Un ami qui habite New York, métropole cosmopolite par excellence,
m'a rapporté la scène qui suit, en précisant qu'elle a fortement marqué son
esprit et suscité son propre examen de conscience : à chaque fois qu'il faisait
beau, à l'heure de la pause déjeuner, un homme d'origine indienne, cadre dans
une banque internationale, descendait de son bureau perché en haut d'un de ces
buildings qui dominent le quartier d'affaires de Wall Street, pour aller
s'asseoir en position du lotus sur la pelouse d'un parc situé à proximité, puis
restait immobile, les yeux fermés, pendant un laps de temps assez long, plongé
dans une intense méditation inspirée par sa foi bouddhique, sourd aux bruits et
à la fureur de la ville qui l'entourait. Cette façon de s'affranchir
du poids des jours, de s'inscrire momentanément aux abonnés absents, de se
mettre provisoirement en congé du monde, bref, de fermer les yeux comme on
baisse le rideau, pour remettre son sort entre des mains bienveillantes, est
aussi le propre de la prière et de la méditation en islam (ainsi que dans les
autres religions monothéistes).
Chaque
chercheur de sens, quand il emprunte un chemin de vérité, est accompagné par le
silence et la sobriété et il se déleste de cette «insupportable légèreté de
l'être» dont parle dans un de ses livres un écrivain célèbre. On aperçoit
parfois au fond d'une mosquée un homme au visage grave qui lit le Coran jusqu'à
ce que ses yeux se ferment de fatigue et de reconnaissance. Il connaît
peut-être un secret que nous ne connaissons pas. Il a renoncé progressivement à
toutes ces choses dérisoires qui encombrent une vie. Il a construit sa maison à
côté d'une source et s'est constitué au plus profond de lui-même un socle plus
solide que l'acier et plus précieux que l'or. Lorsqu'on lui demande pourquoi
les hommes ferment les yeux, il dit que fermer les yeux, ce n'est pas forcément
faire comme si l'on avait pas vu, ou bien sceller une porte ou avoir peur de
l'avenir; fermer les yeux, c'est aussi faire confiance, c'est regarder avec les
yeux de l'intuition et du cœur, c'est voir de l'intérieur. «Si l'homme parfois
ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui
vaut d'être regardé», écrivait le poète et prix Nobel de littérature René Char.