Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Quel avenir pour le retour des processus de militarisation en Afrique ? (1/2)

par Derguini Arezki

Il n'y a pas noir ou blanc, mais noir et blanc. Ainsi peut-on résumer l'opposition de la pensée chinoise à la pensée occidentale.

En Occident, depuis les Grecs, les contraires s'excluent, sont des entités distinctes ; chez les Chinois, les contraires se comprennent, ils se différencient et se confondent, se substituent et se complètent. On ne peut poser un terme sans qu'il ne contienne son contraire, dans lequel il se différencie. Ainsi, pensera-t-on marxisme ou confucianisme chez les premiers, marxisme et confucianisme chez les seconds. Socialisme en général ici, socialisme aux caractéristiques chinoises là. On pourrait comme dire des théories ou doctrines (socialisme ou libéralisme par exemple) qui veulent se soumettre des pratiques (d'un peuple français par exemple) ici, des pratiques (d'un peuple chinois par exemple) qui s'approprient des théories (d'un peuple qui peut être étranger) là. La question que je veux aborder ici est la suivante : que porte la tendance à la remilitarisation de la vie politique en Afrique ? On répondra : une reprise du processus de civilisation de la société. Oui, mais avec un processus de civilisation durable émergeant du processus de militarisation, stabilisant une division sociale du travail, une complémentarité du civil et du militaire ou au contraire, reconduisant la tendance antérieure caractérisée par une instabilité des gouvernements, opposant et alternant gouvernements civils et militaires ?

La capacité de réguler les compétitions

La société se construit dans la guerre et de la paix. Guerre et paix sociale et mondiale. Les guerres civiles sont des prolongements des compétitions mondiales, comme des cancers au sein de la compétition mondiale, des compétitions internes ordonnées par la force au sein de compétitions extérieures. La militarisation apparait alors comme un processus de fermeture de la société à la compétition extérieure, comme un processus de cantonnement du désordre intérieur. Il reste qu'une société ne peut vivre indéfiniment fermée. Si le processus de militarisation ne met pas en place un dispositif qui permet à la société de réinscrire sa compétition dans la compétition mondiale, sa compétition ne pourra pas être régulée. Pour éviter ce scénario, il faut que la société apprenne à vivre avec un degré de fermeture qui lui permette d'ordonner sa compétition intérieure, de régler sa compétition interne sur sa compétition extérieure. C'est dans la maîtrise de son rapport d'ouverture et de fermeture au monde que se décide sa souveraineté.

Mais pour que la souveraineté puisse se décliner aujourd'hui à l'échelle d'une nation, il faut qu'elle puisse se décliner collectivement à une échelle régionale. D'où les alignements internationaux. Face aux pays continents, un pays européen ou africain pour se penser souverain ne peut l'envisager qu'au sein, on ne dira pas d'une souveraineté européenne ou africaine, mais d'une certaine fermeture au monde qui lui rend acceptable la compétition internationale. L'Europe a mis en place un marché commun.

