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«Si
le langage relève de la biologie, les langues, pour leur part, sont le produit de
la rencontre entre biologie et culture(...). La
science du langage nous apprend que d'une part, nous avons un acquis de la
nature (le langage) et, que de l'autre, un acquis de la socialisation de
l'espèce (les langues) ».
Parole d'un sociolinguiste qui vient de laisser de nombreux adeptes de «la linguistique contemporaine» sur leur fin parce qu'avant de partir vers un monde meilleur il y a à peine une semaine, il leur devait de profondes explications et analyses, encore d'autres, de sa vision de «l'algérianité linguistique» avec «la rigueur scientifique» dont il a toujours fait preuve pour parler en général «du rapport de l'humain au langage et à ses langues» et en particulier ce qu'il a appelé «le maghribi». Il a toutefois laissé une partie de cet important héritage intellectuel entre de bonnes mains. «Il était sur le point de faire éditer une compilation de tous ses écrits inédits ou dont une grande partie a été publiée dans le Quotidien d'Oran », note Fayçal Benkalfate, son ami, homme de culture et musicologue qui le lui a préfacé. Promesse faite que l'ouvrage sera édité à titre posthume. Benkalfate fait ainsi savoir dans sa préface que «(...), le linguiste, Abdou Elimam, nous livre dans cet ouvrage sa vision de l'algérianité linguistique sous tous les plans. En cela, il fait preuve à la fois d'assiduité et - phénomène en voie d'amenuisement dans ce domaine - de rigueur scientifique. En effet, il parle d'un lieu (la linguistique contemporaine) où s'élaborent des paradigmes toujours renouvelés, du rapport de l'humain au langage et à ses langues. Cette distinction essentielle entre langage et langues, elle traverse son œuvre de bout en bout - sur une quarantaine d'années de recherches scientifiques. Il insiste bien sur le fait que si le langage relève de la biologie, les langues, pour leur part, sont le produit de la rencontre entre biologie et culture. Voici un truisme sur lequel reposent les fondations de la science du langage (avec Ferdinand de Saussure). C'est de l'ignorance de celles-ci que des «linguistes spontanés» confondent allègrement les concepts fondateurs et entretiennent des confusions endémiques ». La science du langage nous apprend que d'une part, nous avons un acquis de la nature (le langage) et, que de l'autre, un acquis de la socialisation de l'espèce (les langues). Dans cette perspective, la culture d'une nation est formée de sédiments qui se sont accumulés au cours des âges ». «La mise au jour du lien incontestable entre la langue maghribie et son ancêtre, le punique » Benkalfate écrit alors, «c'est ce substratum, héritage commun, qui rattache les éléments constitutifs de cette même nation les uns aux autres. Fruit universel de toute production culturelle, le patrimoine linguistique en est une représentation bien emblématique, sinon proéminente (à côté de la musique et des arts autres, notamment). Mais pour le linguiste, du moins c'est ce qui ressort de la lecture de A. Elimam, la langue n'est pas seulement un état de fait culturel, elle est, avant tout, un linguistique national et dans l'élaboration d'une stratégie éducative collant au réel. Malheureusement ce travail de recherches a abouti à des résultats qui ont dérangé certaines officines qui ont voulu mettre en avant un autre récit, celui que l'on nous sert depuis le milieu du 19ème siècle. En réitérant son repère de l'histoire et plus particulièrement celui de la civilisation carthaginoise, notre auteur fait preuve de grand courage. N'oublions pas que ses contradicteurs, à défaut d'apporter une argumentation nourrie par des faits et des théories scientifiquement éprouvées, ont le plus souvent eu recours à l'anathème. La contribution considérable de Abdou Elimam a été, sur un plan de l'histoire des langues, la mise au jour du lien incontestable entre la langue maghribie et son ancêtre, le punique. La langue de la civilisation carthaginoise (le punique, donc) fut la langue franche de toute la région, pratiquement jusqu'à l'arrivée des Arabes en Afrique du Nord. Si la langue berbère a été reconnue comme langue pratiquée également depuis l'antiquité, la langue punique et ses retombées dans nos parlers contemporains a été ?systématiquement- refoulée. Certains vestiges archéologiques (y compris les pièces de monnaie) portant marque de cette langue ont bien été admis, mais la langue véhiculaire de toute une civilisation méditerranéenne a été vouée aux gémonies. On a préféré fabriquer de toutes pièces de nombreux récits concernant l'histoire des populations ainsi que celle de nos langues, les uns aussi fantaisistes que les autres. Dans son effort de clarté et d'argumentations historiques et linguistiques, la démarche d'Abdou Elimam n'a jamais été de nier l'importance des langues berbères au Maghreb, au contraire. Il a toujours défendu l'enseignement des langues natives partout où elles sont parlées. Quant à la langue arabe, elle a été, incontestablement, la langue des sciences et des arts à partir du VIII/IXe siècle. Hommes de liturgie, de loi, de sciences et de littérature en ont fait leur langue franche, depuis. Nous nous y reconnaissons, autant que n'importe quel peuple arabe, sans devoir renier nos langues natives et notre patrimoine national. Telle est la thèse défendue dans cet ouvrage par Abdou Elimam. « Notre auteur fait preuve de courage » Le moins que l'on puisse dire de cette région, mainte fois