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Téhéran : confusion de la situation, confusion des commentaires

par Pierre Morville

Chaque jour voit des rebondissements dans la situation iranienne. Le pouvoir est déstabilisé mais le régime est encore loin d'être en crise ouverte.

A Téhéran, les manifestations opposant les partisans de Mahmoud Ahmadinejad et ceux de Mir Hossein Moussavi se succèdent. Aujourd'hui, ce dernier appelle à une « journée de deuil » en hommage aux sept manifestants tués dans ces rangs depuis le début des évènements. Nul ne saurait prévoir précisément la suite des évènements, les plus graves depuis l'avènement de la Révolution islamique en 1979.

En quelques jours, les rebondissements n'ont pas manqué.

Au soir de l'élection, le vendredi 12, Mahmoud Ahmadinejad et Mir Hossein Moussavi revendiquaient tous deux la victoire, au terme d'une journée de mobilisation sans précédent pour ce scrutin (85%).



Des fraudes évidentes, mais...

Le lendemain, bien avant les trois jours de « prudence » recommandés par les pratiques usuelles iraniennes lors des scrutins, la victoire annoncée soudainement de Mahmoud Ahmadinejad (63% des voix contre 34% à Mir Hossein Moussai) provoque la colère des partisans de Moussavi qui manifestent dans les rues de Téhéran, dénonçant l'irrégularité du scrutin aux cris de « Dictature, dictature ! », « Démission du gouvernement de coup d'Etat ! ». Des affrontements avec la police se transforment en émeutes. Au moins neuf responsables réformateurs, dont deux anciens vice-ministres, sont arrêtés.

Le dimanche, Ahmadinejad déclare que les élections sont «les plus propres», tandis que Moussavi demande leur annulation pour irrégularités. Washington exprime des doutes sur la légitimité de la victoire du président sortant. Le soir, la milice islamique du Bassidj attaque les dortoirs de l'Université de Téhéran.

Lundi, les manifestants défilent par centaines de milliers à Téhéran malgré l'interdiction, demandant l'annulation de la présidentielle et un nouveau scrutin. Plus tard dans la soirée, sept civils sont tués en marge de la manifestation après s'en être pris à une base du Bassidj.

Mardi, le président du Parlement Ali Larijani, conservateur influent, tient le ministre de l'Intérieur Sadegh Mahsouli pour responsable des attaques contre des étudiants et des habitants d'une cité du nord de Téhéran dimanche. De son côté, le puissant Conseil des gardiens de la Constitution se dit prêt à recompter les bulletins de vote dans les urnes «sujettes à contestation», en annonçant que le résultat final ne saurait être, de toute manière, contesté. Plusieurs villes de province, notamment Machhad, Ispahan, Shiraz, sont touchées par le mouvement de protestation. Le grand ayatollah iranien dissident Hossein Ali Montazeri appelle la jeunesse iranienne à poursuivre ses manifestations pour «réclamer ses droits» pacifiquement.

Mercredi, les cortèges opposés rassemblaient des dizaines de milliers de manifestants.

A l'origine de la colère, des fraudes qui paraissent évidentes. L'opposition a ainsi fait des scores très faibles dans des régions qui sont considérées comme ses bastions : un des candidats de l'opposition, Karoubi, a fait un flop peu explicable dans son fief de l'Ouest iranien et la victoire d'Ahmadinejad à Téhéran paraît peu crédible dans une ville où les tendances progressistes sont les plus fortes. De même, le président sortant bénéficiait dans la plupart des sondages de 39% d'intentions de vote quelques jours avant le scrutin, puis il grimpe miraculeusement à « 62% le jour de l'élection, sachant que 11,2 millions d'Iraniens de plus se sont déplacés par rapport à 2005 et que 7,2 millions auraient porté leurs voix sur Ahmadinejad. Cela voudrait dire que 65% des nouveaux votants ont choisi le président sortant ?», s'interroge le Guardian.

Mais les sondages ne sont pas l'élection et une ONG sérieuse, Terror-Free Tomorrow, avait mis en évidence le fort soutien de la population à Mahmoud Ahmadinejad. Trois semaines avant l'élection du 12 juin, ses études donnaient vingt points d'avance au président sortant sur son rival. Ce constat est partagé par certains universitaires.

