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En
périphérie, le désir de consommation se trouve en porte-à-faux de la capacité de
production. Avec la décroissance, le désir de consommation des populations se
trouve en porte-à-faux vis-à-vis du cours des choses. Si l'Occident persiste à
vouloir monopoliser la violence et la production, la compétition marchande
mondiale impliquera un déversement de marchandises étrangères sur l'Afrique et
un déversement de populations sur l'Europe. Seule une adhésion de l'Europe à la
démonopolisation qui se traduirait par une complémentarité avec la Chine en
Afrique, investissement dans les infrastructures pour l'une et accommodation de
savoir-faire pour l'autre, pourrait conduire à un réajustement du désir de
consommation et des capacités de production en Afrique et à un échange de
populations, une circulation des élites, avantageux pour les populations des
deux continents.
La séparation du désir de consommer de la capacité de produire Il faut considérer le désir de consommation si vif dans notre temps comme une déclinaison du désir de vivre. La vie s'est comme réfugiée dans la consommation, ses vertiges et ses souffrances. C'est dans la consommation que les sociétés ont célébré leur joie de vivre, alors que la consommation n'était pas encore au service de la production et de la volonté de puissance. Il s'agissait alors d'une consommation collective qui était comme une communion dans la destruction de richesses renouvelables. Le corps exulte dans la consommation comme il exulte dans la dépense, après avoir exulté dans la dépense physique. Aujourd'hui, aux deux extrêmes de la consommation, il sature de consommer ici et est exacerbé là. Il manque son objet plus ou moins au milieu. Le désir de vivre, comme désir de consommation, se répand dans un monde globalisé qui le suscite sans lui accorder satisfaction partout où il survient. Il se propage plus vite qu'il n'est contenté. La vie humaine s'accroit, mais ses conditions de reproduction se concentre à un pôle et se dégarnissent à un autre. Plus que cela, les conditions de félicité de la vie se concentrent là où la vie humaine recule (ex. RFA, Japon), la vie humaine se concentre là où les conditions de félicité régressent (ex. Niger). Jusqu'à quel point ce processus ira-t-il avant qu'il ne se retourne ? Se tendra-t-il avant de se rompre ? Ici et là, la réponse différera. Au risque de s'éteindre, la vie ne peut être séparée de ses conditions de félicité ; de la séparation, elle peut sortir revigorée et diminuée, ici ou là, aujourd'hui ou demain. Cela ne peut se passer sans lutte, elle ne se rendra d'elle-même à la mort que pour mieux la traverser. Dans le fonds, la mort ne se substitue à la vie que pour la renouveler. Renouveler non pas à l'identique, mais selon les nouvelles conditions de félicité. Elle n'a pas d'autre avenir. A une phase d'expansion de la vie successive à une phase de croissance économique, suivra une phase d'expansion de la mort avec la décroissance afin que la vie puisse s'adapter à ses nouvelles conditions de félicité. Beaucoup de choses de la période de la croissance vont mourir pour qu'une nouvelle vie puisse prendre corps. Et comme les choses ne vont pas seules, celles qui meurent peuvent entrainer les autres dans leur sillage. Dans le mouvement de décroissance, c'est cela qui fera la différence entre les nations. Il y a celles qui laisseront partir ce qui veut s'en aller et celles qui ne pouvant se départir seront entrainées. On mésinterprète très sérieusement la guerre en Ukraine, il s'agit de mettre les ressources de l'Ukraine et de la Russie au service de l'Occident. Les partisans du statu quo mondial sont là à l'offensive et non à la défensive comme il est proclamé. Ce qui y est en jeu c'est la monopolisation de la violence et de la production. C'est la manière de l'Occident de faire face à la décroissance des ressources physiques. Il profite du désir de l'Europe de l'Est de devenir partie prenante des nations riches. L'extension à l'Est ou le recul à l'Ouest ? Vent d'Est ou vent d'Ouest ? L'URSS a disparu de par la défaite que la compétition militaire a fait subir à son économie. Il faut que la Russie subisse le sort de l'URSS afin que le vent d'Ouest l'emporte sur le vent d'Est. Le monde non-occidental est cependant aujourd'hui bien différent. La rivalité entre la Chine et les USA n'éclipsera pas le mouvement de démonopolisation qui a cours. Les USA veulent empêcher l'Europe de construire ses nouvelles interdépendances, de sortir de sa vassalité, en même temps qu'ils veulent soustraire la Russie de l'orbite chinoise et indienne, rompre les BRICS. Ce n'est pas en termes idéologiques que le problème se pose, mais en termes de contrôle des ressources mondiales. Le monde doit choisir la sobriété ou subir la pauvreté. Il fait encore dans sa majorité comme si la richesse pouvait encore combattre la pauvreté. Celle-ci espère ne pas être réduite à la sobriété pour ce faire. Elle ne voit pas encore qu'elle n'aura pas longtemps le choix. La guerre contre la pauvreté par l'enrichissement va laisser place à la guerre contre les