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Il
faut «comprendre» le monde pour pouvoir y faire sa place. Mais non pas
comprendre le monde intellectuellement, assimiler la pensée qu'il a de
lui-même, mais comprendre pratiquement, une pratique assimilant une autre
pratique. De vouloir comprendre intellectuellement, mais pas pratiquement, à
prendre une théorie qui circule et omettre une pratique qui ne circule pas, on
échoue, on se perd dans l'intelligence que le monde donne de lui-même, on rate
sa pratique : on imite et échoue, ou on finit par associer une théorie et SA
pratique : on migre. C'est là le destin de beaucoup d'intellectuels au cours de
la période postcoloniale. Le but de la pensée est de «comprendre» la pratique,
de faire passer une pratique dans une autre pratique. Elle est un « pont » entre
deux pratiques et apporte d'une pratique à une autre les moyens de se
transformer. La théorie et la pratique se distinguent, se séparent, mais pour
revenir l'une dans l'autre. Il n'y a pas de théorie décontextualisée, les
pratiques circulent entre des contextes apparentés.
«Comprendre» le monde pour se «comprendre» autrement que l'on est compris, c'est s'autodéterminer, établir un rapport de réciprocité entre le compris et le comprenant. C'est le temps décolonial qui pointe. Car dans le monde comme dans la pensée, la place qui nous fut faite ne nous tenait plus, ne nous contentait plus. Nous «comprendre» dans le monde comme se comprenaient les nations dominantes fut décevant, n'alignait pas la théorie et la pratique. On se donnait les usines, mais pas les laboratoires. La place que nous désirions dans le monde comme tout autre, eut besoin alors d'un autre monde plus porté par nous-mêmes que par les autres. Penser un autre monde dans lequel on pourrait tenir, comme tout autre, avait besoin de la pensée d'un autre monde qui commençait à naître en nous et que l'on commençait à voir poindre hors du monde occidental. Car le monde que l'on comprend n'est jamais que notre monde qui va plus ou moins bien avec le monde comme il va. Tout se passe comme si chacun contenait sa société et son monde, « comprenait » plus ou moins bien la société et le monde réels et serait plus ou moins bien « compris » par eux. La pensée chinoise. Penser autrement aujourd'hui, le monde nous propose principalement de penser à la manière chinoise, qui à notre différence, de par sa réussite, aligne théorie et pratique. Le Japon et la Corée du Sud comprennent le monde comme à la manière chinoise, mais toujours dans la compréhension occidentale du monde pour rester dans son orbite. Une pensée peut en habiter une autre, comme un parasite, s'y loger confortablement. En fait, elle a compris ce qu'elle habite, mais ne se risque pas à en sortir, de crainte de manquer de ressources. Pourquoi le développement de l'économie de marché en Chine n'a pas conduit à la démocratie ? On oublie qu'en Chine le développement du marché n'a pas attendu le capitalisme (F. Braudel), qu'il n'est donc pas associé comme il l'est en Occident au libéralisme. Ensuite que sa réussite ne doit rien au modèle libéral. La pensée occidentale a habité la pensée chinoise et continue de le faire, celle-ci s'en est trouvée transformée, renouvelée jusqu'à ce qu'elle soit en mesure de penser la pensée occidentale autrement que celle-ci ne se pense. Exemples manifestes, les concepts d'économie socialiste de marché, puis de socialisme aux caractéristiques chinoises. Revoilà le socialisme dans l'air du temps. Se penser autrement que nous avons été pensés. Cela signifie aujourd'hui se repenser en passant par le détour d'une autre pensée que celle occidentale, par celui de la pensée chinoise, chausser les lunettes chinoises et chercher si l'on peut se reconnaitre, se différencier dans l'une et dans l'autre. C'est de la pensée occidentale épuisée et de la pensée chinoise ascendante, la pensée ascendante héritant de la pensée décadente, dans l'écart entre les deux lectures de nous-mêmes par les autres, dans l'écart de nos deux lectures des autres par nous-mêmes, que nous pourrions construire la pensée de nous-mêmes par nous-mêmes. Car il nous faudra vivre dans le monde en séparant la pensée de nous-mêmes par nous-mêmes de celle par autrui. Mais séparer n'est pas couper, la pensée de nous-mêmes par nous-mêmes restant intérieure à la pensée de nous-mêmes par autrui et la pensée de nous-mêmes par autrui restant intérieure à la pensée de nous-mêmes par nous-mêmes. La pensée est une, elle est seulement différenciée, c'est la condition de la communication et la réalité de celle d'aujourd'hui. Une certaine compréhension est nécessaire. Plus elle sera réciproque, plus l'harmonie sera grande. Une intersection, ce que nous comprenons de l'autre recoupant dans une certaine mesure ce qu'il comprend de nous, doit bien exister entre les différentes manières mondiales de penser qui puissent rendre possible leur coexistence. Marché, volonté collective et stratégie publique. Dissociation du commerce intérieur et du commerce extérieur. Dans les sociétés postcoloniales qui ont hérité de marchés extravertis, construire des marchés ayant leur propre dynamique - construction vitale pour toute société qui veut se penser comme telle, n'est pas une chose aisée. Que des producteurs et des consommateurs locaux, se fassent face, se répondent et soumettent leurs échanges avec le monde à leurs échanges n'est pas une donnée immédiate, une volonté commune qui va de