'ai besoin ni de poste de Ministre, ni de celui de parlementaire, ni de grade de général, ni d'eau, ni d'électricité, ni de gaz. Ce que j'ai me suffit amplement. J'ai simplement besoin d'un pays, un vrai pays où tout le monde se sente comme au Canada, ou en France, pour que mes enfants n'aient plus besoin de trouver de prétexte pour rester loin de moi. Je sais que vous n'avez pas beaucoup de temps d'après ce que disent les journaux et ce que tait télévision. Moi non plus je n'ai pas assez de temps. Alors, ma demande est simple même si elle ne figure pas en objet, juste pour vous pousser à lire jusqu'au bout ma lettre. Monsieur le Président de grâce, rendez-moi mes enfants, j'en ai besoin, mes pas se font de plus en plus courts et s'arrêteront bientôt. Comme les vôtres. Veuillez?». |
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