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Retracer
l'histoire des ultimes vicissitudes de la guerre d'Algérie dans la multiplicité
de leurs aspects, tel est le défi que relève Malika Rahal
dans son dernier livre « Algérie 1962 » (éditions La Découverte). Elle y livre
un récit dense, complexe où s'enchevêtrent les dimensions sociologique,
psychologique et révolutionnaire. Elle révèle notamment comment la population
algérienne, ses démunis, ses femmes, ses illettrés, a vécu ce laps de temps,
avec ses heurs et ses malheurs, ses hauts et ses bas, ses joies et ses drames.
C'est parce que l'année 1962, qui clôt la période coloniale et qui en inaugure
une autre, féconde en possibles contrastés, est vue d'une manière particulière
que nous sommes allé à la rencontre de cette historienne de l'Algérie dont le
singulier propos retient l'attention. Entretien. Omar Merzoug: Après votre
biographie « Ali Boumendjel, une affaire française,
une histoire algérienne » (Belles-Lettres, 2010), suivie de « L'Udma et les Udmistes » (Barzakh éditions, 2017), vous publiez, aux éditions La
Découverte, «Algérie 1962 », une histoire de l'année 1962 que vous qualifiez de
« populaire », qu'est-ce qu'une «histoire populaire »?
Malika Rahal : Depuis Antonio Gramsci, les historiens savent qu'il est plus difficile de connaître les expériences des personnes modestes que celles des puissants ou des élites. On sait aussi qu'en situation coloniale, il est très difficile de connaître les expériences de la population soumise à l'hégémonie coloniale-ici, les expériences des Algériens, car elles laissent moins de traces écrites. Or, ce qui me frappait concernant 1962-le moment de l'effondrement de la colonisation en Algérie-est qu'on continuait de mieux connaître les expériences de l'ancienne population coloniale que celles des Algériens. J'ai donc entrepris d'écrire une histoire populaire de cette année 1962. Il s'agit d'une histoire qui s'éloigne de l'histoire politique ou militaire pour s'intéresser aux expériences vécues par les personnes, à leurs souvenirs et à leurs récits. O.M. : Comment votre livre a-t-il été conçu ? Sur quels matériaux avez-vous travaillé concrètement? Quels ont été vos méthodes et vos procédés d'autant que sur un sujet aussi vaste, vous avez sûrement dû faire des choix? M.R. : J'ai essayé de faire feu de tout bois. D'abord j'ai utilisé des entretiens que j'avais réalisés pour d'autres enquêtes. Interviewés au fil des années, ces témoins m'ont, les premiers, fait ressentir que 1962 était un moment exceptionnel dans leur vie, une année à nulle autre pareille. Puis j'ai essayé de lire autant d'autobiographies et de livres de souvenirs que j'ai pu trouver, en arabe et en français. La majorité de ceux qui sont publiés en Algérie ont été écrits par d'anciens moudjahidine et d'anciennes moudjahidate. Mais on trouve de plus en plus de mémoires de personnes plus jeunes. Souvent dans ces livres, 1962 est la fin de leur récit, moins détaillé que ce qui concerne la guerre. Pourtant, l'accumulation des récits qu'ils donnent de cette période est très informative. On découvre par exemple comment les combattants de l'ALN ont été démobilisés, alors que l'ALN inventait les documents de démobilisation ; on perçoit leur malaise au moment de changer de vêtement pour « se déguiser » en civil, de se regarder dans un miroir pour la première fois depuis des années. J'ai aussi utilisé les nombreux témoignages réalisés dans la presse, par exemple une série de portraits réalisés par El Watan en 2012, au moment du cinquantenaire. On découvrait par exemple le récit Jeanine Belkhodja, médecin envoyée par le GPRA pour gagner la Zone autonome d'Alger dès le début de l'année 1962 : elle a alors contribué au développement d'un système de santé algérien. Bien sûr il a fallu faire des choix parmi tous ces parcours passionnants, mais aussi laisser de côté certains thèmes qui seront, je l'espère, traités par d'autres historiens. Ainsi, je consacre un chapitre à l'autogestion agricole, notamment dans la Mitidja (on suit par exemple l'agronome René Dumont ou la sociologue Claudine Chaulet dans leurs efforts pour connaître ce qui déroule dans les campagnes à partir du départ des propriétaires français). En revanche, l'autogestion industrielle, qui aurait été aussi passionnante, demeure encore un angle mort. O.M. : En focalisant votre regard sur l'année 62, vous vous heurtez d'emblée au problème, si fondamental en histoire, de la périodisation : « Ce livre délimite une tranche de temps quelque peu arbitraire » écrivez-vous. Comment traitez-vous cet « arbitraire » ? M.R. : J'assume d'étudier une année calendaire, du 1er janvier 1962 au 31 décembre 1962 : l'année est marquée par la fin de la guerre et les négociations qui aboutissent au cessez-le-feu du 19 mars 1962. Elle est marquée aussi par la période transitoire et la violence de l'OAS qui meurtrit les principales villes du pays. Vient ensuite l'indépendance de juillet (avec le référendum d'autodétermination, le 1er juillet, le transfert de souveraineté, le 3, et l'indépendance fêtée et officielle, le 5) et la crise à l'intérieur du FLN durant l'été. Enfin, à partir de septembre, c'est la mise en place des institutions de l'Algérie indépendante, l'élection à l'Assemblée constituante, la proclamation de la République algérienne démocratique et