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Depuis le temps que les laudateurs, les mains par-dessus la tête, les applaudissent et que les poètes, front à terre, les vénèrent, certains dirigeants du tiers monde se sentent devenir - sans doute - les meilleurs au monde. Leurs décisions leur semblent incontestablement les plus sensées, leur philosophie la plus profonde et leur vision la plus porteuse. Et nous devons suivre ! Si l’une de leurs décisions nous semble alors incorrecte, c’est parce que nous avons sans doute mal compris ou que nous sommes incapables d’assimiler des choses qui nous dépassent. Et si cela nous paraît incompatible avec ce qui s’enseigne, ça et là dans les écoles et les facultés, c’est certainement parce que les théories sont fausses. Mieux, s’ils sont les seuls au monde à opter pour une chose alors que le reste de l’humanité la fuit, c’est que tout le monde est dans l’erreur sauf eux bien sûr... Ici et ailleurs, aujourd’hui et autrefois Partant de là, il est aisé de comprendre que nous ne devons plus être choqués de voir certains prendre une décision et son contraire en même temps. S’ils veulent attirer les IDE (Investissements directs étrangers), c’est une excellente chose et nous ne pouvons qu’apprécier bien que le problème de notre pays ne soit pas réellement là. Mais si, en même temps, ils font tout pour que ces IDE ne viennent pas - ou ne restent pas longtemps - comme par exemple leur imposer une association avec le capital national, c’est tout aussi une excellente chose. S’ils chantent par-dessus tous les toits qu’ils ont enfin convaincu des étrangers de venir, c’est bien. Qu’ils se taisent à l’annonce du départ de ces mêmes étrangers, cela ne peut être qu’une bonne chose aussi. S’ils veulent améliorer la compétitivité des produits nationaux en ouvrant, aux produits étrangers, des frontières déjà démolies par une mondialisation qui échappe à leur contrôle, c’est qu’ils ont raison de le faire. Si, en même temps, ils décident d’imposer aux grandes surfaces un pourcentage de produits nationaux dans les gondoles et d’exclure donc autant de produits étrangers sur ces mêmes gondoles, c’est qu’ils ont sans doute de fortes raisons, quand bien même serions-nous tentés, au vu des théories de management, de dire que c’est la présence des produits concurrents qui améliore la compétitivité des nôtres et non leur absence. S’ils avancent devant tout le monde que le pays ne sera pas concerné par la crise financière qui secoue le monde, et quand bien même sommes-nous tentés - à cause de l’approche systémique - de prendre cela pour la plus lourde des bêtises du siècle, nous devons leur faire confiance parce que cela se situe à un niveau d’abstraction assez élevé. Et si, en même temps, ils décident de réduire les importations à cause de la crise financière mondiale, et quand bien même sommes-nous portés à croire que c’est une contradiction des plus profondes dans les entrailles d’un système dont la sénilité devient frappante, il nous faut leur faire confiance parce que cela nous dépasse. Si, sentant les effets de la crise, et contrairement aux recommandations des théories économiques les plus rudimentaires, ils commencent par couper au niveau du pouvoir d’achat en décidant d’arrêter le crédit à la consommation, ils ont certainement des raisons de le faire, des raisons que nous ne connaissons pas bien sûr, tellement c’est compliqué. Et, si en même temps, ils bradent des milliards pour des semblants de festivals sans sens, sans utilité et sans portée comme le Panaf, le Festival de Timgad, le prochain Festival de Djemila et Dieu seul sait tous les autres festivals qui attendent, eh bien c’est qu’ils ont sans doute des raisons qui échappent aux théories, qui défient toutes les lois et qui outrepassent même le bon sens ! Parce qu’on ne peut pas faire une chose et son contraire d’une manière aussi visible et frappante sans raisons particulières, il est tout à fait clair que nos dirigeants doivent avoir des raisons. Inutile de les chercher toutes. Elles doivent être nombreuses, valables et imparables. Sans vouloir frustrer personne, nous pouvons dire que la première de ces raisons est la bi-localisation spatiale. Phénomène plutôt particulier aux mystiques de toutes les religions et par lequel, dit-on, une personne peut se trouver dans deux endroits différents en même temps. C’est en étant avec les gens du peuple sans être réellement avec eux, c’est-à-dire en occupant deux espaces exclusifs en même temps, que ces dirigeants peuvent faire une chose «qui va avec ceux d’ici» et une autre «qui va avec ceux d’ailleurs». En considérant le tout de son petit point de vue, le simple citoyen croit déceler des contradictions. Or, de ce point de vue là les perspectives sont perdues et ce qui semble constituer des contradictions n’est en fait que des aspects complémentaires. La déchirure n’existe alors que dans la tête de certains : ceux qui regardent ces choses qui ne les concernent pas. Sans vouloir frustrer personne aussi, nous pouvons dire que la deuxième raison est la bi-localisation temporelle. Phénomène inconnu ailleurs que dans les sphères du pouvoir du tiers monde et par lequel une personne peut, sans trop d’efforts bien sûr, se trouver dans deux époques en même temps. En vivant leur époque et en