soi. La colonisation ne les a pas prédisposées à cela, bien au contraire. Nous (individus) avons été prédisposés à commercer avec autrui, avant de commercer entre nous. C'est dans notre « commerce » que le commerce avec autrui fait notre cohésion lorsque notre commerce « comprend » le commerce d'autrui, ou notre désunion, lorsque le commerce d'autrui « comprend » notre commerce et que notre commerce ne « comprend » pas le commerce avec autrui. La colonisation a détruit le commerce entre nous, nos marchés. Mais c'est bien de là qu'il faudra partir : d'une production domestique séparée, produire pour le monde avant de pouvoir décider que produire pour soi, puis séparer la production pour le monde et la production pour soi afin d'introduire progressivement le commerce avec le monde dans notre commerce de sorte qu'il améliore notre commerce, pour qu'en point de mire notre commerce devienne un commerce interne au monde développé, la production pour nous-mêmes une production pour le monde. Notre commerce dans le commerce du monde et le commerce du monde dans notre commerce, en fait, se complétant et se disputant le commerce mondial. Dissociation de la société et de l'État. Qu'un tel marché national se constitue et « tourne » sur lui-même au sein du marché mondial, stabilise son centre de gravité, cela ne peut être le fait que d'une volonté stratégique délibérée. Une volonté se formulant dans une stratégie publique dans la continuité d'une volonté collective. Nous ne répèterons jamais assez que la séparation de l'État et de la société n'est ni universelle ni réelle, qu'elle ne caractérise ni les sociétés de classes ni les sociétés sans classes ou non capitalistes. L'État est toujours dans la société et la société dans l'État. Le fait qu'ils se confondent (la société c'est l'État) ou qu'ils se disjoignent (la société c'est le marché pas l'État) ne sont que des cas particuliers. Le rapport de l'État à la société, le rapport de l'intérêt général aux intérêts particuliers, est un rapport de composition, dans un cas particulier de transcendance. Il est de la composition de la classe dominante dans les sociétés de classes, de la composition d'autres collectifs dans les sociétés sans classes. Dans les dictatures, une définition indépendante de l'intérêt général par rapport aux intérêts particuliers condamnerait l'intérêt général à la dégénérescence. Car à vouloir dissocier ceux qui ne sont que deux aspects complémentaires de l'intérêt, on échoue à construire des marchés dynamiques. Dissociation de la volonté collective et de la stratégie publique. Pour ce qui nous concerne, la dissociation de l'État et de la société prive la stratégie publique de la volonté collective. Pour le libéralisme, il n'y a que des individus séparés et un État, le marché devant seul faire figure de transformateur des volontés individuelles en volontés collectives, l'État ne fournissant que les services permettant une telle transformation. Avec la société de classes et le républicanisme, l'État est le représentant de la volonté générale, la société celui des intérêts privés. La volonté générale qui formule la politique publique, n'étant elle-même que la volonté collective produite par le marché politique des individus séparés sous idéologie libérale ou républicaine. L'individualisme du libéralisme et du républicanisme est donc, dans une société qui n'est pas celle des individus séparés, l'ennemi de la construction d'une volonté collective et d'une stratégie publique. Dissociation de la production et de la consommation coloniale et postcoloniale. Des producteurs et des consommateurs qui restent l'un dans l'autre, continuent à se définir mutuellement après s'être différenciés, se complètent, se disputent le revenu, mais ne se laissent donc pas dissocier, se comprennent au deux sens du terme pour améliorer leur production et leur consommation, s'associent en vue de faire de leur production une production universelle, n'est pas une réalité postcoloniale. La réalité est que producteurs et consommateurs locaux ne sont plus l'un dans l'autre, ne se codéfinissent pas, ne se complètent pas, ne se développent pas afin que la production et la consommation locales disjointes reforment leur unité et trouve une place dans la production mondiale. Dans leur dispute autour du revenu, les consommateurs l'ont emporté sur les producteurs. L'intervention coloniale a rompu l'économie domestique, elle y a introduit le marché mondial de manière brutale et intempestive, elle a dispersé les producteurs locaux. Ils ne pouvaient plus produire leur consommation, les marchés cessaient d'être leur marché, s'y déversaient des marchandises qui n'étaient pas leurs marchandises alors que leurs marchandises n'y trouvaient pas place. Et cela jusqu'à stabiliser des préférences en faveur des marchandises étrangères. Nous avons désappris à aimer ce que nous faisons, nous avons appris à consommer étranger, nous nous sommes laissé prendre au jeu de la consommation ostentatoire. Jusqu'à quand préfèrerons-nous la production étrangère à notre propre production ? Jusqu'à ce que la chute de notre pouvoir d'achat nous fasse sentir qu'il dépend de notre production, de notre puissance productive ? Mais de quelle production pourrons-nous alors tenir pour construire notre économie ? Les deux circuits de l'économie L'unité des producteurs et des consommateurs. Le raisonnement effectué pour la production matérielle est valable pour celle immatérielle. Un