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Les services
marchands peuvent remplacer les services non marchands de la famille, cependant
ils ne le pourront pas pour tous. Au bas de l'échelle sociale, ceux qui offrent
des services aux personnes ne pourront pas acheter ces mêmes services quand ils
en auront besoin s'ils ne peuvent compter sur leur famille. Le marché
n'intègrera pas tout le monde et ceux qu'il intègrera le seront de manière
différente. Il se peut qu'en fin de course, certains auront perdu famille et
n'auront pu obtenir du marché les services qu'elle procurait. Dans ce texte,
nous allons essayer de visualiser cela à commencer par l'exemple des fêtes de
famille (mariages, etc.).
Aujourd'hui nous louons des salles et les services de traiteurs pour faire nos fêtes. Nous commençons à distinguer les salles qui sont bien situées, suffisamment grandes et bien aménagées pour accueillir les invités et leurs véhicules. Nous distinguons aussi les traiteurs qui feront les plats des convives, le service de leur personnel. Dans le passé les fêtes familiales qui avaient lieu dans le village ou le douar mobilisaient la main-d'œuvre de la famille, elles utilisaient l'espace du village. Cette tradition se perpétua même après que les collectifs furent défaits, jusqu'à ce que la famille restreinte ne peut plus mobiliser les services de la famille élargie. Comme pour la construction où l'on s'entraidait pour construire la maison du nouveau ménage (touiza). Nous sommes passés de la coopération et de l'entraide de la famille élargie, du village, de leurs services non marchands à des services marchands. Du don et du contre-don différé à l'échange, au don et contre-don immédiat. La famille élargie n'avait plus la maîtrise de son espace social, de son temps. Les rapports entre les individus et les familles avaient changé, la tradition de la coopération fut abandonnée. On pouvait désormais rétribuer la contribution de chacun sur-le-champ, on pouvait même acheter les services d'une entreprise étrangère. Le pouvoir d'acheter distinguait désormais ceux qui pouvaient acheter les services de nombreuses personnes de ceux qui ne le pouvaient pas. Les riches mettaient comme un point d'honneur à se distinguer des pauvres, les pauvres ne voulaient plus prêter aux riches. Des services non marchands persistaient là où la famille élargie pouvait encore mobiliser des ressources, quand des équipes de jeunes étaient disposées à coopérer. Des services marchands pouvaient être montés par des familles, naissaient alors des entreprises familiales. Mais ce n'est pas leur esprit qui gagnera la société, ces entreprises finiront souvent par être déclassées par des entreprises non familiales. L'intégration au marché préfèrera le rapport de subordination, la hiérarchie, à la coopération familiale. Rares sont celles qui pourront se développer, inutiles d'imaginer qu'elles puissent former des «dynasties familiales» qui conquerraient le monde. Les nouvelles entreprises préfèreront disloquer le rapport familial, recourir au salariat, la main-d'œuvre de qualité et de faible coût ne faisant pas défaut. Les patrons préfèreront le rapport hiérarchique de subordination du salariat à la coopétition (compétition-coopération) des rapports familiaux. Ainsi nous passerons d'un collectif construit sur la base d'un esprit de corps à un autre construit sur la base d'un rapport hiérarchique. On ne mesure pas suffisamment ce que cette transition à fait perdre à la compétitivité de l'entreprise, ou quand celle-ci pouvait être grande, combien elle pouvait contenir d'exploitation. Entre la coopétition des leurs et leur exploitation, beaucoup de riches ont choisi la dernière voie. Ils voulaient la coopération avantageuse des leurs, mais pas leur compétition. Ils ne voyaient pas qu'une telle politique portait atteinte à la compétitivité de la famille. La perte de confiance dans le collectif (en grande partie dû à son impuissance dans le contexte qui lui était imposé) fera préférer aux employeurs le rapport de subordination du salariat au rapport de coopétition de l'associé familial. Le propriétaire colon, l'expropriation coloniale, l'entreprise étrangère, le modèle militaire et l'État employeur étaient passés par là. Une mentalité nouvelle avait gagné la société. La transformation se passe aussi dans le couple: les services non marchands de la femme sont dépréciés. Les filles ne veulent pas connaître le sort de leur mère. Elles étudieront pour pouvoir vendre et acheter des services marchands. Elles travailleront hors de la maison et à la maison