s’efforçant de vouloir vivre celle de leurs arrière-petits-enfants, certains sont appelés à faire le grand écart pour se trouver, en même temps, là aujourd’hui et là il y a trois milliards d’années. Dès lors, certaines de leurs décisions concernent le «aujourd’hui» et d’autres concernent le «il y a trois milliards d’années». Cette cohabitation du «non cohabitable» donne parfois l’impression de contradiction, tellement les temps sont différents et la période est longue. On comprend mieux pourquoi beaucoup de ces gens ont souvent le vertige et le mal de l’air et on comprend mieux aussi pourquoi, incapables d’être là où il faut, certains ne s’intéressent plus qu’au superflu et à l’inutile. Les petits détails Résolument tournés vers l’apparence des choses, ils n’ont plus d’intérêt que pour le volume et le nombre. Et peu importe le reste à leurs yeux. Ils savent tous comment, du bas de leur autosatisfaction insignifiante et désuète, ils ont propulsé la quantité en seul et unique étalon de mesure de progrès, de modernisation ou de développement. Combien ? Telle est la seule et unique question à laquelle aussi bien les institutions que les individus sont sommés de répondre. Combien d’universités ? Combien d’hôpitaux ? Combien de kilomètres de routes ? Combien de stades ? Combien d’enfants scolarisés ? Combien avons-nous construit de cités universitaires ? Combien avons-nous accordé de bourses aux étudiants ? Combien de... combien de... Critère roi, le chiffre est devenu dès lors notre leitmotiv, notre emblème, notre raison d’être et c’est ainsi que, sans même nous en rendre compte, nous sommes devenus esclaves de notre propre bêtise, et otages de notre propre fantasme. Nous n’avons point la capacité de nous réveiller et nous avons encore moins le courage d’aller au fond des choses. L’université croule sous nos yeux, l’école est prise par des spasmes de mauvais augure, nos hôpitaux ne ressemblent plus à rien, nos kilomètres de routes ne sont que des kilomètres de crevasses et de dos-d’âne, nos enfants sont mal scolarisés au point où ils ne diffèrent pas à leur sortie de l’école de ceux qui n’y sont jamais allés. Dans nos cités universitaires, les plus chanceux sont, dans certains cas, à sept ou à huit par chambre et dans les conditions que seul Dieu sait. Les bourses des étudiants sont ridicules ... Tels sont donc nos grands chiffres, et telle est notre grande réalité ! Pris par notre propre élan, nous avons omis de regarder devant nous, c’est-à-dire là où nous mettons les pieds, pensant certainement que rien n’est aussi important que les chiffres et que rien ne peut compter plus. Erreur ! Allez donc chercher un plombier et il vous fera boire l’attente et la patience jusqu’à la lie. Il vous donnera mille et un rendez-vous mais s’arrangera toujours pour oublier de venir. Que vous ayez une fuite d’eau ou que vous ayez un fleuve qui traverse votre cuisine, cela ne change à rien. Ne comptez surtout pas pour qu’il s’excuse, qu’il vous informe à l’avance ou qu’il se gêne à votre prochaine rencontre. Allez chercher un électricien et il vous fixera deux mille rendez-vous qu’il n’honorera jamais sauf si vous vous trouvez sur son chemin de retour. Que vous passiez la nuit dans l’obscurité ou que toutes vos prises aient sauté, cela ne change à rien. Lui, non plus, ne rougira pas à votre prochaine rencontre et ne pensera jamais vous avertir de son faux bond. Allez chercher un maçon... et vous finirez par parler tout seul sur les trottoirs parce que ni vos travaux ne seront finis, ni vos rendez-vous ne seront respectés, ni votre santé ne sera épargnée. Allez chercher le menuisier, le carreleur, le vitrier... et tout ce beau monde qu’on appelait jadis les artisans - presque les artistes, quoi ! - et vous verrez que par la seule décision de leur faire appel, vous vous enfoncez dans un monde tout à fait différent certes, mais tout aussi impossible ! Les plombiers qui vous mentent et qui ne se sentent même pas concernés par leurs mensonges, les maçons qui vous plument et qui ne terminent même pas leur travail, les menuisiers qui vous dribblent et qui ne vous livrent rien de votre commande, les électriciens qui vous promettent et vous laissent dans le noir ... toutes ces choses petits problèmes quotidiens sont, en fait, de grandes choses et, quand bien même ne nous empêchent-elles pas de dormir, il est nécessaire de se rendre compte que ce sont elles justement qui forment la limite - visible et concrète - entre les sociétés développées et celles qui ont désormais peu de chances de l’être. Tant qu’un artisan continue à se moquer de sa société tout en se promenant dans ses propres rues la tête haute, il y a lieu de s’inquiéter du sort de cette société. Mais il n’y a pas que les artisans. Le mal est généralisé et il est profond. Tous les métiers ou presque semblent atteints par l’insuffisance de perception de la responsabilité par ceux qui les exercent. Ainsi donc, et alors que nous braquons le regard sur les chiffres à fournir en levant haut la tête et les quantités à réciter avec une fierté qui n’a plus de sens, la plus petite des choses élémentaires censée servir de base à une société - c’est-à-dire les relations entres les hommes - nous échappe et nous laisse à côté de nous-mêmes. |
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