marché du livre ouvert à tout vent en économie postcoloniale n'est pas un marché. Il n'a pas ses mécanismes indépendants, c'est un marché de producteurs et de consommateurs incohérent. Un marché qui ne distingue pas au départ production et consommation domestiques de la production et de la consommation mondiales ne peut pas se structurer et avoir une dynamique propre. Un marché domestique où production et consommation domestiques ont été désarticulées par une intervention extérieure brutale et intempestive est « ouvert à tout vent », est le marché des autres. Production et consommation domestiques ayant été disjointes, la consommation ne peut pas être une consommation productive, mais une consommation destructrice de production domestique. La première tâche stratégique d'une société postcoloniale est donc de redonner à son économie l'unité de ses producteurs et de ses consommateurs. Autrement dit, la société doit d'abord se fixer comme objectif stratégique la consommation de sa production, en usant et valorisant les ressources dont elle dispose, celles mondiales valorisant celles domestiques. Le marché domestique et le secteur d'exportation. Le marché domestique ne peut pas être mis en rapport direct avec le marché mondial, mais en rapport stratégique. Il ne sera pas soumis à des importateurs qui ne soucient que de ce que la différence entre les systèmes de prix domestiques et mondiaux rend profitable. Le marché domestique doit être protégé des importations intempestives qui empêchent ses productions d'émerger, de se renouveler et de se développer dans la production mondiale. Il va importer ce qui profite à la progression de sa production de sorte à faire de sa production une production mondiale. C'est la seule façon de stabiliser sa consommation. Il ne pourra donc pas avoir comme objectif d'équilibrer lui-même ses rapports avec le marché mondial à qui il ne s'agirait pas de répondre. Il n'est pas à la hauteur de la compétition mondiale pour que sa production trouve sa place dans la production mondiale. Le marché domestique aura besoin d'un secteur d'exportation. Le secteur d'exportation n'est pas le secteur de financement .... Le secteur des hydrocarbures comme comme secteur d'exportation est un mauvais secteur d'exportation de ce point de vue. Un secteur d'exportation vise d'abord à étendre ses exportations. Ce sera un bon secteur d'exportation si l'accroissement de sa production est aussi l'accroissement de la production domestique. Le pétrole qui financera les importations n'est pas la solution, parce qu'il offrira les ressources financières, mais n'offrira ni le savoir-faire à l'économie domestique, ni ne répondra à sa demande de savoir-faire. Le capital financier ne se convertit pas dans les autres formes de capitaux, ne les produit pas, il se les approprie et les convertit dans sa propre forme. ... mais des zones franches qui séparent l'économie domestique de l'économie mondiale et aident la première à comprendre la seconde. Le secteur des hydrocarbures doit financer des zones franches. La zone franche peut offrir les commodités et le capital financier à un propriétaire de savoir-faire afin qu'une demande de savoir-faire domestique puisse accéder à une offre mondiale de savoir-faire qu'elle s'incorporera. Car il s'agit d'un savoir-faire qu'il faut importer, d'une demande de savoir-faire domestique et d'une offre mondiale qu'il s'agit de mettre en rapport. Il faudra donc au départ deux secteurs, un secteur domestique et un secteur d'exportation, dans notre cas, un secteur de financement, des zones franches, un secteur domestique, mais un secteur domestique qui vise à s'incorporer les progrès et les normes des zones franches, à réduire la distance qui le sépare en matière de savoir-faire et à accroitre la part de sa production dans la production mondiale sans se déstructurer. Partant d'une production domestique incohérente et disjointe de la production mondiale il faut parvenir à une production domestique cohérente et efficiente au sein de la production mondiale par le biais d'un secteur d'exportation dont l'un de financement et l'autre de zones franches. En juxtaposant une économie domestique et une zone franche tel un « marché mondial domestiqué », on visera à élever la productivité de l'économie domestique et à mettre la production de celle-ci dans la production mondiale. Le secteur d'exportation offre au secteur domestique plus que des ressources financières. Il est un pont entre le marché domestique et le marché mondial, il sépare les deux marchés afin d'assurer au marché domestique une insertion efficiente dans le marché mondial. Un secteur de financement qui n'apporterait que les ressources financières, comme celui des hydrocarbures, à défaut de ne pouvoir séparer les deux marchés domestique et mondial, et d'assurer une insertion contrôlée du premier dans le second, soumettra le premier au second. Il n'y a pas de choix, une stratégie vise ou bien à établir une production domestique cohérente et régulée dans la production mondiale, autrement dit une production domestique centripète dans la production mondiale, ou bien la production mondiale dans une production domestique éclatée et dérégulée, autrement dit, une production domestique centrifuge. Dans un cas, on produit pour la société en produisant pour le monde, dans l'autre, pour le monde en produisant par, mais non pour la société. L'étatisme dans tout ça. Le problème pour les sociétés postcoloniales