pour avoir de la reconnaissance sociale et du pouvoir d'acheter. Elles préfèreront le salaire à la «coopération» familiale qui leur dénie le droit à la compétition. La place de la femme dans la famille étant donnée, mais inacceptable, la femme désertera sa famille. Elle espèrera gagner une autre place dans une autre famille. Nous avons déjà soutenu que c'est la relation d'asymétrie et ce qui en découle qui sont le problème dans la relation personnelle et non la relation personnelle en elle-même. La relation impersonnelle autorise un plus facile établissement de la relation de subordination. Quand la relation d'asymétrie conduit à une relation de domination qui est mal payée en retour, elle se distend. Dans les sociétés riches, les riches peuvent payer en retour cette relation de domination par une consommation de bon niveau. Dans les sociétés pauvres, le désir d'enrichissement illimité conduit à la surexploitation. Ce que nous Algériens surexploitons pour le moment, c'est la nature en même temps que nous laissons s'installer, sans en avoir la pleine conscience, le rapport de subordination des pauvres aux riches dans notre société. Le rapport d'exploitation va vouloir se déplacer du non-humain à l'humain lorsqu'il aura épuisé les ressources naturelles, mais il va rencontrer un mur. La société algérienne a fui depuis l'indépendance l'exploitation de l'homme par l'homme, elle s'est refusée à l'entreprise privée synonyme d'exploitation bientôt. Si nous n'y prenons pas garde, si nous ne comprenons pas que le rapport de coopétition est supérieur au rapport de subordination dans un monde qui prohibe désormais le droit du riche à disposer de la vie du pauvre, une nouvelle guerre civile ou une émigration de masse se préparent. Il nous faut apprendre la coopétition. La société a tout autant besoin de la compétition que de la coopération et quel meilleur cadre que la famille pour leur maîtrise et leur apprentissage ? Asymétrie d'information et (in)subordination Il faut rétablir la valeur du rapport non marchand. Rapports marchands et rapports marchands ne doivent pas être exclusifs. Les premiers ne peuvent se substituer entièrement aux seconds. Les familiers ne doivent pas être transformés en étrangers ou en serviteurs, qu'ils soient payés en nature ou en monnaie sonnante et trébuchante. Il y a des gens avec qui dans nos échanges nous pouvons être quittes, d'autres avec qui nous ne le pouvons pas. Les dettes reconnues qui circulent font la société, l'humanité. La nature et des personnes (nos parents) nous donnent plus que nous ne pouvons leur rendre. Ce que nous ne pouvons pas rendre à nos parents nous le donnons à nos enfants. Nous entretenons ainsi la famille et l'espèce. Ce que nous rendons à la nature reviendra à nos enfants et notre espèce. Nous vivons tous sur la même planète, tous dans certains pays, dans certaines familles. À longue échéance, nous ne pouvons plus être quittes avec qui que soit, nous partageons tous quelque chose avec tout le monde. Une question d'échelle et de temps. Les disputes autour de ce que nous partageons nous séparent et occasionnent nos tragédies. Parce que nous prenons à la nature plus que nous lui donnons, parce que nous rendons à nos enfants moins que nous n'avons reçu de nos parents, nous désapprenons à rendre et à donner. Les enfants que nous avons habitués à recevoir plus qu'à donner seront bien démunis face aux effets des surexploitations que nous avons causées. On avait coutume de dire que le couple était deux (corps) qui devait former un (cœur). Deux en un, mais malheureusement la boucle s'est rompue : un ne fera pas deux pour que deux puisse refaire un. Il s'ensuit une dictature de l'un. Nos disputes quant aux ressources du monde, nous font dévaluer le travail non marchand du travail domestique de l'épouse, alors que nous devrions la chérir pour ce qu'elle nous donne et que nous ne lui rendons pas. Mais au-delà des services marchands et non marchands, le couple un, signifie que dans leur relation, l'asymétrie d'information ne doit pas rompre l'unité du couple, ne doit pas faire en sorte que chacun ne peut compter finalement que pour soi. L'asymétrie détruit le collectif, fabrique de l'individualisme. Dans la société individualiste, où l'individu est considéré comme noyau irréductible, où un point de vue doit s'imposer à l'autre, l'unité n'est pas présupposée et elle ne peut être réalisée. Il y a un individu responsable, pas de responsabilité collective. Or l'unité suppose une responsabilité collective, des existences responsables. Dans la société où le collectif