C'est l'état de division du continent africain et au sein des sociétés africaines qui le livre à de continuelles compétitions ordonnées par la force afin que les compétitions des puissances extérieures puissent accéder à leurs ressources. C'est cet état qui interdit au continent de définir le degré d'ouverture et de fermeture qui lui permettrait de monter en puissance productive. Ses marchés ne sont pas de sa définition, ils sont des parties prenantes dispersées du marché mondial. L'Europe a commencé par mettre fin à cette dispersion. L'Afrique doit renoncer aux compétitions ordonnées par la force, mais elle ne le pourra que si le degré d'ouverture et de fermeture de son marché est de la définition de ses intérêts. Elle pourra alors envisager de régler ses coopérations et compétitions. La remilitarisation est une réponse à l'état de déchirement des sociétés et de leurs marchés. Y mettra-t-elle fin ? Là est la question. Dans l'état actuel de division et de conflictualité de l'Afrique, une remilitarisation dans certaines de ses parties sera requise pour établir le degré de fermeture et d'ouverture de ces parties au monde nécessaire à la reprise en main du processus de différenciation social. L'Afrique doit être livrée à la force militaire, ce qu'elle est déjà, mais cette fois pour reprendre en main le processus d'ouverture et de fermeture du continent. Les vitrines démocratiques et l'auto-satisfecit qu'elles procurent pour certains de ses pays ne résolvent pas le problème de leur insertion internationale. Cela leur permet d'être assistés dans leur état de dépendance. Il reste qu'une remilitarisation qui ne sera pas associée à une telle vision, comme cela semble être encore le cas, ne fera que prouver l'incapacité de l'Afrique à sortir de l'ornière des dictatures. Définir le degré d'ouverture et de fermeture de l'Afrique ne dépend pas des pays les plus faibles, quoiqu'ils puissent en donner le point de départ, puisqu'ils sont ceux qui en ont le plus besoin. Cela passe par l'attention des plus forts aux plus faibles. Cela passe en haut de la société par l'émergence d'une société économique africaine en mesure de prendre part à une nouvelle division internationale du travail, à une nouvelle répartition de la production mondiale en faveur du continent. La remilitarisation du Sahel a apparemment autre chose de plus fondamental à redéfinir, le rapport à la base des sociétés, le rapport entre les microsociétés, mais qui a moins de chances d'aboutir sans une nouvelle perspective globale où se répondent changement à la base et changement au sommet des sociétés africaines. La remilitarisation doit aboutir à l'engagement d'un processus de civilisation adéquat.

Différenciations sociales du civil et du militaire

Reprenons notre question de départ. Il semble qu'à la question posée, nous ayons à faire aujourd'hui avec deux réponses : une première ancienne, que l'on dira inspirée de la pensée occidentale, opposant essentiellement le militaire et le civil comme ont été opposées et dissociées, dans le passé occidental, les deux classes sociales fondamentales des guerriers et des paysans. Elle consisterait dans un projet militaire de redressement du processus de civilisation avec une offre qui répondrait à une certaine demande standard de la société : la démocratie, des élections libres et indépendantes, une lutte contre la corruption, la couverture des besoins sociaux. Redressement qui remettrait sur pied une « société civile » à même de gouverner.

Une seconde réponse, récente, que l'on dira inspirée de la pensée chinoise, qui « oppose » au sein d'un même processus militarisation et civilisation, l'un comprenant toujours l'autre et se substituant à l'autre selon les situations et n'opposant donc pas essentiellement guerriers et paysans, civils et militaires. Civils et militaires ne sont pas disjoints, s'interpénètrent, se complètent par addition ou substitution.

Les sociétés combattantes

L'actualité nous révèle la différence entre ces deux conceptions du rapport du civil et du militaire. Je veux parler du massacre des « civils » israéliens par les « terroristes » palestiniens. Un premier rapport est consacré par le droit international westphalien, le droit de la guerre établissant une dichotomie entre le civil et le militaire. Dans les sociétés guerrières de classes, la séparation du civil et du militaire donnait au vainqueur de la guerre la soumission des civils. Les civils ne devenaient pas des combattants, ils ne pouvaient être massacrés. Cela fut consacré comme un progrès : la guerre avait un début et une fin, la destruction était limitée. Le combat étant envisagé entre deux armées, la guerre étant terminée, la paix du vainqueur était consacrée. Une guerre propre, pas sale.