c'est que l'étatisme qu'elles ont adopté, avec le modèle soviétique souvent, pour se soustraire de l'emprise d'un environnement international hostile et qui leur a donné l'occasion de se déconnecter du marché mondial, n'avait pas pour point de départ une séparation interne du marché domestique et du marché mondial dans l'objectif de réinsérer le premier dans le second à l'avantage du premier, mais une séparation externe qui devait permettre le développement indépendant du premier par rapport au second. Autrement dit, l'étatisme en isolant son marché domestique du marché mondial et donc en séparant les compétitions sociale et mondiale, avec une confusion de la production et de la consommation domestiques et donc un étouffement de la compétition sociale, empêchera ainsi une différenciation vertueuse de la production et de la consommation et la formation de collectifs compétitifs. La défaite de l'Union soviétique renvoie à son écrasement de la compétition des opposés complémentaires que sont les valeurs de liberté et d'autorité. L'impossible dissociation des compétitions locale et mondiale. Marché mondial, compétition mondiale et marché domestique, compétition sociale ne peuvent pas être durablement séparés, ils finissent par s'interpénétrer, former une bonne ou une mauvaise coopétition. L'un finira toujours par aller dans l'autre, avec pour enjeu la capacité de l'élite à conduire la société dans la compétition mondiale. L'étatisme doit donc être associé à l'incapacité de l'élite à conduire une telle compétition. La séparation des deux marchés pose donc le problème suivant : de quelle manière retrouveront-ils leur unité ? La séparation et la non-insertion, ou l'insertion non pertinente, de la compétition sociale dans la compétition mondiale ne peut qu'affaiblir la compétitivité sociale. La séparation qui règle l'ouverture et la fermeture du marché domestique doit être motivée par la disposition et la capacité de la compétition domestique à prendre part à la compétition mondiale. Une société souveraine choisit ses compétitions, certaines sont bonnes à prendre, améliorent sa compétitivité, d'autres épuisent ses ressources. Marché mondial domestiqué ou secteur domestique extraverti. La société ne peut pas vivre sans consommer, mais elle peut consommer ce qu'elle ne produit pas, ce qu'elle ne renouvèle pas. Les richesses naturelles permettront à la société postcoloniale de faire certains choix de consommation sans produire elle-même sa consommation. Elle ne sera pas contrainte d'attacher sa consommation à sa production renouvelable. Dans les sociétés postcoloniales, production et consommation domestiques seront disjointes et asservies au marché mondial. Le secteur d'exportation, ne sera pas le marché mondial dans le marché domestique importateur de savoir-faire et le marché domestique exportateur de valeur ajoutée dans le marché mondial, les échanges deux marchés ne permettront pas une bonne insertion du marché domestique dans le marché mondial, celui-ci ne constituera pas un « marché mondial domestiqué », il sera un secteur indépendant de l'économie domestique, asservi par le marché mondial, un « secteur domestique extraverti». Le financement qu'il apportera servira la consommation de la production étrangère. Le marché domestique sera un marché déterminé par le marché mondial, accordant la demande des classes moyennes et supérieures à une offre mondiale. Quand je parle de marché, je n'oublie donc pas le marché des invisibles, du savoir-faire. Car c'est cela qu'accumule vraiment une société et qui justifie l'existence des deux circuits interne et externe de l'économie. Livre cherche client. Il en est de même pour le marché du livre. Les producteurs seront d'abord des producteurs séparés, les uns subissant l'épreuve du marché extérieur, les autres celui marché intérieur. Mais il n'y aura de véritable marché du livre que quand ils pourront être l'un dans l'autre, que quand les apports des uns contribueront aux apports des autres, que quand les producteurs pourront défendre leur production domestique dans le marché mondial et qu'ils pourront affronter la compétition mondiale. Car il s'agit d'être en mesure de s'approprier ce qu'il convient du monde. En attendant, ils s'attacheront à des publics, des consommateurs distincts, desquels ils pourraient anticiper les demandes. Ils produiront des offres et des demandes. Une offre qui ne contient pas une demande n'a pas d'avenir, une demande en germe que l'offre pousse à se développer. Le constat que nous pouvons dresser est le suivant : les producteurs n'identifient pas clairement leur public. Leur offre ne vise pas une demande. Ils cherchent leur public les yeux fermés ou sont leur propre public. Offre et demande ont du mal à se différencier. Le deuxième temps est comme celui de la fécondation d'un marché par un autre. Un marché qui ne s'élargit pas, stagne puis se dégrade. De deux consommateurs, de deux lecteurs distincts, il faut aller vers un lecteur universel qui s'entretient des deux lecteurs. Une offre domestique pour une offre mondiale, sans que les deux marchés ne disparaissent complètement, sans que le lecteur singulier ne disparaisse derrière le lecteur universel. Production culturelle et appareils idéologiques d'État Apprendre de soi et apprendre des autres ne peut aller l'un sans l'autre pour le développement de soi et des marchés. Ce que nous apprenons des autres augmentant ce que nous apprenons de nous-mêmes. Ainsi