pauvres. Cette guerre ne pourra être évitée que si la majorité du monde bascule en faveur de la sobriété, que si une sobre humanité succède à celle dont le souci était de s'enrichir. Mais ce n'est là qu'hypothèse théorique. Le monde ne choisira pas la sobriété, il se rendra à la sobriété. Il ne sera pas unanime, il ne peut donc laisser de place au « passager clandestin ». C'est dans le cours des choses décroissant que chacun se décidera comme il le peut. Les puissants s'efforceront de défendre leur puissance relative. Dans la décroissance restera en jeu la hiérarchie des puissances. Pour ce faire, l'accès aux ressources mondiales en énergie et matières est crucial, maintenant que les deux milliards de Chinois et d'Indiens savent faire aussi bien ou mieux et avec moins que les Occidentaux. Pour préserver le monopole de la production, l'usage du monopole de la violence dans un espace circonscrit est supposé être d'un bon rapport. Les populations qui refusent de faire face à la réalité seront celles qui souffriront le plus. Ce sont celles qui refuseront le nouveau cours, s'attacheront au désir de consommer. Les unes par habitude, les autres par mimétisme. Les premières persisteront dans la lutte pour la monopolisation de la violence et de la production, elles refuseront le cours de la démonopolisation. Les libéraux, champions de la compétition et de l'Etat minimum, ne l'étaient qu'en étant les détenteurs du monopole de la violence. Ils avaient la monopolisation de la production en perspective. Avec la démonopolisation en cours de la production, ils pourraient céder à la tentation d'user du monopole de la violence qu'ils détiennent encore en partie. Les secondes qui se sont laissés portées par le cours des choses et ses espoirs se sont faites déracinées. Il faut refaire de la place à la géographie, à la géohistoire. Les révolutions arabes sont des réactions face à la dégradation de leurs conditions d'existence, elles n'ont été dites révolutions que pour être soutenues par l'Occident dans leurs illusions. Les révolutions ne réussissent que si elles s'inscrivent dans le cours des choses. Il aurait fallu que le désir de consommer se transforme en désir de produire. C'est pourquoi la contre-stratégie de la démonopolisation sera celle de défaire les guerres, de ré-enraciner les savoir-faire au lieu de les engager dans une compétition abstraite qui conduirait à leur monopolisation. De la dépendance extérieure à la migration en temps de décroissance. Les jeunes populations d'Afrique dont les pays ont confondus le désir de vivre avec le désir de consommer - pour qu'une minorité puisse devenir riche et accumuler un certain patrimoine, ont été soumis à une dépendance extérieure. La bénédiction des ressources naturelles a été transformée en malédiction. Elles n'ont pas financé l'industrialisation mais la dépendance extérieure. Maintenant que la malédiction est là, qu'ils n'ont plus les ressources suffisantes pour vivre et consommer, elles doivent aller consommer ailleurs pour pouvoir vivre. Elles ne peuvent plus rester dans leur pays. Leurs ressources naturelles ne peuvent plus acheter au monde les objets du désir de leurs populations devenues trop nombreuses. Dans un monde où le désir de vie s'est réfugié dans un idéal de consommation, ne pouvant plus être consommateurs dans leur pays, les marchandises ne venant plus à eux, il faut aller au monde et à ses marchandises. L'exportation des ressources naturelles minières ne pouvant plus entretenir l'ensemble de la population, la défense du consommateur et les importations ayant pris le pas sur le producteur et la production locale, le marché se resserre autour de l'Etat et de l'exportation des ressources naturelles. La demande sociale créée par l'exportation des matières premières minières ne pouvant plus être soutenue, il faut exporter ou détruire la demande excédentaire. Le monde en décroissance n'acceptera d'accorder satisfaction qu'à une partie de cette demande, celle des porteurs qui pourront lui offrir le travail dont ont besoin ses secteurs en trop rapide décroissance (de l'offre de services par rapport à la demande : santé et éducation) ou secteurs concurrentiels encore en croissance insuffisamment pourvus en main-d'œuvre (secteurs numérique et biotechnologique). Pour le reste, il faudra des régimes autoritaires pour réfréner la demande. Démonopolisation de la production, travail du milieu Le monde est un. Il crée des offres et des demandes sur toute son échelle. Le marché avec la production de masse a disjoint la production et la consommation, l'offre et la demande. Le marché mondial a disjoint la production et la consommation mondiales, de manière radicale ici, de manière à refaire leur identité là. Ici l'on produit pour consommer plus que l'on produit, là on consomme pour produire plus que l'on consomme. Ici l'identité de la production et de la consommation est perdue, là elle est préservée à l'intérieur de la consommation. Consommation improductive ici, consommation productive là. Consommation de ressources non renouvelables ici, production de ressources renouvelables là. Dissipation de