Un second rapport est illustré par les sociétés combattantes. C'est Gaza tout entier qui est soumis à une guerre militaire et économique. Les médias occidentaux s'en vont répétant, faisant dire aux civils palestiniens qui doivent être épargnés qu'ils n'ont rien à voir avec les combattants. Dans les faits, il n'y a distinction du civil et du militaire que dans la guerre organisée entre deux armées. Quand il y a guerre entre une armée et une société opprimée combattante, il y aura distinction pour la société israélienne, mais pas pour la société palestinienne : la mort de civils israéliens est un crime de guerre, la mort de civils palestiniens, des dommages collatéraux ; même si la société israélienne est plus militarisée que celle palestinienne, mobilise presque trois fois plus de réservistes que de professionnels. Les terroristes « se cachent » dans la population répètent les médias occidentaux. Bien que la population n'ait pas d'armée, ce ne sont pas des combattants dans leur élément, ce ne sont pas des « poissons dans l'eau » (Hô Chi Minh). Les sociétés sans classe ni industrie guerrières ne peuvent entrer dans des batailles rangées avec les sociétés de classes guerrières, elles ne peuvent combattre pour leur liberté en opposant civils et militaires, elles combattent avec leurs propres armes, dans leur indifférenciation. Elles ont heureusement fait du « poisson dans l'eau » un avantage et non une disgrâce. Mais ne voulant pas reconnaître que l'armée professionnelle combat des civils qu'elle dépossède et expulse, elle déclarera la guerre aux « terroristes » et la fera aux civils. On conjuguera alors guerre contre des civils ici et droit humanitaire là.

Mais même dans les sociétés de classes guerrières, il peut s'avérer qu'une société défaite militairement retrouve l'unité du civil et du militaire en ne reconnaissant pas la défaite militaire comme sa défaite. La société donnera des combattants et refusera la reddition, mais elle s'arrêtera en général quand la guerre contre le « poisson dans l'eau » menace de les faire retourner à un état indifférencié, considérant le coût en infrastructures et en hommes trop élevé. Cela ne marche pas avec la Palestine, mais on y croit encore. C'est ce que le monde occidental se refuse de comprendre : en renvoyant des sociétés qui n'ont que leurs chaînes à perdre, par la destruction, à un état indifférencié, il ne fait que gagner du temps, car il n'en aura pas fini avec les sociétés combattantes. De nouvelles générations prendront la relève. Pour éradiquer le Hamas, il faut donc massacrer ou chasser la population de Gaza, car c'est elle qui produit les Hamas. La première solution ne peut être admise par le monde, la seconde par les pays voisins... L'Occident parle de plus en plus pour lui-même, il ne veut pas voir que ses catégories ont de moins en moins de prises sur la réalité.

La guerre et la construction sociale

Dans les sociétés européennes, la compétition sociale a d'abord dissocié une classe de guerriers monopolisant les ressources et une classe de paysans disposant d'elle-même en partie ou pas du tout ; elle a ensuite opposé les classes de guerriers entre elles pour définir le territoire de leur domination. Quand les conquêtes en dehors de l'Europe ont pu donner à leur compétition de nouvelles ressources, leurs frontières internes se sont stabilisées. La compétition d'intra-européenne a été portée dans le monde. Elle a abouti à la définition des nations européennes en même temps qu'à l'externalisation mondialisation de leur compétition en donnant lieu à la formation d'empires coloniaux. Pour être un Empire européen, il fallait être désormais mondial.

La compétition des guerriers, se reproduisant de manière élargie, a constitué le moteur de la différenciation sociale à la faveur de l'établissement d'un cercle vertueux entre la production d'armes et la production de moyens de production. Elle a ainsi abouti à une hiérarchisation militaire, économique et politique du monde.

À l'ère des empires coloniaux, la compétition autour des ressources mondiales a mis en rapport des sociétés guerrières de classes et des sociétés sans classe guerrière. En Algérie par exemple, la compétition a ainsi opposé une armée coloniale à des sociétés combattantes qui se sont différenciées dans un ordre de combat étranger à l'ordre de classes. Au contraire de la société de classes, il n'y a pas eu rupture du continuum social, dissociation de classes, la complémentarité et la substituabilité du civil et du militaire étaient la règle. La lutte anticoloniale ne divisera pas la société en deux classes fondamentales, elle ne donnera pas lieu à la formation d'une classe de guerriers disputant la monopolisation des ressources. Le combat sera de démonopolisation de la propriété coloniale, bloqué, il fera sauter par la guerre le processus et se terminera dans un processus de monopolisation étatique. La différenciation sociale de classes opposait colons et indigènes, non pas les indigènes en guerriers et paysans. Il faudra d'abord exproprier les colons pour que la compétition indigène accède aux ressources. Ce n'est qu'avec la décolonisation qu'un processus indigène de différenciation pouvait envisager de se transformer en différenciation de classes.... L'état de différenciation de la société et ses compétitions ne l'y engageront pas et la démonopolisation n'aura pas lieu.