va l'accumulation. Nous pensons avec nos maîtres donc nous sommes. Savoir se conduire passe par penser par soi-même, savoir revenir sur sa conduite. C'est la seule manière de mettre en cohérence nos pratiques et nos intentions, mais savoir se conduire sans suivre un maître, égare. Nous avons refusé de nous donner des maîtres à penser, nous nous sommes ainsi refusé d'expérimenter et d'enfanter ceux qui nous permettront de penser le monde. Se penser passe donc par disposer de maîtres à penser (on dit à l'université des maîtres habilités à diriger des recherches). Une conduite pensée par des maîtres qui ne pensent pas avec nous garantit peu de choses de nos pratiques. Nos pensées doivent être dans nos pratiques et inversement. Un maître ne se conçoit que pour conduire au-delà de son enseignement. Les circonstances ne nous permettant pas de rester dans son ombre. Lorsque l'imitation nous dispense de penser par nous-mêmes, nous ne disposons que d'une existence empruntée qui aura pour vocation de chasser une existence propre en mesure d'assimiler une telle existence empruntée. L'enseignement d'un maître que nous n'aurions pas assimilé nous laisserait désemparés. Nous aurions emprunté pour nous « endetter », emprunter toujours davantage, et non innover. Nous existons pour et par les autres de manière dépendante. Le « je pense donc je suis » de Descartes a ici une pertinence particulière. Encore faudrait-il plutôt dire, « nous pensons donc nous sommes ». Sans consommateurs et producteurs qui se « comprennent » et différencient leurs offres et demandes, pensent la manière qui leur permettrait d'améliorer leur condition globale et particulière en déterminant leur marché mondial dans le marché mondial, il ne se formera pas de marché. Un marché mondial préfiguré dans le marché domestique. Configurer le marché mondial dans lequel on évoluera, voilà ce que signifie exister pour le marché domestique dans le marché mondial. Un marché mondial que nous ne sommes pas prédisposés à accueillir ne formera pas un marché domestique. Savoir se conduire dans le marché mondial signifie connaitre sa destination, le marché que l'on veut y former, et faire sien les moyens d'y parvenir, c'est savoir ce que l'on va et veut y devenir. Le marché mondial dans lequel nous voulons évoluer doit déjà être préfiguré dans le marché domestique. Le quatrième pouvoir, la guerre et les appareils idéologiques d'État. La guerre en Palestine et en Ukraine, a révélé à ceux qui l'avaient oublié, que les médias sont des appareils idéologiques d'État qui visent à diffuser une idéologie commune au centre de laquelle la distinction de l'ami et de l'ennemi est centrale, ils visent donc à mobiliser pour engager une guerre ou s'en protéger. La guerre tend les rapports entre les différents pouvoirs, pouvoir exécutif, législatif, judiciaire et médiatique. Elle tend à resserrer ou à rompre leur complémentarité. Le pouvoir politique et militaire ayant alors tendance à commander aux autres pouvoirs, les autres pouvoirs à s'aligner ou se disjoindre. On a renoncé à cette appellation marxiste pour celui de « quatrième pouvoir ». Quatrième pouvoir que l'on dit indépendant, en oubliant d'ajouter dans la dépendance aux autres pouvoirs. Les temps de paix révèlent le libre jeu des pouvoirs, leur compétition, les temps de guerre, leur coopération. En vérité, les interactions de ce pouvoir avec les autres doivent toujours être complémentaires, même quand elles sont discordantes. Quand elles ne sont plus complémentaires, la guerre civile menace. Le marché mondial des idées et la liberté de penser. Quand ce quatrième pouvoir échappe dans une société aux autres pouvoirs, parce que soumis à un marché des idées mondial, parce que travaillé par des appareils idéologiques étrangers plus puissants, la demande culturelle domestique s'adressant plus à l'offre de ces appareils qu'à celle des appareils de la société, la complémentarité des pouvoirs est menacée. La guerre a aussi montré que les appareils scientifiques sont de pointus appareils idéologiques, ils servent aussi, comme la géographie[9], à faire la guerre, ils servent à recruter des alliés, à combattre des ennemis. L'autonomie scientifique n'existe pas en dehors de la dépendance aux autres pouvoirs. Lorsque la complémentarité et la compétition des pouvoirs ne vont plus ensemble, que le pouvoir médiatique s'inscrit en rupture des autres pouvoirs, la liberté de penser devient liberté de penser contre les autres pouvoirs, la liberté de penser ne peut plus être la règle, mais l'exception. Sauf tentation totalitaire, à vouloir soumettre les autres pouvoirs au pouvoir idéologique. Le revers de la médaille c'est qu'alors la société privée de la liberté de penser ne peut se penser et penser le monde par elle-même. La liberté négative de penser en rupture des autres pouvoirs prive alors la société du pouvoir de se penser par elle-même. La liberté positive de penser se réalisera donc comme compétition dans la complémentarité des pouvoirs. Cette compétition complémentaire est lisible dans le rapport des élites entre elles. On peut même dire que l'élite qui conduit ou est en mesure de conduire une telle compétition complémentaire est celle qui passe le mieux d'un pouvoir à un autre. De ce point de vue, il faut être prévenu contre les propensions de l'élite financière à s'émanciper des autres pouvoirs et à leur commander. Pas de valeur ajoutée domestique, pas de production culturelle spécifique. La