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Les kermesses

par Ahmed Saïfi Benziane

Il y a une rectification à faire dans le paysage linguistique algérien. Ceux qui ont quitté le pays ne sont pas tous des « cerveaux » et n'ont pas tous fui. Le titre de la fameuse émission démagogique de l'ENTV, devenu axe d'inquiétude et jargon par défaut d'un déficit de la parole, offre tout au plus un scoop d'époque. Il est vrai que nous traînons encore une tare coloniale qui place le certificat d'études primaires du temps des Carolingiens au même niveau que le doctorat actuel, mais de là y croire, il y a tout de même une nuance à faire. Le « cerveau » étant le nom attribué à l'intellectuel qui produit de l'intelligence dans différents domaines et qui peut rayonner sur l'universel autant qu'il rayonne sur son environnement de départ, de naissance. C'est du moins une tentative de définition qui n'inclut en aucune façon les croyances populaires en la matière, ce qui a permis la dévalorisation de toute intelligence au point de voir grimper dans les sphères du pouvoir des niveaux en dessous du niveau de la mer de tous les dangers.

Tous ceux qui sont partis ne sont pas forcément dans cette définition. A l'exception de quelques studieux partants qui ont atteint le seuil des grands en Europe ou en Amérique particulièrement, le reste aurait mieux fait de rester avec nous. La supercherie vient en fait du gouvernement qui ne rate aucune occasion pour organiser des rencontres sous forme de main tendue aux « cerveaux », juste pour dire combien nous attachons de l'importance à notre communauté à l'étranger. Surtout en période préélectorale. Surtout. On parle de diaspora en empruntant une terminologie propre aux juifs porteuse de valeurs propres aux juifs et à leur Histoire, à leur mode d'organisation en une communauté solidaire quel que soit le pays où ils se trouvent, unis y compris pour le bien comme pour le mal. Définitivement, arrêtons de croire au Père Noël en rêvant d'une émigration capable d'apporter son soutien à l'effort de développement national. Ceux qui sont partis ou « fui » l'ont fait pour leurs enfants, leurs familles. Ils sont partis ou « fui » pour améliorer leurs situations personnelles, pour vivre dans un environnement leur permettant de s'épanouir, d'être en harmonie avec eux-mêmes, d'éviter la décrépitude que nous vivons et ils ne reviendront pas, puiqu'ayant trouvé un bonheur relatif. Ce n'est pas leur destin mais ils y ont été forcé car sentant que l'espoir en une Algérie prospère n'est qu'un rêve de vieux chevaux en une prairie durablement nourricière. La période du terrorisme particulièrement, les y a obligés suite au carnage dont ont souffert les femmes et les hommes qui ont payé de leurs vies. Journalistes, artistes, hommes de lettres, universitaires, gardiens et éclaireurs permanents du petit peuple. D'autres sont restés sans avoir ni la prétention ni l'avantage du qualificatif de cerveau. Et pourtant... Pourtant en ce temps d'accalmie où l'argent coule à flot et que les langues se délient, on a tendance à oublier que la faillite du système a engendré une guerre sans nom, une barbarie sans précédent dans l'Histoire du pays. Le système paraît avoir mieux survécu que les hommes en cultivant l'amnésie et la surdité. Le gagnant dans l'affaire ? Les affaires et l'enrichissement sans foi ni loi. Le perdant dans l'affaire ? Ceux qui ont maintenu le pays en respiration artificielle, qui avaient peur d'afficher leurs idées, qui avaient peur pour leurs enfants, qui ont vécu la douleur de l'assassinat collectif. Qui avaient peur du silence. Et qui ont toujours peur que le feu ne soit complètement éteint, les souffleurs se faisant de plus en plus nombreux, de plus en plus forts, de plus en plus haut. De là à compter sur une diaspora sans trame de fonds, sans objectif, sans stratégie que celle de faire titiller un sentiment d'amour envers un pays, il y a lieu de se demander si nous sommes réellement gouvernés et si les gouvernants y croient réellement. Entre-temps des vagues entières sont sur la liste d'attente des partants « officiels » en dehors des volontaires à la mort. Peut-être faut-il être de l'autre côté de la mer pour se faire appeler « cerveau », juste pour conquérir un titre et se faire inviter aux kermesses qui n'ont d'autre rôle que celui de faire croire que l'Algérie a besoin de ses enfants. Là-bas.