On peut soutenir que l'échec du processus de différenciation postcolonial tient dans le fait que le processus de démonopolisation n'ait pas trouvé ses conditions de félicité. Le combat anticolonial de la société combattante n'a pas engagé un processus de monopolisation de la propriété par les gens d'armes ; la récupération de la propriété coloniale n'a pas été faite non plus par les anciens propriétaires expropriés par la colonisation, mais par l'État. La monopolisation étatique s'est étendue à l'ensemble des ressources ; la confusion du politique, de l'économique et du militaire est une donnée postcoloniale. Elle est le résultat de l'état d'(in)différenciation de la société indigène coextensif à l'état économique sous monopolisation coloniale. La monopolisation étatique a donné une unité à la coopétition sociale et un but, mais il n'a pas visé à s'effacer devant une coopétition sociale stabilisée, il n'a pas donné à la coopération et à la compétition le rapport qui favorise une différenciation sociale performante. La compétition sociale autour des ressources, gelée, est restée en latence dans un état non ordonné. L'idéologie et les choix politiques qui ont fait avec de tels états sociaux et économiques n'ont malheureusement pas transformé de tels états en une différenciation sociale performante qui ne soit pas de classes. La différenciation sociale a été enterrée avec la différenciation de classes. C'est comme si en postcolonie, la logique coloniale avait persisté.

Les premières générations de l'indépendance ne voulaient pas d'une classe de propriétaires privés. Elle leur rappelait trop la classe des colons. Elles étaient aussi défiantes à l'égard de la propriété privée indigène qui avait poussé à l'ombre de celle coloniale. Il n'y avait pas de contre-modèle à l'agriculture coloniale, pas de paysannerie moyenne en mesure de prendre en charge les terres agricoles et d'entretenir la population urbaine. Il fallait effacer dans la société la place et l'image des colons, on usa de l'image des travailleurs agricoles.

Les générations actuelles n'ont pas connu la colonisation, mais elles ne s'en remettent toujours pas à une classe pour gérer leurs affaires collectives. La trajectoire de la société reste confuse, elle se projette mal et s'arrange mal avec ses processus de différenciation et d'indifférenciation. Le défi posé à notre société est le suivant : quelle différenciation sociale saura être efficiente compte tenu de la propension de la société pour une certaine indifférenciation ? L'indifférenciation s'oppose aujourd'hui à la différenciation du militaire, de l'économique et du politique comme on peut le constater au niveau de la société dirigeante. La société militaire (mais pas qu'elle) n'a pas confiance dans le processus social de différenciation, la « société civile » est constamment remise en cause dans sa différenciation parce que la société n'adhère pas à l'opposition surfaite du civil et du militaire qui la commande.