production culturelle domestique est dans le même rapport que la production matérielle domestique vis-à-vis de la production mondiale. Seulement, elle n'est pas entièrement visible. Si c'est la production mondiale qui nourrit la consommation domestique, la consommation productive domestique est un sous-produit de la production mondiale. Si la consommation domestique qui se nourrit de la production mondiale est une consommation productrice de valeur ajoutée mondiale, la production est une production domestique parce qu'elle est une production mondiale. Parce qu'une production domestique n'existe vraiment que si elle prend part à une production mondiale. Cela est particulièrement vrai pour la production idéologique qui passe les frontières. En termes de valeur ajoutée, on se demandera : dans quelle direction va la valeur ajoutée mondiale dans laquelle inscrire la valeur ajoutée domestique, étant donné la double inversion qui caractérise le cours mondial des choses. La production culturelle domestique doit elle aussi obéir à la séparation du marché domestique et du marché mondial, à la politique des deux circuits. Le marché mondial étant mis à contribution pour une meilleure insertion, équilibrée ou favorable, de la production domestique dans la production mondiale. La séparation doit être pensée dans l'intégration. Un marché culturel fiable se distinguant, mais s'inscrivant et se réalisant dans le marché mondial. Le livre, son circuit économique et l'autodétermination La société dans le livre. Le marché de l'écrit est au cœur de la production culturelle. Dans notre pays, il peut se résumer à une politique du livre scolaire. Qu'il s'agisse du livre en général ou du livre scolaire, nous sommes en présence d'une offre qui n'arrive pas à créer une demande en mesure de la relancer. Offre et demande ne sont pas l'une dans l'autre, elles ne peuvent pas se relancer. Elles sont pensées de manière distincte, avec une offre se voulant déterminante. L'offre finit par se dévitaliser et la demande se disperser. Pour le livre scolaire, ce n'est pas une simple équipe d'inspecteurs qu'il faut mettre autour de sa confection, mais tout un monde de producteurs amateurs et professionnels qui pense à ce qu'il faudrait transmettre aux élèves, comme si toute la société s'appliquait dans la production d'un tel livre, se projetait dans l'avenir de ces apprentis. Il faut se représenter la situation comme celle de sociétés se projetant dans l'avenir du monde : quel avenir pour cette région dans ce pays et dans le monde. Des parents et des enseignants dans le livre... Le marché domestique du livre encadré par le haut, tel le livre scolaire, doit démarrer du bas. C'est à la demande des plus modestes qu'il faut s'intéresser pour établir un marché domestique, c'est à ce que les parents et les enseignants peuvent offrir aux enfants qu'il faut d'abord s'intéresser. À des enfants, et non des pâtes à modeler, que l'on prend au monde et que l'on rendra au monde. Les parents d'abord, car la lecture doit démarrer avec la lecture des parents, lisant des histoires aux enfants préscolaires. Première inscription dans le monde. Des parents qui lisent pour eux-mêmes, mais pas pour leurs enfants, auront des enfants qui ne liront pas. Que faire lire par les parents aux enfants qui entrent dans la vie, qui leur donneront envie de s'approprier le monde, de l'apprivoiser, lire quand ils auront appris à lire ? Il faut reprendre et travailler les histoires du monde et de nos grands-mères. Des histoires pour partager des inquiétudes, des ambitions. Il faudrait pour cela des parents qui pensent ensemble et qui ont des choses à partager avec ceux qui leur succèderont. Viendra ensuite le tour des maîtres d'école, quels livres liront et feront lire les maîtres d'école aux enfants à l'école ? Des enseignants qui ne lisent pas et ne font pas lire, ce sont des élèves qui ne liront pas. Des enseignants qui pensent ensemble eux aussi, qui ont à l'esprit ce qui attend leurs élèves. Les sciences ne sont que des outils. Le marché du livre commence avec ce que lisent et font lire les parents et les enseignants. Cela ne se fera pas seul, il faut avoir les intentions et les volontés collectives et publiques de construire un marché du livre. Car un marché du livre suppose une société. Que faire lire donc par les parents et les enseignants, cela ne peut être laissé au hasard d'un marché des productions individuelles. C'est de productions collectives qu'il s'agit, il faut mettre en face de chaque public comme une multitude de producteurs. Une telle production ne peut être l'affaire de producteurs individuels comme si le marché, leur production et leur public, existait déjà. C'est donc d'assemblées de producteurs qui se dédient à un programme qu'il faut penser. L'État qui ne peut favoriser l'éclosion et l'institution de telles assemblées n'est pas à la hauteur de sa mission. Il en aura la compétence s'il fait partager à chacun le principe selon lequel la plus grande compétition est recherchée si elle s'envisage toujours dans la complémentarité, dans la réalisation d'un objectif commun. ... qui racontent des enfants dans le monde. Mais quels livres produire ? En entrant dans la vie, les enfants sont jetés dans le monde. Il faut leur donner le monde, le bon rapport au monde, comment nous pouvons, nous voulons y être, en observant comment les autres y sont. On peut parler de soi à travers les autres, on peut se chercher à travers les