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![]() ![]() ![]() ![]() En
septembre 1977, au début de mes études en France, j'avais fait la connaissance
avec un mot, «la crise», il ne m'a jamais plus quitté. Bien entendu que je
connaissais le mot, et puis, lorsque vous venez de quitter l'adolescence, vous
ne pouviez éviter d'entendre de vos parents : «Tu vas finir par me provoquer
une crise de nerfs ! Arrête de te goinfrer, tu vas attraper une crise de foie»
! etc. La raison pour laquelle ce mot allait me suivre
durant quarante-huit ans est simple à comprendre. Nous étions dans les
lendemains de la crise pétrolière de 1973 et plus jamais ce mot n'a disparu du
langage courant, des analyses et des débats. Les évènements provoquent souvent
dans l'histoire des ruptures d'époque. En Europe, cela correspond à la fin des
«Trente Glorieuses», une période faste de l'économie et de sa croissance
provoquée par la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le souci est que ce mot de
crise est devenu permanent, en toutes choses et en toutes circonstances. Et
c'est là le souci, sa contradiction avec la définition lexicale. La crise est
une manifestation brutale, spontanée et temporaire. Pour les deux premiers
qualificatifs, nous pouvons à peu près se retrouver, mais pour le dernier la
contradiction est absolue. Et cette sémantique est la même dans tous les pays
du monde, et donc du nôtre. Avec des dates de déclanchement différentes, mais
rarement éloignées des autres références dans le monde. On se complaint, on a
peur et tout est pessimisme. Et cela donne aux spécialistes de la morosité un
champ d'expression qui les met en avant. On les consulte, on attend d'eux les
prévisions de l'oracle, l'espoir d'une démonstration qu'on se trouve au bout du
tunnel et que la lumière apparaît au fond. Il suffit pourtant de prendre un peu
de distance et de hauteur d'analyse pour comprendre que ce mot n'est pas tout à
fait adapté, car à toutes époques historiques, le mot est présent et n'a jamais
vraiment disparu. En fait, même si la réalité du moment est incontestable, nous
avons à faire à un sentiment consubstantiel à l'humanité, l'angoisse.
Lorsqu'une période dite faste (la vérité est que c'est surtout dans le souvenir
qu'elle le fût) est percutée par un évènement qui la bouscule, l'angoisse
repart. Mais comme dans le langage récent des météorologues, il y a la
situation réelle et la situation ressentie. Or, ce ressenti n'a jamais quitté
l'humanité face aux évènements qui la dépassent ou qu'elle provoque elle-même.
Et encore plus lors des menaces de la nature ou des épidémies. Au fond, rien de
meilleur qu'une autre crise pour enrayer l'angoisse, car on dit que lorsqu'on a
touché le fond de la piscine, on ne peut que remonter, psychologiquement.
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