ressources non renouvelables ici, accumulation de capacités productives là. Populations inutiles ici, populations qui savent faire là. Guerres civiles ici, transformation de la structure socio-économique là. La puissance du monde occidental s'est construite sur la concentration des capacités mondiales de production et le contrôle des ressources mondiales, bref, sur la monopolisation de la violence et de la production. Son monopole de la production est mis en cause par des sociétés réémergentes. Les populations chinoises, indiennes, turques et autres, mieux instruites par l'histoire, ont appris à faire des populations industrielles occidentales. Elles se sont rapidement incorporées les machines occidentales qu'elles ont transformé de travail mort étranger en travail local vivant. Une accommodation du savoir-faire des sociétés réémergentes par les nouveaux membres des BRICS va changer la face du monde. La taille de la population cessera d'être un handicap pour devenir une force du marché. Il y a décidément du pain sur la planche, à condition de ne pas le regarder avec les yeux du passé. Injecter du désir de vivre dans les populations africaines, c'est injecter du travail qui accorde au désir de consommation un minimum de félicité, une autre joie de vivre. C'est partager entre êtres vivants du savoir vivant, de l'énergie renouvelable ; ce n'est pas transformer du travail vivant en travail mort, substituer du capital au travail, pour accumuler et monopoliser. La joie de vivre ne doit plus être associée à l'exaltation de quitter la Terre, de décoller vers une autre planète, de conquérir l'univers. Il lui faut un autre imaginaire. Injecter du travail, partager du savoir et de l'énergie, en Afrique, c'est d'abord refaire honneur à son milieu, à l'autoconsommation et au travail bien fait. C'est faire honneur à son milieu biophysique, au vivant. C'est faire honneur à la nature. Les marchandises ne doivent pas tuer le travail vivant, elles doivent s'y dissoudre pour l'épaissir non le réduire. Les excrétions de nos digestions ne doivent pas semer la mort, elles doivent être les ingestions d'autres vies, comme nos vies résultent de l'ingestion d'autres vies. Nous devons retrouver notre place dans la chaîne de la vie. Les marchandises chinoises se déversent sur l'Afrique dans le sillage des marchandises occidentales pour les remplacer. Elles pénètrent plus avant le tissu social pour y poursuivre le travail de déstructuration opéré par les marchandises occidentales. Elles séparent davantage les populations africaines de leurs conditions de subsistance. Leurs richesses naturelles se sont transformées en malédiction. Leur exportation a rendu possible la séparation précitée, la substitution du travail étranger au travail africain. En consommant ce qu'elles ne produisent pas, les populations africaines consomment leurs ressources non renouvelables, les dissipent. En bonne logique, les marchandises chinoises qui se déversent sur l'Afrique poussent les populations africaines à se déverser sur l'Europe. Les marchandises chinoises ne doivent pas tuer le travail africain. Les marchandises de manière générale ne doivent pas tuer le travail vivant en général. Les marchandises chinoises ne sont aujourd'hui que les représentantes des marchandises en général. Le travail mort doit se dissoudre dans le travail vivant, le renouveler, au lieu de le vampiriser. La substitution du travail mort au travail vivant est devenue toxique. Les investissements chinois en infrastructures ne doivent pas aider les marchandises chinoises à pénétrer plus avant dans le tissu social, mais contribuer à la circulation des marchandises africaines. Et cela ne dépend pas de la Chine qui ne fait jamais que la moitié du chemin, la moitié du travail. Il ne dépend pas d'elle que ses marchandises tuent le travail africain, mais des Africains et de leurs élites. Cela dépend de leurs propensions : propension à consommer ou à investir. La forte propension à consommer des Africains entretient une élite parasitaire qui s'enrichit dans la dissipation des ressources non renouvelables. La propension à investir dépend des ressources, de ces ressources qui vivent à l'heure du monde. Celles-là seules peuvent répondre à une telle propension nouvelle dans le milieu social. C'est de leur apprentissage et de leur rencontre avec de nouvelles dispositions sociales qu'il faut attendre le salut. Nous avons déjà connu cela, si nous n'avons pas oublié. Par son commerce extérieur, le travail africain doit apprendre à faire du travail étranger. Il doit consommer du travail étranger pour s'incorporer des capacités en mesure d'améliorer celles d'un milieu. Le travail humain est le travail d'un milieu, pas seulement production de marchandises par des marchandises. L'idée d'import-substitution n'aurait pas été mauvaise si elle n'avait pas manqué son cadre et son plan de réalisation. La production ne se substitue à l'importation que si elle-même peut être exportée comme celle qui a été importée. Autrement, elle ne se substitue que localement à une production dans des conditions et pour des raisons particulières qui ne