Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le premier Salon des sciences sociales à Oran : un évènement exceptionnel

par Mohamed Mebtoul*

En réunissant dans un même espace universitaire plus de 130 intervenants de régions et de pays différents, dans les dix disciplines composant les sciences sociales pendant trois jours, il s'agit de relativiser les frontières entre les différentes spécialités, de questionner les vérités uniques émises par et au sein des territoires disciplinaires donnés.

Le mot de rencontre, évoqué par Frantz Fanon, signifie au sens noble du terme, la possibilité de s'ouvrir au métissage disciplinaire et générationnel, de redonner du sens à la confrontation scientifique plurielle. Elle est porteuse d'une richesse cognitive exceptionnelle, pouvant faire émerger de la fraicheur intellectuelle, ce nouveau souffle qui jaillit des débats contradictoires entre les chercheurs de spécialités différentes et le public.

Ce premier Salon des sciences sociales représente un défi majeur relevé par un nombre important d'universitaires. Ils ont répondu favorablement à cette première initiative, en souhaitant contribuer activement à la réussite de ce forum des sciences sociales. Celles-ci ont la capacité de produire de la lumière pour éclairer des réalités sociales profondément sous-analysées, opaques, ou appréhendées dans leur immédiateté et leur évidence.

Elles nous permettent de rompre avec des certitudes ou des affirmations générales, sans preuves, en ignorant les logiques et les pratiques sociales complexes des différentes populations. Loin d'être la cerise sur le gâteau, les sciences sociales sont prioritaires et vitales pour la compréhension du dedans de notre société, permettant de situer avec rigueur et humilité intellectuelle ses multiples enjeux sociaux, économiques, politiques et culturels.

Pour un dépassement de l'enfermement disciplinaire

Nous sommes, faut-il le rappeler, en possession d'un immense patrimoine immatériel qui est celui des sciences sociales dans le monde. Elles contribuent quelles que soient les différences d'appréhension à rendre plus intelligibles les phénomènes à la fois sociaux, économiques, culturels et politiques. La rigueur et la crédibilité de nos savoirs, loin d'être absolus et déterministes, résultent d'un raisonnement plausible et parcellaire (Becker, 2020).           

Le terme de bricolage inventif nous semble pertinent pour caractériser les différents cheminements empruntés par les chercheurs en sciences sociales. Les variables et les données sont trop multiples pour accéder profondément à une maîtrise totale d'un phénomène donné. Autrement dit, l'enfermement disciplinaire ne semble pas permettre de rendre compte de sa complexité, ne faisant que renforcer son propre territoire, et donc son propre régime de vérité (Foucault, 1990). Il s'interdit toute confrontation de regards des chercheurs venant d'horizons scientifiques diversifiés. Il efface les remises en question et les critiques nécessaires et constructives dans tout travail scientifique.

Dans les sciences sociales, il semble difficile d'adopter une position confortable, sûre d'elle-même, oubliant que le grain de folie au cœur de la recherche est moins la certitude que le doute, le questionnement permanent, quand on observe la complexité de la vie sociale qui est un processus où l'inédit, les incertitudes, les opacités, les logiques sociales des uns et des autres peuvent difficilement être encastrées dans des théories déterministes.

Le sociologue américain Wright Mills évoque à juste raison « l'imagination sociologique » qui permet d'impulser de la création, d'ouvrir de nouvelles pistes de réflexion, de s'inscrire dans la réfutation scientifique pour reprendre l'idée forte de Poppers, philosophe autrichien. Les sciences sociales peuvent difficilement concilier la compréhension fine d'un fait social donné en situant ses multiples enjeux, et la nécessité de se transformer dans la précipitation et l'urgence en « technicien » d'un bureau d'étude. Celui-ci doit rapidement se limiter à envisager des normes et des prescriptions sous tutelle, incompatibles avec la complexité et la diversité de la société et le statut du chercheur. Celui-ci est porteur d'une crédibilité scientifique qu'il ne peut « marchander » dans une logique volontariste aveugle, en s'engageant au contraire à produire ses propres référents scientifiques dans un langage clair et reconnu par ses collègues et le public qui ont le droit de savoir ce que nous produisons dans nos laboratoires de recherche.

Faire émerger le gisement socio-affectif et cognitif ancré dans la société

La sociologie spontanée ou « portative » pour reprendre le mot de Claude Javeau (1998), met en scène une société chosifiée, étiquetée à une cruche vide qu'il suffit mécaniquement de remplir de «connaissances» et d'attitudes, oubliant tout le gisement socio-affectif et cognitif émanant profondément de la société.

Ce sont les chercheurs eux-mêmes qui prendront en main leur destinée scientifique, en s'engageant activement dans et pour la société, de façon autonome, sans être prisonniers d'une multitude de règles administratives qui ne font qu'alourdir le processus de recherche.

Le discours de la plainte continuelle et répétitive sur le médiocre statut des sciences sociales dans notre société ne semble pas performant s'il n'est pas suivi par une volonté d'imaginer des perspectives, d'ouvrir des portes fermées jusque-là, en discutant avec les collègues des sciences sociales et celles du vivant, d'envisager des possibilités de collaboration horizontales, de mutualiser la recherche, de construire de façon offensive ses différents réseaux scientifiques nationaux et internationaux. C'est en tout cas ce que nous avons tenté modestement de réaliser au sein de l'unité de recherche en sciences sociales et santé (GRAS-Université Oran 2) pendant plus de 30 ans.

Faisons le triste constat que l'accommodement, l'indifférence, la routinisation représentent une « grammaire » antinomique avec celle qui consiste à prendre des risques pédagogiques et scientifiques qui sont impératifs pour objectiver et questionner en permanence les recherches antérieures menées par nos collègues qui ont laissé derrière eux des traces scientifiques importantes. Le patrimoine des sciences sociales en Algérie est progressivement voué à une mort lente qui se traduit par l'absence de toute accumulation scientifique.

L'amnésie, l'ignorance, le silence et le conformisme montrent bien que nous sommes loin de la reconnaissance scientifique de nos pairs qui nous ont montré toutes les merveilleuses possibilités que recèlent les sciences sociales. Si des îlots de recherche ont pu tout de même émerger, ils représentent l'exception dans un contexte dominé fortement par la léthargie et l'apathie intellectuelle peu propices, reconnaissons-le, pour comprendre du dedans les différents pans de la société. L'un des objectifs du premier Salon des sciences sociales (19-21 novembre 2022, au campus Mourad Salim, ex-IGMO) est précisément d'ouvrir des champs du possible en faisant aimer nos disciplines, en captant des vocations qui permettront aux jeunes lycéens d'apprécier à leur juste valeur les sciences sociales, pour en terminer avec cette sentence répétée : « Ils nous ont jetés en sociologie ».

*Sociologue