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Project Syndicate pour le Quotidien d'Oran : L'homme de Davos en pleine dépression

par Joseph E. Stiglitz*

Depuis 15 ans, j'assiste au Forum économique mondial de Davos. D'ordinaire, les participants font part de leur optimisme sur les bienfaits de la mondialisation, de la technologie et des marchés. Même au moment de la récession de 2001, ils pensaient que le ralentissement économique serait de courte durée.

Mais cette fois, alors que les dirigeants d'entreprises partagent leurs expériences, on sentirait presque le ciel s'assombrir. L'un des intervenants a résumé cet état d'esprit : on est passé semble-t-il du mode « expansion-récession » à celui d'« expansion-apocalypse ». Tous sont tombés d'accord sur le fait que les prévisions du FMI pour 2009 publiées au moment du Forum, à savoir de stagnation mondiale - plus faible croissance de la période d'après-guerre -, étaient optimistes. Seule note d'optimisme : un intervenant a fait remarquer que les prévisions du consensus de Davos étaient généralement erronées, alors peut-être que cette fois, les prévisions du FMI s'avéreraient excessivement pessimistes. La perte de foi en les marchés est tout aussi frappante. Lors d'une session de brainstorming à laquelle on a demandé aux nombreux participants quel échec expliquait la crise, la réponse fut retentissante : la croyance que les marchés se corrigent d'eux-mêmes.

Ledit modèle de « marchés efficients », selon lequel les cours reflètent fidèlement et de façon efficace l'ensemble des informations disponibles, a aussi fait l'objet de nombreuses critiques ; de même que le ciblage de l'inflation. En effet, l'intérêt excessif pour l'inflation aurait détourné l'attention de la question fondamentale de stabilité financière. La croyance des banques centrales que le contrôle de l'inflation est nécessaire et suffit presque à la croissance et à la prospérité ne s'est jamais fondée sur une théorie économique solide. Maintenant, la crise exacerbe le scepticisme.

Alors qu'aucun membre du gouvernement de Bush ni de celui d'Obama n'a tenté de défendre le capitalisme débridé à l'américaine, les dirigeants européens ont soutenu que leur « économie de marché sociale », forme plus modérée de capitalisme attachée aux moyens de protection sociale, est un modèle d'avenir. Ses stabilisateurs automatiques - hausse des dépenses pour compenser les difficultés économiques - promettent de modérer la récession.

La plupart des dirigeants financiers semblaient trop embarrassés pour faire une apparition. Il est probable que leur absence a permis à ceux qui étaient bel et bien présents d'évacuer plus facilement leur colère. Les quelques leaders ouvriers qui travaillent dur à Davos chaque année pour faire entendre les préoccupations des ouvriers dans le milieu des affaires étaient particulièrement remontés contre l'absence de remords de la communauté financière. Un appel au remboursement des primes passées a été applaudi. En fait, certains financiers américains ont été vivement critiqués car ils semblaient se placer, eux aussi, en victimes. En réalité, ce sont eux les responsables, non les victimes ; il était donc particulièrement exaspérant de les voir encore brandir une arme à la tête des gouvernements, exigeant des subventions massives pour éviter l'effondrement économique. L'argent a afflué vers ceux qui avaient causé le problème plutôt que vers les victimes.

Pis encore, une grande partie des fonds injectés dans les banques en vue de leur recapitalisation et de la reprise de leurs activités d'emprunteurs ressortent sous la forme de primes et de dividendes. Parmi les griefs exposés à Davos, citons que les entreprises du monde entier ne recevraient pas le crédit nécessaire.

La crise soulève des questions fondamentales sur la mondialisation, censée rendre les risques plus diffus. Au lieu de cela, elle a permis aux échecs américains de s'étendre à l'ensemble de la planète, à la manière d'une maladie contagieuse. Pourtant, ce qui inquiétait à Davos, c'était que notre mondialisation, même défectueuse, ne subisse un recul, duquel les pays pauvres souffriraient le plus.

Les chances n'ont jamais été égales. Comment les pays en développement pourraient-ils lutter contre les subventions et les garanties américaines ? Et comment pourraient-ils défendre auprès de leurs citoyens l'idée de s'ouvrir davantage à des banques américaines fortement subventionnées ? Au moins pour le moment, la libéralisation des marchés financiers semble éteinte.

Les inégalités sont évidentes. Même si les pays pauvres étaient disposés à garantir leurs dépôts, ces garanties signifieraient bien moins que celles des États-Unis. Cette situation explique en partie l'étrange afflux de fond des pays en développement vers les Etats-Unis, d'où sont issus les problèmes mondiaux. De plus, les pays en développement n'ont pas les ressources nécessaires pour mettre en œuvre les grandes politiques d'incitation des pays développés.

 Pour compliquer la situation, le FMI contraint toujours la plupart des pays qui sollicitent son aide à augmenter leurs taux d'intérêt et à réduire leurs dépenses, ce qui aggrave la récession. Et, pour comble d'insulte, il semblerait que les banques des pays avancés, notamment celles qui reçoivent une aide de leurs gouvernements, retirent les prêts accordés dans les pays en développement, y compris dans les filiales. Par conséquent, l'avenir de ces pays - mêmes ceux qui ont tout fait « comme il fallait » - s'annonce bien sombre dans l'ensemble.

Comme si tout cela ne suffisait pas, la Chambre des représentants des Etats-Unis a adopté un projet de loi au moment de l'ouverture du Forum de Davos, exigeant l'utilisation de l'acier américain pour stimuler les dépenses, malgré l'appel du G20 à éviter le protectionnisme pour résoudre la crise.

À cette litanie de craintes, ajoutons celle que les emprunteurs, méfiants des énormes déficits américains, et que les détenteurs de réserves de dollars américains, inquiets que l'Amérique ne soit tentée de gonfler sa dette, réagissent en écoulant les réserves d'épargne mondiale. À Davos, ceux qui espéraient que les États-Unis ne gonfleraient pas leur dette volontairement s'inquiétaient que cela se produise involontairement. La capacité douteuse de la Réserve fédérale américaine - sa réputation étant ternie par les lourds échecs de politique monétaire des dernières années - à gérer l'accumulation massive de dettes et de liquidités inspire peu confiance.

Il semblerait que le président Barack Obama donne un coup de fouet nécessaire au leadership américain après les jours sombres de George W. Bush. Pourtant, le climat de Davos laisse entendre que l'optimisme et la confiance risquent d'être de courte durée. L'Amérique a ouvert la voie à la mondialisation. Avec un capitalisme et des marchés financiers en discrédit, guidera-t-elle maintenant le monde vers une nouvelle ère de protectionnisme, comme autrefois, au moment de la Grande dépression ?

Traduit de l'anglais par Magali Adams


* Professeur d'économie à l'université de Columbia