prime sur l'individu, l'asymétrie est fonctionnelle, elle n'exclut pas la compréhension mutuelle bien qu'elle ne puisse pas être complète. La confiance que confère l'expérience pallie à cette insuffisance. Un bon chef est celui en qui, ne pouvant pas tout partager, est celui à qui on donne du temps. La «trahison des élites» est l'arbre qui cache la forêt de la défiance sociale. À la base de cette défiance, la transformation des asymétries de pouvoir et d'information (entre parents et enfants, frères et sœurs, époux et épouse) en subordination et insubordination. Dans nos familles traditionnelles qui associaient le travail de la terre et du commerce sous le colonialisme, l'aîné de la famille héritait de la position dominante du père, mais pas de ses biens. Il acquit sa position dominante du fait qu'il fut le premier à être associé par son père. L'aîné profitant de sa position dominante avait souvent en charge l'activité la plus gratifiante et la plus lucrative. Il était placé à la suite de son père au sommet de la division du travail de l'économie domestique, ses frères et sœurs lui épargnant l'activité qu'ils pouvaient prendre en charge au fil du temps. Il n'avait pas besoin de garder les vaches ou les moutons ni de tenir le jardin. Il représentait la famille avec le père et après lui. Il profitait de la collaboration de ses frères, avec lesquels il « partageait » les coûts mais s'abstenait de partager ses profits. Au lieu de développer l'entreprise familiale en associant ses frères, comme en investissant dans l'activité de ses frères, il se laissa aller à les maintenir dans leur condition, se préoccupant de ses biens privés. Il privilégia l'éducation de ses enfants sur ceux de ses frères, il associait ses enfants dans ses activités, mais pas ceux de ses frères qu'il traita comme dépendants. Lors du partage de l'héritage, il ne compta pas les services non marchands rendus par ses frères et ne partagea pas ses gains marchands. La propriété privée coloniale l'y aida qui lui permit de mettre sous son nom ses acquisitions qu'il n'aurait pu acquérir sans le soutien de l'économie domestique de ses frères. L'asymétrie de position qu'avait conférée l'âge à l'aîné ne fut pas mise au profit de la famille élargie, mais à son seul profit personnel avec l'aide de la nouvelle propriété privée exclusive. Lorsqu'il avait acheté des terres ou des immeubles, elles devenaient sa propriété privée et non celle de la propriété indivise. L'entreprise familiale qui associait fellahs pour la subsistance, fonctionnaires pour le pouvoir administratif et commerçants pour le pouvoir monétaire finit par céder sous les pressions. La division familiale du travail ne progressa pas, elle rompit. Il ne resta bientôt rien de la grande famille, les autres familles n'avaient plus rien à lui envier. L'aîné avait cru que la propriété privée l'enrichirait, elle disloqua la famille et ses forces d'accumulation. Il avait ignoré le secret de l'accumulation : la progression de la division du travail. Ses frères lui avaient épargné les tâches de l'économie domestique pour lui permettre d'investir dans de nouvelles activités. Il avait investi dans des biens privés et non dans la division sociale du travail qui lui avait permis de progresser. Il n'avait pas su ou voulu améliorer la division du travail familial ni améliorer la position de chacun. Le sort aidant, bientôt il ne pourra plus investir et faire face à la compétition sociale. L'État postcolonial étêta la propriété privée à l'indépendance, mais ne défendit pas la propriété collective. Il « désencastra » l'économie de la société. Il créa son économie publique comptant sur la subordination de la société et la dislocation de la famille élargie. Il entérina la propriété privée, la recherche de biens privés. Les familles désertèrent la propriété collective. Jusqu'à ce jour nous entretenons un rapport confus avec la propriété privée et nous ne réhabilitons pas la propriété collective. Propriété collective et subordination autoritaire du travail ne peuvent pas coexister. Dans les rapports de production, la subordination a pris le pas sur la coopération, la compétition sur la coopétition. Nous avons cru que le marché et l'État nous libèreraient de la subordination, ils nous ont conduits à une subordination plus redoutable parce que nous sommes devenus les subordonnés d'entreprises sur lesquelles nous n'avons aucune prise. La première asymétrie conjugale se conjugua avec celle entre frères et sœurs. Les femmes refusèrent d'investir dans un champ qui leur était interdit, elles contribuèrent