Compétition latente et monopolisation étatique

La démonopolisation n'est pas la fin de la monopolisation, c'est celle de la monopolisation formelle, c'est l'entrée en latence du processus de monopolisation. Pensons au monopole du commerce extérieur : la fin de la monopolisation étatique n'est pas renonciation de l'État à contrôler son commerce extérieur. La monopolisation n'a pas pour fin le monopole, mais la compétition, de même que la fin de la compétition commence avec la monopolisation. On ne peut concevoir la monopolisation indépendamment de la compétition, l'une est dans l'autre. La monopolisation étatique des ressources correspond à un état faible de la compétition sociale et de ses ressources. La démonopolisation comme différenciation du militaire, de l'économique et du politique, n'est pas nécessairement la fin de leur unité. C'est l'entrée en latence de leur unité. L'unité dans l'indifférenciation est l'autre face de la différenciation quand compétition et monopolisation sont des processus contradictoires complémentaires et substituables. Leur discontinuité ne rompt pas nécessairement leur unité, elle met celle-ci en relief. C'est l'incapacité de la différenciation à transformer la compétition en civilisation adéquate (compétition régulée) et la monopolisation en processus latent qui conduit à la rupture de leur complémentarité et de leur substituabilité. Différencier sans rompre leur unité, telle est donc la tâche d'un processus de différenciation sociale efficient, performant dans le processus de différenciation mondial.

Nous avons assisté à une transformation de la monopolisation formelle en monopolisation informelle avec la montée de l'accumulation privée, mais la monopolisation (publique) n'a pas su créer en son sein la compétition (privée) qui lui aurait permis d'élargir sa base ; la compétition a été mal conduite et bridée. La montée de l'accumulation privée ne s'est pas accompagnée d'une régulation stabilisée de la compétition sociale. La monopolisation étatique persiste parce qu'elle peut compter non pas sur les ressources de la compétition, mais sur celles du sous-sol. Elle est entrée dans une latence superficielle et une régulation de la compétition n'a pas émergé.

La monopolisation s'est d'abord pensée exclusive (socialisme), la compétition se pensera ensuite de même (libéralisme), non pas de manière explicite, mais de façon dissociée de la monopolisation. Monopolisation et compétition ne seront pas complémentaires et substituables. La monopolisation ne se transformant pas en compétition régulée, mais la compétition ne pouvant être par nature éliminée, elle subsistera en latence et ne sera pas autorisée à accumuler. Elle dissipera les ressources soit en les exportant, soit en les immobilisant. Lorsque la monopolisation ne pourra plus compter sur les ressources naturelles, le processus ne pourra pas se renouveler.

L'accumulation privée n'était pas désirée de crainte qu'elle n'intensifie la compétition intérieure et ne profite à une population qui a prospéré à l'ombre de la colonisation. Voilà le départ du socialisme algérien. Le combat anticolonial ne pouvait pas aboutir à la formation d'une classe de guerriers s'appropriant et monopolisant les ressources, il ne voulait pas non plus, à l'indépendance, d'une classe civile qui se disputerait la monopolisation des ressources. L'accumulation privée ne fut donc pas acceptée au départ parce que celle d'une classe non désirée, mais elle ne fut pas envisagée ensuite comme une conversion de l'accumulation publique en accumulation privée, une extension des deux accumulations et la formation d'une nouvelle classe de propriétaires[1]. Accumulation publique et accumulation privée étant pensées exclusives, la compétition sociale n'était pas envisagée d'abord comme compétition extérieure, mais comme compétition intérieure défavorable. La monopolisation publique formelle n'a pas voulu, puis su, se faire monopolisation latente au travers du processus d'accumulation privé. La puissance publique aurait pu initier des projets compétitifs, les privatiser et par sa politique fiscale développer ses ressources. Elle n'a pas fait de la compétition sociale une force : le nationalisme ne fut pas économique, la société politico-militaire a refusé de se différencier en société économique et militaire et n'a pas produit de capitaines d'industrie. En refusant de laisser s'enrichir la population autrement que de manière ostentatoire, elle a renoncé au moyen de se renforcer autrement qu'en comptant sur la propriété publique des ressources naturelles. La rupture opérée au sein de la société combattante a privé la société d'un leadership qui puisse la prédisposer à une différenciation efficiente. Avait été comme essentialisée l'opposition entre civils et militaires, le militaire ne pouvait pas être dans le civil, ni le militaire être dans le civil, à contre-courant de la dynamique sociale : leurs intérêts furent dissociés. Avait été rompue le continuum de la société combattante entre la première ligne et les suivantes, avait été dissociée la société de son combat. Il n'y avait plus de leadership, plus de société combattante. Il faudra attendre un certain temps pour en avoir la preuve.