autres. Quand nous partons à l'étranger, nous arrivons en terre inconnue, nous ne savons pas qu'y chercher et qu'y trouver. Cela est-il normal ? Nous laissons chacun faire ses recherches, qu'il abandonne par impuissance pour imiter ou rejeter ce qu'il peut. Que pourra-t-il proposer au monde, ne comprenant pas et n'étant pas compris ? Une culture s'hérite et se fabrique tout à la fois. Il faut emmener nos enfants se promener dans le monde, il faut le leur rendre familier. Mais ils doivent pouvoir rentrer chez eux. Il faut se répéter que c'est au travers d'autrui que l'on se reconnait, que l'on reconnait sa différence. Une culture ne s'hérite pas essentiellement, elle se fabrique. Elle s'hérite et se fabrique tout à la fois. Elle ne peut s'hériter que dans ce qu'elle fabrique. Nous sommes dans ce que nous faisons. Il faut leur apprendre à faire ensemble, à s'approprier le monde ensemble. Notre « background culturel » ne saurait se comparer à celui européen ou chinois, mais ce n'est pas pour autant que nous sommes sans fond et sans jugement quant à ce qui nous est avantageux. Notre passé nous fabrique depuis des siècles, nous ne tombons pas du ciel, il nous tient. Même absent de notre conscience, il est profondément inscrit dans notre être qui n'a pas traversé les siècles impunément. Il est ainsi inscrit dans nos langues, dans notre proximité à la nature, il est comme dans nos instincts. Il est un chemin que nous pouvons prendre et qui ne nous égarera pas, au contraire des chemins qui ne sont pas les nôtres. Il est dans ce que nous partageons, avec qui nous pouvons partager. C'est de la comparaison immédiate aux autres que nous nous croyons sans fond, sans capacité. Nous sommes dans ce que nous faisons avant d'être dans ce que nous avons été. Ce qui a été en nous et dure est toujours en nous. Ce qui doit mourir pour que nous continuions à vivre mourra. Nous sommes ce qui dure en nous et nous raffermit. Il faut se faire confiance, ce que nous sommes se révèlera dans nos meilleures fabrications. Il faut pour cela, être en mesure de faire son chemin parmi autrui, de reconnaitre au sein de notre commune humanité nos différentes destinées en dépit ou compte tenu de nos différentes oppositions et trajectoires. Force est de constater que nous n'armons pas nos enfants et leur société pour se frayer un chemin dans le monde, y faire leur place. On ne peut se penser sans se penser dans autrui. Autrui est et sera en nous, nous sommes et nous serons en lui. Comment, dans quel rapport ? Voilà la question qui compte. Comment puis-je exister (ex-ister) ici et là, est une question qui se pose à tout vivant, à tout humain. Je viens au monde parmi d'autres, je dois vivre, produire et consommer, parmi d'autres. Ceux qui veulent se penser indépendamment des autres, se définir à priori, prétendent se connaitre sans connaitre autrui, finissent par se mettre hors du monde et se scléroser. La vie dans l'école. La vie est en train de quitter l'école, les institutions. L'éducation a été abandonnée à l'école, l'école a été vendue à l'emploi. Les cours particuliers, qui semblent être la panacée pour beaucoup, ne changeront pas grand-chose à l'affaire. C'est d'un plus grand engagement de la société, des parents et des maîtres d'école, dans l'éducation des enfants qu'est la solution. Confier l'éducation à des travailleurs de la Science est une mauvaise affaire, ils la vident de la responsabilité, de la vie. Cette éducation disjoint les générations, fabrique l'inflation des diplômes. Pour leur apprendre à lire, les parents doivent raconter des histoires à leurs enfants. Ils doivent les fabriquer, comme les fabriquaient nos grand-mères. Nous avons refusé d'être à l'école de nos grands-mères. Elles sont les ancêtres de nos producteurs culturels. La vie a un rapport avec l'imagination, les mythes, l'enfant doit apprendre à se situer dans le monde, à avoir peur, à désirer, à imaginer, à penser. Les mythes servent à penser, ceux qui servent à réciter se dessèchent. Les sciences sont des outils. Les histoires de nos grands-mères avaient leurs effets, elles ne se préoccupaient pas de la vérité, mais de la bonne conduite de la nouvelle génération. La Vérité avec un grand V ne peut pas être objectivée, elle n'est pas quelque part que l'on pourrait dévoiler, les vérités qui nous permettent de bien faire par contre sont à notre portée, l'expérience peut en juger. À combien de « mensonges », enfants, les aînés avaient dû croire pendant leur éducation, pour qu'ils adoptent une conduite convenable, pour leur éviter des disputes familiales et fratricides. On se mentait à bon escient, pour bien faire. Ce qui comptait dans une vérité c'est ce qu'elle faisait faire. Avec les légendes, on leur donnait une matière à ruminer, une nourriture pour leur imagination. Les légendes ne décervèlent pas quand on les dispense pour apprendre à imaginer, à penser. Quand ce n'est pas le cas, la vie les abandonne. Les enfants ont besoin d'avoir prise sur le monde, ils ont besoin d'histoires pour enfants pour leur première prise sur le monde. Un monde merveilleux et dangereux. L'école et l'imagination. Les maîtres d'école doivent fabriquer d'autres histoires, ils doivent susciter de l'imagination. À chacune de ses étapes, l'éducation se fixera comme objectif de donner à l'individu le sentiment qu'il est en bonne prise avec le monde. La rationalisation ne suffit pas pour assurer une bonne prise. Les objectifs de l'éducation ne sont pas