à défaire la propriété collective au travers de leurs enfants. Plus tard, leurs filles déserteront l'économie domestique qui leur réserve un mauvais sort. Les frères et sœurs n'apprirent pas à coopérer, mais à se disputer les faveurs des parents puis à s'éloigner de l'économie familiale. Le couple dans le marché Il y a une situation où le marché ne laisse plus à la famille qu'une existence factice. C'est celle des couples de cadres. Le couple sans enfants peut ne plus partager de travail, que de simples tâches ménagères qui peuvent être confiées à d'autres personnes salariées ou auxquelles peuvent être substitués des services publics et marchands. L'interdépendance et la complémentarité y sont réduites au minimum et peuvent être nulles. Le marché dissout alors l'économie domestique. Pour les femmes de ces couples, dans nos sociétés, le mariage est une protection contre l'insécurité sociale. Protection que procure le mari et que pourront procurer ensuite les enfants. Dans les sociétés riches, où la protection des femmes et des enfants est grande, les accouplements n'ont plus besoin d'un lieu de résidence commun. L' «autonomie individuelle», la dépendance au marché et aux institutions publiques y sont complètes. L'économie domestique a disparu, les services marchands et publics ayant pris la place de ceux domestiques. Les enfants peuvent y apparaitre comme une charge inutile, lorsqu'ils n'ont pas de quoi hériter et lorsque la fonction de reproduction sociale ne paraît plus justifiée par l'économie domestique. L'économie domestique est justifiée par l'interdépendance et la complémentarité, lorsque celles-ci cessent, l'association conjugale manque de fondement. Interdépendance et complémentarité entre parents et enfants, et entre conjoints. Dans nos sociétés, lorsque l'échange de la protection maritale contre les services ménagers n'est plus justifié (par l'âge de la femme, et des enfants devenus adultes), lorsqu'il n'y a plus de travail partagé, lorsque la femme peut se soustraire à l'exploitation du travail domestique, le couple rompt. Dans les sociétés scandinaves, où le travail domestique est partagé, où la fonction de reproduction sociale est individuellement et collectivement assumée, le couple réussit son intégration au marché, il loge dans le marché, il ne se dissout pas. Les enfants ne sont pas une charge sur les femmes seules, ils y sont comme la joie de la vie. Le travail n'y est pas toute la vie, l'argent n'y achète pas tout le travail. L'économie ne s'est pas « désencastrée» de la société, les asymétries de pouvoir et d'information ne sont pas transformées en rapport de domination, mais servent des rapports de coopération. En guise de conclusion : Dans la société de classes où sont séparées économie, politique et société, la délibération économique n'est pas le fait de la société, mais d'une minorité. Le politique a beau prétendre avoir le pouvoir de contraindre l'économique, celui-ci ne se soumet que s'il y consent. La société de classes ne peut pas être une démocratie économique où le marché est aussi le fait d'une délibération sociale et politique. Une société de classes ne s'improvise pas en quelques décennies. Nos sociétés n'arrêteront pas d'avorter ce genre de sociétés dont elles s'efforcent d'enfanter contre vents et marées. Il faudrait au contraire rétablir des collectivités locales dont les délibérations pourraient présider aux développements de la différenciation sociale et du marché. Elles établiraient une souveraineté relative des collectivités sur leurs marchés. Ce n'est pas l'individu qui est premier comme dans les sociétés de classes occidentales, mais le collectif. Le marché n'est pas aveugle, il a les yeux de ses parties prenantes qui ont dissocié le court, le moyen et le long terme, le politique, l'économique et le social, qui ont opposé le producteur et le consommateur. Il n'y a pas d'un côté le marché, de deux autres l'État et la société, mais une seule réalité avec une société formant État et formant économie pour coordonner son activité. Dans un monde concurrentiel différencié, les asymétries de pouvoir et d'information font partie de son fonctionnement. Les asymétries de pouvoir doivent être au service de la progression de la division sociale du travail. Les asymétries d'information et de pouvoir doivent produire de la coopération, non de l'exploitation et de l'exclusion, pour être soutenues par la confiance sociale, être efficaces et légitimes. *Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia. |
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