Pendant près de dix minutes, on ne savait pas dans quel sens
ça allait basculer. L'émeute ou la solidarité ? La colère ou l'hymne ? La casse
ou la chair de poule ? Le coeur de tous ou la pierre de chacun ? Un seul homme
debout ou dix mille peuples assis ? C'était juste après la fin du match contre
l'Egypte. Habitués depuis une année à voler dans les airs rien qu'avec un
refrain et deux drapeaux, les Algériens ont vécu d'abord la défaite durement.
Douloureusement. On ne comprenait pas. Et on devinait l'affreux temps vide qui
va s'installer avant le mondial en Afrique du Sud nous qui étions habitués à
être heureux et qui avions pris goût aux miracles et à l'espoir. Nous qui
n'étions que du plastique en 2008 et depuis des décennies, et qui avions
investi cette équipe nationale de la mission de nous faire marcher sur la lune.
Car dans le procès du match du jeudi, aucun algérien n'en voulait pas à cette
EN : elle nous avait donné les plus grandes joies depuis des années et des
années. Par transfert facile, nous y avons mis nos espoirs, nos attentes et nos
joies et même nos attentes de révolution d'indépendance vis-à-vis de tout ce
qui s'est imposé à nous comme colonisations douces, pernicieuses ou violentes.
Les Algériens n'ont pas oublié que si cette EN n'a pas ramené la coupe, elle
nous a restitué le drapeau, l'hymne, la terre et la fierté. Jamais de mémoire
d'algériens depuis l'indépendance, le drapeau n'a autant ressemblé à la peau du
coeur de chacun de nous, vieillards ou enfants à naître.
D'où ce qui s'est
passé après le match : des milliers et des milliers d'algériens dans les rues
pour faire la fête contre la défaite et le béninois et son arbitrage. Bien sûr,
beaucoup pensent que les foules ont été actionnées, encouragées à «sortir»,
car, comme les Egyptiens qui se sont inventé un ennemi imaginaire après Oum
Dormane, ici chez nous il fallait gérer la soupape et négocier le virage
dangereux de l'explosion possible. Sauf que ce n'est pas à un effet de foule
qu'on a assisté mais à un effet de peuple. Le mot est pompeux mais il n'y a pas
mieux. Les Algériens sont aujourd'hui dopés à l'espoir et ce courant de fond a
besoin de victoires, de sens et d'un programme de conquêtes cosmiques, musculaires
ou autres, sinon il va se retourner contre le plus proche. Il y a un an, nous
n'étions que des «arabes» de seconde couche, des Maghrébins périphériques de ce
Moyen-Orient prétentieux, nous n'étions que des Algériens rescapés de notre
dernière guerre contre nous-mêmes, nous n'avions pas de drapeau ni beaucoup de
chansons, nous étions tristes, infréquentables et nous nous détestions
nous-mêmes, les uns les autres. Il y a un an seulement, nous étions des gens
morts qui mâchaient du pain se battaient pour de la semoule ou un faux hadith
ou un yaourt périmé. Et en un an seulement, quelque chose nous a été restituée.
Nous avons perdu un match, mais il est évident que tout le reste de ce que nous
apporté cette équipe, nous l'avons gardé : la fierté, la confiance en soi, le
drapeau, les chants, les pleurs de joies, les klaxons, la couleur verte de
l'espoir, la solidarité, la vie et la gloire. Merci Saâdane. Merci les «verts».