Pour l'ethnologue Jean-Pierre Digard, les résultats « sont décevants mais pas surprenants. Deux tiers pour Ahmadinejad, un tiers pour Moussavi, cela correspond à peu près à la sociologie et à la culture de l'Iran. Deux tiers de couches populaires, rurales et urbaines et un tiers de couches moyennes, intellectuelles, un peu tournées vers l'Occident, avec une proportion importante de femmes et de jeunes ».



Un équilibre des pouvoirs incertain

Reste qu'Ahmadinejad, alors que la contestation sur sa politique monte de façon très importante dans le pays, a réussi un merveilleux exploit électoral : en 2005, date de sa 1ère élection, il avait obtenu 6 millions de voix au 1er tour et 17 millions au second ; en 2009, il affiche d'emblée 25 millions de partisans. C'est beaucoup pour être cru.

Le président sortant, qui venait sans doute en chiffres réels en tête du scrutin face à ses trois adversaires, le soir du 12 juin, a surtout voulu éviter les dangers d'un second tour et d'une coalition de tous contre lui. Mais, alors que même dans l'hypothèse d'un second tour, sa victoire paraissait possible voire probable, les manipulations évidentes des votes sont en train de précipiter l'Iran dans une crise institutionnelle.

La jeune constitution iranienne, dans un pays qui compte 80 « ethnies » différentes, est en effet le produit de la révolution de 1979. Sa construction est marquée, tout au moins à des yeux occidentaux (mais pas seulement), par certaines faiblesses, contradictions ou énigmes. Elle fonde une république théocratique. Ce n'est pas en soi contradictoire mais seuls les partis religieux dans ce cadre ont le droit à l'existence légale. C'est une démocratie « musclée », en partie séculière mais où le clergé exerce une influence à tous les niveaux, clergé qui est lui-même traversé par une grande palette de sensibilités. Enfin, comme le rappelle plaisamment un diplomate, le fonctionnement de la République islamique « est aussi illisible que le fonctionnement de l'Union européenne ». De multiples instances et personnalités cohabitent dans un savant mélange feutré de rapports de force.

Premier personnage de l'Etat, le Guide de la révolution (aussi appelé « Guide suprême »), aujourd'hui l'ayatollah Ali Hossein Khamenei (désigné en 1989 pour une durée indéterminée), est responsable de la supervision des « politiques générales de la République islamique d'Iran » ]. Le Guide de la révolution est élu par l'Assemblée des experts pour une durée indéterminée. Autorité morale, le Guide suprême est également le commandant en chef des forces armées, il contrôle le renseignement militaire et les opérations liées à la sécurité. Lui seul a le pouvoir de déclarer la guerre.

Le président est élu au suffrage universel pour un mandat de quatre ans, renouvelable une fois. Les candidats à la présidence doivent être autorisés à se présenter par le Conseil des gardiens. Le président est responsable de l'application de la constitution et de l'exercice des pouvoirs exécutifs, à l'exception de ceux directement liés au Guide suprême.

Le Majlès, « l'Assemblée consultative islamique », compte 290 membres élus pour un mandat de quatre ans. Le Majlès ébauche la législation, ratifie les traités internationaux et approuve le budget national. Mais tout candidat à la législature doit être autorisé à se présenter par le Conseil des gardiens.

La classe politique iranienne est issue du même moule, la révolution islamique qui en 1979 exila le Shah. Dans un système aussi complexe, bâti en grande partie à la seule mesure du dirigeant exceptionnel que fut l'Imam Rouhollah Khomeini, les clans et les luttes intestines ou publiques ne manquent pas mais l'ensemble des responsables appartiennent au même sérail. Ils peuvent être en désaccord sur beaucoup de choses mais pas sur la pérennité d'un système qui est le leur et quelles que soient les imperfections qu'il peut y avoir.



Ahmadinejad multiplie erreurs et faux pas

Les critiques adressées par une partie de la classe politique à Ahmadinejad est justement d'en « faire trop », au risque d'ébranler les bases mêmes du régime.