Les deux versants du monde

On ne peut isoler la différenciation au sein d'une société de la différenciation au sein du monde. Le monde se différencie en différenciations sociales dans l'effort même de certaines sociétés à tenir et structurer le monde. Tout se passerait comme si le monde comportait deux versants : le versant clair des sociétés de classes et celui obscur des sociétés sans classes. Dans le premier versant, comprenant des sociétés structurées, on observerait des régimes démocratiques où les classes dominantes obtiennent l'assentiment des classes dominées quant à la répartition des libertés ; dans le second versant, on observerait des régimes autoritaires ou dictatoriaux qui se dispensent de l'assentiment des sociétés qu'ils ne peuvent pas contenter. Dans un versant, des sociétés capables d'organiser leur différenciation et un autre des sociétés tenues par la force. Mais on a tort de les dissocier, la structure sociale des sociétés structurées et celle des sociétés déstructurées, même situées sur deux versants opposés, ne sont pas indépendantes. Celles-ci impliquent celles-là. C'est du désordre des dernières que les premières tirent les ressources qui ne leur appartiennent pas à bas prix. Elles ne paient les ressources naturelles qu'elles achètent qu'au prix de leur extraction. Le désordre réduit le coût d'extraction, le pouvoir de négociation des vendeurs.

Il faut voir les dictatures comme si elles étaient à l'intérieur des démocraties. Le monde ne se découpe pas en morceaux. Question de grille de lecture : « il ne faut pas du tout voir les choses comme cela, dictatures et démocraties sont d'un même monde, mais dictature et démocratie ne sont pas l'une dans l'autre », me rétorquera-t-on.

L'opposition actuelle du reste du monde à l'Occident repose sur cette différence de structuration mondiale. Cette structuration qui a polarisé les flux des capitaux vers le seul Occident et y a concentré la production industrielle et l'innovation. Les sociétés européennes s'efforcent de maîtriser leur structuration interne dans la construction européenne pour ne pas subir la structuration de leur activité que pourraient imposer les centres de gravité dominants de l'activité mondiale. On ne peut pas sortir du cercle vicieux de l'autoritarisme, si on croit que cela dépend uniquement d'élections libres et honnêtes. Le monde ne se découpe pas en pièces détachées. Les gouvernements ne peuvent pas être à la hauteur des demandes sociales, de leurs aspirations « démocratiques ». Les dictatures et l'autoritarisme permettent de brider la compétition des populations qui veulent vivre comme les autres. Pour sortir de l'autoritarisme, il faut qu'une compétition interne régulée puisse émergée, compétition qui ne peut s'effectuer hors de la compétition mondiale. C'est au monde, dans un jeu à somme nulle ou non nulle, qu'il faut prendre une partie de la production, c'est dans le monde qu'il faut se pourvoir d'un centre de gravité autour duquel l'économie s'organiserait et accumulerait. Une compétition locale s'effectue toujours dans une compétition mondiale quand elle ne peut s'en extraire. Et s'en extraire est suicidaire. Un pays en bas de la division internationale ne peut compéter à armes égales avec un pays en haut de la division internationale ; son ouverture et sa fermeture ne peuvent pas être indépendantes de sa compétitivité, la démocratie représentative dans un pays d'Afrique non compétitif ne peut apporter qu'insatisfaction à sa société.