de faire de l'individu un individu rationnel sans en faire un individu collectif. L'éducation doit faire partager des sentiments collectifs, un imaginaire collectif, sur lesquels se dégagera une pensée collective en prise sur le monde. Comment autrement la société pourrait-elle entrer en résonance ? Pour l'heure, seuls des évènements majeurs lui permettent d'entrer en résonance. Pour le reste, chacun pour soi. Il faut remettre l'Histoire au centre de l'éducation, penser notre histoire et celle du monde. Comment pourrions-nous sans cela raconter de bonnes histoires à nos enfants ? Comment lire des textes, si nous ne pouvons pas les recontextualiser ? On a séparé l'école de la vie, la théorie de la pratique, en croyant qu'on pourrait les réunir en fin de parcours. Pourquoi a-t-on échoué à les réunir à nouveau, pourquoi a-t-on distribué des diplômes, mais pas des qualifications ? Pourquoi ne veut-on pas répondre à la question ? Les intérêts de la société ne sont pas dans ceux de l'élite et les intérêts de l'élite ne sont pas dans ceux de la société, les diplômes sans les qualifications ne sont pas pour tous. Le texte et sa lecture. Nous nous sommes empressés d'ouvrir des universités pour ne pas autoriser de liberté académique, pourquoi ? Nous nous sommes empressés de former des étudiants par des étudiants, pourquoi ? Quand j'ai commencé à enseigner au centre universitaire de Sétif, j'ai été confronté comme francisant à une arabisation de l'enseignement. J'ai donc enseigné le module de terminologie économique. Dans cet enseignement, j'ai été confronté à la question pourquoi la lecture d'un texte donne-t-elle lieu à plusieurs lectures ? J'en suis vite arrivé à deux conclusions. La première et la plus tardive, c'est que du côté de l'enseignant, l'on ne savait pas recontextualiser des textes décontextualisés. Entre l'étudiant et un texte d'Adam Smith, il y a toute une histoire. La seconde, que je retiendrai ici, c'est qu'entre un étudiant en langue arabe et un texte en langue française, il y a la langue française que l'on ne savait pas lire. Passer d'une langue à une autre, c'est passer d'un mode de penser à un autre. Je me rappelais alors la devise de mon enseignant de collège qui marqua ma formation : la grammaire est la science des ânes. Je ne m'intéressais qu'aux idées, je n'avais pas appris que la langue structurait la pensée. J'aurai davantage aimé les langues pour passer d'un mode de penser à un autre. Bref, j'abrège pour en venir à ma conclusion finale d'alors, que si à la sortie de l'université, je m'en étais retourné au collège au lieu d'enseigner à l'université, pour réfléchir sur la base de ma formation et celle de mes élèves, je leur aurai transmis moins de défauts et nous n'en serions pas arrivés au point où nous sommes : des cadres qui n'encadrent pas de travailleurs qualifiés d'un côté, des Algériens contraints de penser dans une langue étrangère d'un autre côté. Penser dans nos langues parlées. J'ai appris à penser dans la langue française, je me suis efforcé de penser dans celle arabe, mais je n'ai pas appris à penser dans ma langue maternelle. Beaucoup souffre de ne pas apprendre dans leur langue maternelle, ils en sont handicapés. Mais plus important, travailler les langues parlées, les enrichir des outils des langues écrites, c'est se travailler soi-même, ne pas s'ignorer, c'est apprendre à se penser dans l'Histoire. Penser dans des langues étrangères, c'est faire penser quelqu'un d'autre à travers nous qui pensera toujours mieux que nous puisqu'en meilleure possession des ressources de la langue. Penser dans nos langues parlées, c'est remettre les pieds sur terre, c'est disposer de ressources propres et les développer, c'est partager des ressources et développer un sens commun. C'est cela aussi l'indépendance. Penser par soi-même, cela nous augmente, c'est remettre de la joie dans l'école. Ceux qui doutent de l'intérêt du travail de la langue comme travail sur soi peuvent aller voir comment la langue chinoise fait autrement penser que celles qu'ils pratiquent. On n'accumule pas pour soi dans une langue étrangère, on se sépare de sa société, de sa langue parlée, de son sens commun. En guise de Conclusion. Sur le marché les producteurs et les consommateurs se présentent séparés. Ils sont en fait compris dans producteurs et des consommateurs collectifs desquels ils dépendent. Les marchés postcoloniaux dépendent de producteurs et de consommateurs collectifs étrangers. Les économies postcoloniales ne disposent pas de producteurs et de consommateurs collectifs. Les économies émergentes ont des producteurs collectifs qui ont choisi leur insertion dans des collectifs mondiaux. Au centre du marché de l'éducation se trouve celui du livre. Dans le marché mondial des idées, le marché postcolonial de l'éducation ne fait pas sa place. Il n'a pas constitué un marché du livre qui en serait comme le centre de gravité. Un marché du livre qui exprimerait la pensée de la société d'elle-même sur elle-même dans le monde. La société dans sa pensée postcoloniale aurait comme cassé son miroir, elle se regarde encore dans la production et la langue des autres. La pensée décoloniale, qui se comprendrait dans la pensée du monde, comprendrait la pensée occidentale et la pensée chinoise, est en cours de gestation. Notes [9] Yves Lacoste. La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre. La Découverte. 1976, 2014. |
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