* Trop sur les « réussites » économiques proclamées. Contrairement aux affirmations du président sortant, l'économie iranienne ne va pas bien : une inflation de 24%, 17% de chômage, un Iranien sur cinq qui vit sous le seuil de pauvreté... En 2005, Mahmoud Ahmadinejad avait été élu avec comme mot d'ordre : permettre aux pauvres de « voir l'argent du pétrole », aujourd'hui chiffré à une recette annuelle de 272 milliards de dollars. Mais le gaspillage et la corruption n'ont guère permis aux couches populaires de voir cette manne, même au moment où le baril flambait. Aujourd'hui, pour tenir son budget, l'Iran a absolument besoin d'un cours du pétrole à 90 dollars, alors que celui-ci est retombé à 70 dollars.

* Trop sur un discours de politique hyper-nationaliste et agressif. Alors que, faute d'adversaires et du fait d'une politique américaine catastrophique, l'Iran devient une puissance régionale incontournable, les diatribes du président sortant ont aggravé son isolement, renforcé les sanctions économiques internationales. Après les menaces bimensuelles de George Bush de bombarder l'Iran, une partie de la population et de la nomenklatura iranienne, les milieux d'affaires ont pris avec intérêt les propositions d'ouverture faites par Barak Obama. La main tendue a été, pendant la campagne électorale, refusée par Ahmadinejad qui a fustigé comme « traîtres à la nation » ceux qui écoutaient avec intérêt de telles propositions.

* Trop sur l'exercice solitaire du pouvoir. Par nature, le pouvoir iranien est nécessairement collégial. Ahmadinejad prend beaucoup de positions sans précautions même oratoires face au camaïeu de sensibilités qui caractérise la classe dirigeante iranienne. Certes, il bénéficie du soutien du Guide Ali Khamenei. Mais c'est celui-ci qui avait donné l'autorisation à Moussavi de se présenter, entre autres pour bloquer le retour de son vieux rival Mohammad Khatami, président de la République de 1997 à 2005. Et Khamenei a fait un 1er pas en arrière en autorisant le recomptage des voix dans les bureaux contestés.

Le jusqu'au-boutisme d'Ahmadinejad oblige son mentor Khamenei, soit à le soutenir au prix d'une répression nécessairement violente du mouvement d'opposition actuel, soit à prendre ses distances avec le président mal élu, ce qui affaiblirait sa position personnelle.



Obama reste pragmatique

Le Président américain a surpris la presse internationale par la prudence de ses propos. Toujours influencés par le « droitdelhomisme » et plus secrètement par une certaine vision de la « guerre des civilisations », de nombreux commentateurs continuent de voir dans les évènements iraniens actuels une resucée d'un nécessaire basculement de l'Iran vers des formes de démocratie purement occidentales, construite sur le modèle du « domino démocratique au Moyen-Orient » inventé par Dick Cheney : après les révolutions « bleue » et « orange » dans les pays de l'Est, vive la « révolution verte » !

Rappelant à juste raison que la démocratie constitue une valeur universelle, le Président américain se garde bien de toutes ces spéculations hasardeuses. En effet, si la foule des manifestants pro-Moussavi réclame avec force une plus grande démocratie, si elle utilise comme armes l'Internet, les téléphones portables, les captures vidéo, Face Book et autre Twister, si elle n'éprouve pas de haine pour l'Occident et le libéralisme économique, l'essentiel des participants sont convaincus que l'Iran doit devenir une grande puissance régionale dotée évidemment de l'arme nucléaire.

« Bien qu'un ferment étonnant se mette en place en Iran, il est important de comprendre que la différence, en termes de politiques réelles, en Ahmadinejad et Moussavi n'est peut-être pas aussi grande qu'on l'a présentée, commente Barak Obama. Quel que soit le résultat, nous allons devoir composer avec un régime qui été historiquement hostile aux Etats-Unis ». Ce pragmatisme tranche avec l'idéologie des réactions européennes : « Les Etats-Unis ont compris que l'Iran existait et qu'il fallait faire avec. Il s'agit d'une différence fondamentale avec les pays européens - et la France notamment - qui considèrent que le dialogue avec l'Iran passe par un changement de régime. », note ainsi pour le JDD Bernard Hourcade, spécialiste de l'Iran au CNRS.