Les processus de monopolisation et de compétition sont l'un dans l'autre

La compétition tend à la monopolisation, en retour la monopolisation ne s'oppose à la compétition que quand elle fabrique un monopole qui tend à l'exclure. La monopolisation dans un cours normal a pour objectif d'administrer la coopétition qui n'est pas régulée, le processus fait dominer la coopération sur la compétition afin que celle-ci puisse émerger de manière régulée. Lorsqu'il étouffe la compétition, s'achève dans un monopole, la compétition ne meurt pas, elle entre en diffraction. La compétition produit donc de la monopolisation, mais quand celle-ci veut s'achever dans des monopoles, elle doit s'inverser dans un processus de démonopolisation afin que la compétition puisse se relancer. La compétition combat le monopole qui tend à l'exclure, elle pousse à sa formation pour se protéger d'une compétition extérieure qui en viendrait à bout. Selon les circonstances, compétition et monopolisation sont deux processus qui ont propension à se compléter et à se substituer l'un à l'autre pour obtenir le meilleur rendement possible de la coopétition sociale. Si la monopolisation entrave la compétition en partie pour améliorer la coopération et relancer la compétition, elle gagne du terrain, mais si elle l'entrave complètement, si l'amélioration de la coopération n'est pas amélioration de la compétition, son processus se fige et s'étiole. On l'aura compris, la monopolisation est dans la compétition, mais quand la compétition cesse d'être dans la monopolisation, ils se disjoignent et s'étiolent.

Dans la pensée occidentale, le monopole (du latin monopolium, du grec monopôlion, de monos, seul, et pôlein, vendre) est défini comme un « privilège (de droit ou de fait) dont dispose un individu, une entreprise ou un organisme public de fabriquer ou de vendre seul certains biens ou certains services à l'exclusion de tout concurrent » (Larousse). Le monopole dans lequel s'achève le processus de monopolisation ne comprend pas la concurrence, il l'exclut, à la différence du processus de la monopolisation qui court au sein du processus concurrentiel. Le monopole c'est quand la concurrence est morte, la concurrence pure et parfaite, c'est quand la monopolisation est morte. Mais l'un, même hypostasié, peut-il exister sans l'autre ? En vérité il n'y a pas de monopole, mais un processus de monopolisation qui ne s'hypostasie pas dans la formation d'un monopole, mais s'exprime dans une tendance à la monopolisation qui dispute au cours des choses la tendance à la compétition, à la démonopolisation. Les processus de monopolisation et de compétition s'éteignent avec la formation du monopole. Or la compétition est irréductible, elle dispute toujours le cours des choses au processus de monopolisation. La vie ne laisse pas de monopolisations non disputées. Ce qui est constant, c'est une compétition qui a toujours à faire avec son contraire, est toujours parcourue par une tendance à la monopolisation. Mais elle peut être dominée par un processus de monopolisation ou de démonopolisation. Elle conjure constamment la formation de monopoles qui ne peuvent être absolus. Ici, le monopole, résultat de la monopolisation, ne sera pas entendu comme ce qui exclut la compétition, mais ce qui la complète, autrement dit, ce qui lui donne une direction. Quand un « monopole » ne donne plus la direction, la compétition s'en détache, une démonopolisation se met en marche.

Dans le capitalisme financier, selon la théorie braudelienne des trois étages de l'économie[2], le capital financier abandonne le profit ordinaire à la compétition pour monopoliser le profit exceptionnel, profit exceptionnel qui en changeant constamment de secteur oriente la compétition. Les termes de compétition et de monopolisation sont pour la première fois adjoints par Chamberlin dans le concept de « concurrence monopolistique » [3] où les entreprises mettent en œuvre des politiques de différenciation de leur produit pour le rendre moins substituable et monopoliser un marché. Ces deux auteurs montrent bien la tendance à la monopolisation au sein de la compétition, ainsi que la mise en œuvre de processus de monopolisation pour emporter une compétition. Un producteur cherche toujours à monopoliser son marché, la morale n'y peut rien, la société use de cette propension à son avantage en lui fixant des limites.

