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Le printemps des fetwas

par Abed Charef

L'agression contre Ghaza a donné lieu à une prolifération de fetwas, donnant naissance à un nouveau mode de régulation. Par défaut.

Les fetwas ont fleuri cette année. A la faveur de l'agression israélienne contre Ghaza, le monde musulman a eu droit à une avalanche de sentences religieuses, des plus politiques aux plus farfelues, qui ont contribué, tantôt à mobiliser, tantôt à paralyser la rue et l'initiative politique.

Les imams ont réussi d'autant plus facilement à s'imposer comme leaders d'opinion, qu'ils opéraient dans un terrain très favorable. Ils s'adressaient en effet à une société en crise, peu structurée, une société qui a perdu le sens du militantisme, et qui est ainsi devenue velléitaire et manipulable. Les formes d'organisations modernes, partis, syndicats et organisations indépendantes y ont peu d'impact, ce qui favorise les formes d'organisations traditionnelles. Sans effort particulier, les religieux sont devenus plus audibles que les analystes et les hommes politiques. Ils ont aussi exploité les éléments qui ont toujours fait leur supériorité : ils s'adressent à des gens déjà convaincus, dans un langage simple, en se réclamant d'une autorité suprême qui ne laisse aucune place au doute ou à la réflexion. Les seuls concurrents des imams ont été les journalistes des grandes chaînes de télévision. Mais la concurrence s'est rapidement transformée en alliance, quand les télévisions ont compris l'intérêt qu'elles avaient à surfer sur l'émotion du moment, et à exploiter à fond la capacité de mobilisation des leaders religieux. Et comme la rue avait besoin d'entendre un discours de plus en plus radical, s'accrochant aux positions les plus populistes, télévisions et imams se sont alliés pour distribuer au sous-citoyen arabe le discours radical qu'il avait envie d'entendre, un discours finalement vide de sens, car sans rapport avec la réalité. Ainsi, les tribuns ont réalisé une unité arabe virtuelle, et bâti un front commun contre Israël...

L'impact pratique des fetwas a été de peu d'effet, en dehors du fait qu'elles ont contribué à brouiller les cartes et à braquer davantage une partie de l'opinion occidentale, déjà hostile au monde musulman. Aucune initiative basée sur une fetwa n'a permis de changer le cours de l'agression contre Ghaza. Aucune arme efficace contre Israël n'est parvenue aux combattants du fait d'une fetwa. Aucune décision politique se référant à un avis religieux n'a pu mettre fin à l'agression. La multiplication des fetwas n'a pas ouvert les frontières, ni le terminal de Rafah, pour permettre l'acheminement d'armes, de médicaments ou de combattants.

Par contre, l'impact médiatique des fetwas a été énorme. C'est d'ailleurs ce qui se semblait recherché, les auteurs de fetwas ne se souciant guère des conséquences pratiques de leurs déclarations. La guerre suivie en direct, le sentiment d'impuissance face à une injustice d'une telle ampleur ont renforcé cette impression que Ghaza se trouvait face à une situation exceptionnelle, que seule une intervention divine pouvait contrer : la voie était ouverte à toutes dérives.

Des cheikhs saoudiens ont ainsi affirmé, très doctement, que la situation à Ghaza légalisait le jihad, et offrait suffisamment d'arguments pour mobiliser sur cette base. Aouadh El-Qarni, un opposant qui a déjà séjourné en prison, a été le plus radical, affirmant que ce qui était israélien pouvait devenir une cible. Mais aucun pays au monde, pas même l'Arabie saoudite, n'a déclaré le djihad à Israël.

D'autres ont affirmé que la consommation de certains produits, fabriqués par des entreprises supposées aider Israël, était haram, donc illégale. On ignore encore si la consommation de produits américains a réellement diminué. Mais il est certain que les pays arabes restent une des principales destinations des produits de guerre américains de seconde catégorie, les armes les plus performantes étant encore destinées à Israël.

Sur un autre terrain, Ellouhidani, considéré comme le muphti officiel d'Arabie saoudite, a déclaré que les marches et manifestations de soutien à Ghaza son inutiles, et constituent une simple imitation de moeurs occidentales. Il est talonné de près par un autre imam qui a affirmé illicite le transfert de sang arabe au profit des Palestiniens, sous prétexte qu'il risquait de leur inoculer le virus de la défaite ou de la peur.

La course aux fetwas fut donc âpre. Elle a pris, par moments, un aspect folklorique, comme elle a permis aux pouvoirs en place de s'arranger pour faire promulguer des choix qui leur conviennent. Mais appartient-il aux religieux de rationaliser la vie politique ? C'est évidemment une tâche qui incombe en premier lieu aux hommes politiques, aux intellectuels et aux faiseurs d'opinion de manière générale. Ceux-ci ont adopté des attitudes contradictoires. Certains ont brandi le sentiment national pour lutter contre la déferlante, comme ce fut le cas en Egypte.

D'autres ont fait le dos rond, en attendant que la tempête se calme, quitte à faire quelques déclarations de circonstance. Mais la grande majorité des faiseurs d'opinion a surfé sur la vague de l'indignation, sans rien construire de sérieux. L'agression étant terminée, ils peuvent rentrer chez eux, après avoir copieusement insulté les dirigeants, et avec le sentiment de la tâche accomplie, dans une attitude dominante en Algérie, mais totalement improductive.