traversée, mainte fois conquise, c'est qu'elle a de tout temps intégré et absorbé ethnies, religions, langues et cultures. Cependant, depuis plus d'un millénaire, toutes les musiques d'art et de cour ont été chantées sur des poésies en langue arabe. La grande majorité de nos Dîwân de poèmes chantés sont en langue arabe le plus souvent mais également en langue maghribie, comme la nomme notre auteur. Le corpus disponible au Portail du Patrimoine Culturel Algérien, à Tlemcen, en témoigne largement. En remontant la chaîne de la production littéraire maghrébo-andalouse nous constatons son omniprésence depuis le 9ème siècle - sans interruption. Tous ces trésors contiennent non seulement les corpus poétiques, mais aussi des informations d'ordre sociologique sur l'environnement communautaire de leur époque (Cf. les nawazils, entre autres). Ces pans de l'histoire nous éclairent surtout sur le fait que les langues natives ont toutes cohabité avec la langue arabe et que le bilinguisme «darija-arabe» en aura été la colonne vertébrale. Cette dualité linguistique bien caractéristique est défendue bec et ongles par Abdou Elimam qui nous rappelle que c'est de ce bilinguisme que l'islam et sa langue ont pu se diffuser et s'implanter si facilement - cela aurait été bien plus difficile avec la langue berbère, de fait. La langue arabe est donc bien une propriété partagée avec le monde arabe pendant que le maghribi s'impose en tant que langue partagée par la nation algérienne - voire maghrébine. Par conséquent, le maghribi, l'arabe et l'islam se sont imposés comme éléments constitutifs essentiels de notre identité, à côté d'une berbérophonie multimillénaire. C'est cela que Abdou Elimam appelle l'algérianité. On ne peut que se désoler de voir notre histoire violemment prise en otage par les idéologies (berbériste ou pan-arabiste). La quête de vérité historique est devenue un terrain sensible à tel point que rares sont nos historiens qui osent s'en emparer. La plupart se sont mis à la recherche de thèses qui confortent préjugés et a priori, souvent dictées par un agenda sans valeur heuristique mais foncièrement politique. Cependant, si de nombreux blancs de notre histoire commencent à être comblés, ces dernières décennies, ils ne semblent pas arranger les affaires de certaines officines occultes tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Ils vous diront que «toute vérité n'est pas bonne à dire». «Ô Abdou que cette chahada intercède pour toi et que ton œuvre prie pour toi éternellement et que Dieu te fasse accéder au paradis éternel ». Benkalfate conclut sa préface en notant que «le résultat de cet embrouillement volontaire est que nos jeunes sont désemparés par l'absence de repères historiques clairs et limpides. Ils en sont les premiers à en souffrir: mal-vie, violences, baisse endémique des niveaux de culture générale, etc. La première fois que j'ai rencontré Abdou Elimam, j'ai découvert un homme affable et surtout apaisant. Il a le don d'éviter les conflits et les polémiques stériles. Au moment où l'Algérie célèbre le soixantième anniversaire de son indépendance, notre linguiste national finira-t-il par être (enfin!) entendu par nos décideurs? ». Fin de la préface signée par Fayçal Benkalfate. « Le 31 août de l'an 2023 de l'ère commune nait au ciel un maître de la linguistique et professeur éminent Abdou Elimam le suleimanide (...) ». C'est par ce bel hommage que le Professeur Sari Ali Hikmet (Club de culture soufie) a réagi à la disparition de Abdou Elimam. Pr Hikmet convoque ses « Mémoires » et écrit «(...), présenté comme chercheur en soufismologie, il me fixa de son regard candide et curieux de savant et me dit: -»sujet intéressant. Dommage que certains pensent que c'est une hérésie. En fait, le soufisme c'est aussi une problématique de langage ». Il nous renseigne que « Abdou Elimam comme tous les savants a laissé pour héritage, qui prie pour lui, son œuvre. Il a laissé deux testaments. Le premier sous forme de son dernier ouvrage inédit à son hôte et ami intellectuel Fayçal Benkalfate qu'il a chargé de le préfacer. Le second fut pour moi sous la forme d'une réponse à une question que je me suis toujours posée sans jamais la dire. -» L'apprentissage de toutes les langues passe par un appareil cognitif dont le centre est la langue maternelle de l'apprenant. Sauf l'arabe coranique qui met en jeu exclusivement la mémoire. Ça ne devrait pas marcher et pourtant elle marche depuis 14 siècles. Elle est sacrée. Elle est la Parole du Seigneur». Ô Abdou que cette chahada intercède pour toi et que ton œuvre prie pour toi éternellement et que Dieu te fasse accéder au paradis éternel ». Pour tous ceux qui l'on connu, tous ceux qui lisaient ses contributions dans ces mêmes colonnes, tous ceux qui croyaient en «sa vision» d'intellectuel « courageux », Abdou (Abdeljlil) Elimam est parti trop vite. Tous voulaient tant qu'il continue à leur apprendre, à eux et à tous les Algériens, les origines de leur langage, de leur langue, et par là même, leur histoire, leur culture... Elimam savait convaincre. Il avait le profil de l'intellectuel racé. Il avait un doctorat de 3ème cycle en linguistique anglaise qu'il avait soutenu à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et fait une thèse de doctorat d'Etat en linguistique générale à Rouen. Né le 22 octobre 1949 à Oran, Abdou (Abdeljlil) Elimam s'en est allé sans faire de bruit le 31 août 2023 à Alicante, en Espagne et sera enterré à Tlemcen. |
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