Avez-vous remarqué combien semble quelque peu exagérée la
propension de certains d'entre nous à se réfugier dans le passé, à l'idéaliser,
à le draper de toutes les vertus ? «Naguère, n'arrêtent-ils pas de susurrer, la
vie n'était pas facile mais les gens étaient probes et vaillants, les esprits
étaient moins fainéants et agressifs que de nos jours, les cœurs étaient plus
francs et plus tenaces». Cela n'est ni totalement faux ni entièrement exact
mais cela donne une indication sur la mentalité des tenants d'un tel discours,
surtout lorsqu'il est répétitif. En général, lorsqu'on voue un culte excessif
au passé, c'est soit parce qu'on est l'orphelin inconsolable d'un supposé
paradis perdu, soit parce que les temps présents sont frustrants et que les
lendemains font peur ou paraissent compromis. Entretenir un devoir de mémoire
scrupuleux est, certes, un exercice noble et le contraire du reniement, sauf si
l'on s'en sert comme un cache-misère ou si cela dispense de regarder droit
devant soi et d'aller de l'avant. Dans notre pays, par exemple, on n'arrête pas
de commémorer à longueur d'années les anniversaires de la naissance et de la
disparition de nos personnages illustres mais on oublie malheureusement de
promouvoir les conditions favorables pour aider à l'apparition des jeunes
élites, notamment aux différents postes de responsabilité.
Un passé même grandiose, lorsqu'il n'engendre pas un
présent fertile, est une sorte de miroir où se reflètent d'abord les défaites
et les cicatrices d'aujourd'hui. En réalité, la convocation du passé n'est
fructueuse que si c'est une occasion pour établir un bilan sans complaisance de
soi-même et de ses actes et faire son examen de conscience, ensuite utiliser
cette immersion dans la mémoire comme un tremplin pour fabriquer de l'avenir.
Mais attention aux sacralisations béates des «ancêtres» ou à leur récupération
sans vergogne et avec des arrière-pensées ! «Oui messieurs, nous aussi, nous
avons le culte du passé.(...). Nous en avons pris la
flamme. Vous n'en avez gardé que la cendre», écrivait l'homme politique
français Jean Jaurès.