L'État, la société et le modèle hiérarchique

Dans la version occidentale, l'offre militaire postcoloniale était censée redonner au politique la capacité de gouverner afin de pouvoir satisfaire les besoins de la société. Le guerrier est alors l'élément actif de la transformation, le reste de la société l'élément passif. Une telle offre rompt donc la transformation du passif en actif, elle instaure une séparation de la société et de l'État qui ne soumet plus leur interaction qu'à l'action de l'État sur la société. Il s'agit d'apporter à la société un ordre extérieur, de lui faire appliquer un modèle d'ordre qui serait comme un idéal que le monde propose à une société sans ordre émergent, sans idéal[4]. L'ordre n'est pas produit dans et par le désordre de la société, il ne bénéficie pas de son désordre. Il se veut une inspiration du monde indépendante de son désordre. L'état chaotique de la société, que l'on a par définition exclu que de lui puisse procéder un certain ordre, a besoin d'un ordre qui transcende son désordre selon une certaine idée, un certain modèle : l'ordre d'une société hiérarchique disposant du monopolisation de la violence pour la sortir de son chaos. L'État étant dissocié de la société, on ne se demandera pas comment il pourra retourner dans la société, la travailler, après avoir fait bande à part. La réponse est déjà prête : il s'agira de diffuser le modèle hiérarchique, celui de l'entreprise militaire étendu à toutes les entreprises, avec son corolaire le salariat ou le mercenariat.

Or, on refuse de voir que ce modèle rigide de hiérarchie issue de la société de classes est plus le problème que la solution pour les sociétés ayant ignoré la différenciation de classes. C'est la compétition guerrière qui a imposé ce modèle aux sociétés européennes. Ce sont les retombées sociales, politiques et économiques de l'exploitation des sans propriété par la propriété, la croissance du niveau de vie et le nationalisme, qui l'ont fait accepté. On refuse de voir que sa diffusion est aussi sa transformation, son accommodement à d'autres situations. Le modèle hiérarchique a dominé l'entreprise industrielle depuis sa naissance en étant soutenu par une division sociale de classes. Il ne pouvait pas se diffuser de la même manière dans un milieu sans classes où il avait été séparé de la compétition sociale. C'est pourtant la compétition sociale qui produit les hiérarchies qui la conduisent. D'avoir dissocié les hiérarchies de la compétition, la compétition intérieure de la compétition extérieure, les sociétés postcoloniales ne se sont pas donné les moyens de produire des hiérarchies en mesure de s'imposer dans la compétition mondiale.

Quelle prise sur le monde peut avoir un tel modèle si les entreprises qu'il inspire ne proposent pas à la société de conquêtes extérieures ? Comment, pour quoi, peut-il commander au travail et éviter la prédation des forces armées, si la compétition ne se propose que la monopolisation des ressources naturelles nationales, elles-mêmes objet de la compétition mondiale ? La construction d'une forteresse autour des ressources naturelles n'est pas garant de l'accroissement des ressources auquel doit faire face la société. La dispute nationale ne peut s'abstraire de la dispute mondiale. Si la conquête militaire extérieure ne peut donc être à l'ordre du jour, sur quelles conquêtes, quel tribut pourra reposer la force militaire ? Sur la seule protection du marché intérieur, le seul usage du produit des ressources naturelles ? Quelle prise sur soi et sur le monde, si la compétition s'enferme dans une dispute autour de l'héritage ? Une telle compétition ne peut aboutir qu'au délitement de la force armée.

Un complexe de hiérarchies polarisé

La compétition produit des hiérarchies pour la conduire. Le résultat de la compétition décide du sort des hiérarchies. La monopolisation peut produire des monopoles qui sont aussi le produit d'une compétition interne et externe. Pour la cause d'une compétition externe, la compétition interne peut être bloquée. Dans une compétition mondiale, des compétitions locales peuvent être exclues. On assiste alors à la monopolisation du pouvoir par une hiérarchie sociale. La compétition entre hiérarchies est centrale, elle établit une « hiérarchie des hiérarchies ». Les hiérarchies de l'argent dominent les autres hiérarchies sociales dans le capitalisme financier[5].

A suivre