sont pas portées à se généraliser. Ensuite, il ne s'agit pas de substituer des marchandises à des marchandises, mais du travail à du travail. Or nous avons introduit massivement du travail mort et étranger dans le travail local ou à ses côtés au point que la substitution du travail s'est effectué en sens inverse de celui exigé par l'import-substitution : substituer du travail local au travail étranger. Le travail étranger s'est substitué au travail local, apprendre s'est transformé en désapprendre à faire. Enfin, il ne s'agit pas seulement de substituer du travail humain à un autre, mais celui d'un milieu à un autre. On a finalement rompu le continuum de transmission au sein du savoir-faire local et entre le savoir-faire local et celui étranger. L'Europe n'a pas le choix, au lieu de s'opposer à la Chine en Afrique, elle doit se faire complémentaire. Si la Chine investit dans les infrastructures et que les marchandises chinoises et turques envahissent l'Afrique, les populations africaines se déverseront sur l'Europe. Si l'Europe investit dans le travail productif, dans l'accommodation de son savoir-faire aux milieux africains, l'Afrique ne s'endettera pas auprès de la Chine et les populations africaines n'auront pas besoin de se déverser sur l'Europe. Et la Chine ne se substituera pas à l'Europe. Elle ne subordonnera pas l'Afrique. L'Europe aura construit avec l'Afrique et la Chine de nouvelles interdépendances. C'est de cette manière : tisser des complémentarités symétriques, qu'une multipolarité prendra forme sans que des guerres n'ensanglantent le monde. Plutôt que de persister dans la lutte pour le monopole de la violence et de la production, il faut s'engager dans des processus de démonopolisation. Un tel cours des choses dépend d'une Europe qui se renouvèle et ne cède pas à son vieillissement, d'une Afrique qui consent au développement de centres de gravité mondiaux en son sein et d'une stratégie des pays émergents en faveur de la paix mondiale. La puissance et la décroissance De l'autre côté du désir de consommation, le désir de puissance. L'autre versant du désir, l'autre versant de la société. Le désir de puissance a été au cours de la période de croissance intimement associé à la capacité de production. La force s'est réfugiée dans la production, elle a du se renouveler dans la production. L'enrichissement et la destruction de richesses comme manifestation de la puissance a fait place à l'accumulation et à l'innovation, la création destructrice. A la conquête des territoires s'est de plus en plus substituée la conquête des marchés, à la monopolisation de la violence s'est de plus en plus substitué la monopolisation de la production. De sorte que la monopolisation de la violence passe de plus en plus par la monopolisation de la production. Avec la décroissance, le processus de substitution s'inverse quelque peu : il faut plus de violence pour conserver des marchés. La guerre en Ukraine, la tendance au découplage de l'économie occidentale de l'économie mondiale, sont les signes manifestes d'un tel processus de régression du processus de substitution de la monopolisation de la production à la monopolisation de la violence. Mais un tel processus n'a pas la même activité dans les différentes parties du monde. Le processus de substitution de la monopolisation de la production à la violence se poursuit avec les pays émergents tant que durera la croissance. Dans les pays les plus pauvres, la Production s'est avéré anti-production. Elle a déstructuré les sociétés, les a expropriées de leurs conditions de subsistance. Elle n'a pas constitué d'armée industrielle. Il faut reprendre la question que nous a laissée Malek Bennabi, pourquoi avons-nous été colonisés ? En différant et précisant quelque peu la réponse : parce que nous n'avons pas fabriqué d'armée précoloniale en mesure de repousser l'armée française, parce que nous n'avons pas fabriqué d'armée industrielle postcoloniale en mesure de renouveler nos conditions de subsistance. Avec la décroissance, les processus de monopolisation et démonopolisation de la production vont remettre en marche les processus de structuration des sociétés. Ils vont enfoncer les sociétés les plus faibles dans la décomposition et les guerres civiles. Ils vont déstabiliser, voire déstructurer les anciennes sociétés riches vieillissantes, incapables de s'adapter, de se déshabituer au monopole de la production. Quant aux sociétés émergentes, elles devront affronter la question quelle structure sociale stabiliser ? Elles devront mobiliser d'autres ressources que celles qui leur ont servi pour soustraire le monopole de la production à l'Occident. Jusque-là, elles ont simplement montré que les ressources dont elles disposaient étaient à même de mieux utiliser les ressources occidentales. Il s'agit d'inventer un nouveau monde, un monde différent que celui légué par l'Occident. Il ne s'agit plus d'innover sur la base des ressources occidentales, mais sur la base de nouvelles ressources culturelles. * Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia. |
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