sociale. Mais dans le même temps, il est intéressant de réfléchir à un « long 1962 », marqué par l'effervescence populaire et l'ouverture des possibles. De ce point de vue, le renversement que constitue 1962, avec la ferveur, l'enthousiasme et la présence des Algériens en foule dans l'espace public commence avant le 1er janvier 1962. Il débute avec les manifestations de décembre 1960 et, durant toute l'année 1961, l'on a des témoignages de Français d'Algérie rendus inquiets par cette présence souvent sonore (avec les youyous, les slogans, les chants) qu'ils jugent menaçante. On peut aussi réfléchir à quand s'arrête cette séquence de l'enthousiasme et de la ferveur : il me semble qu'on peut au moins la faire courir jusqu'en mars 1963, lorsque les décrets de mars organisent la propriété des biens vacants et que la loi sur la nationalité définit plus précisément qui sera légalement Algérien. On a alors une dernière séquence de la révolution algérienne qui va de décembre 1960 au moins jusqu'en mars 1963. O.M. : Quels sont, de votre point de vue, les événements les plus marquants ou les plus significatifs qui ont scandé cette année 1962 ? M.R.: Je suis frappée du nombre d'événements et de phénomènes de cette année qui sont mal connus aujourd'hui. Avant d'écrire ce livre, je ne savais rien du retour des réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc (ils étaient plus de 300 000 à la fin de la guerre) : ils sont rapatriés en quelques semaines dans une opération internationale qui implique le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l'ONU, la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, le GPRA, l'ALN, les autorités provisoires algériennes ainsi que les autorités françaises, marocaines et tunisiennes. On connaît aussi très mal les expériences d'un quart de la population algérienne qui vivait dans des camps de concentration de population : à partir du cessez-le-feu, leurs occupants pouvaient quitter les camps. Certains l'ont fait pour retourner dans leurs villages ; d'autres ont préféré rester plutôt que d'affronter des villages détruits et des champs saccagés par la guerre ; d'autres enfin ont quitté pour s'installer en ville. Parfois les camps ont été immédiatement réoccupés par des réfugiés qui n'avaient nulle part où aller. Sans doute l'un des phénomènes les plus troublants est-il la résistance algérienne à la violence de l'OAS, l'auto-organisation des quartiers face à cette violence et la mise en place d'un système de santé pour soigner les blessés des attentats. Mais il faut aussi parler des festivités qui commencent avec le cessez-le-feu, trouvent leur apothéose en juillet et se poursuivent sans doute jusqu'à l'automne ; dire aussi qu'elles étaient entremêlées de deuil, de peines, de commémoration de tous les martyrs morts durant la guerre, chacun vivant des émotions parfois contradictoires. Il faut parler de la recherche des corps des disparus, de l'organisation de la rentrée 1962. Bref, l'année est une profusion d'événements et de dynamiques d'une richesse inouïe. O.M.: Si l'on vous comprend bien, votre souci dans votre ouvrage est d'entendre et de faire entendre la voix des « sans voix », des démunis, des femmes, des illettrés, « afin, écrivez-vous, d'approcher la façon dont ils et elles ont vécu l'avènement de l'indépendance », qu'est-ce que ces minorités ont à nous dire sur leur vécu ? Ou pour le dire autrement, en quoi le discours de ces minorités sur l'indépendance tranche-t-il sur le discours des autres catégories sociales, les hommes politiques, les militaires, et même les Européens d'Algérie? M.R. : Ce que les historiens connaissaient le mieux jusqu'ici était double : côté algérien, depuis les travaux récents de l'historien Amar Mohand Amer, qui suivent ceux de Mohammed Harbi et de Benjamin Stora, l'on connaît surtout la crise politique de 1962 qui divise le FLN, qui donne de 1962 l'image d'un mauvais départ ; côté français, l'on connaît maintenant très bien l'expérience douloureuse des pieds-noirs qui ont quitté l'Algérie en 1962, ainsi que celles de certains harkis qui ont également gagné la France. Dans les deux cas, l'on a donc une histoire tragique, un récit de la déploration de 1962. Or, on oublie sans doute que 1962 est une histoire de fin de guerre et, pour beaucoup d'Algériens, l'histoire d'une grande victoire et d'une grande joie. Malgré les deuils, les contradictions, les doutes et les inquiétudes, c'est un moment inoubliable et heureux pour bien des témoins. O.M. : La focalisation de votre intérêt sur l'année 62 change-t-elle l'interprétation générale de l'histoire algérienne entre 1954 et 1962, et si oui, en quoi ? M.R. : Cette focalisation sur 1962 dessine des sujets que l'on pourra plus tard traiter dans la continuité. Si l'on prend par exemple la question des camps de concentration, les considérer jusqu'au présent invite à regarder comment certains d'entre eux ont continué à être habités jusqu'à aujourd'hui, avec des problèmes de propriété qui ont encore une actualité et avec des revendications dans le présent. De la même façon, au moment où on s'interroge beaucoup sur l'entretien du bâti ou sur la façon dont on occupe l'espace public ou les parties communes des logements, c'est important de revenir sur la façon dont beaucoup d'Algériens ont occupé leurs logements en 1962. O.M. : L'année 1962, c'est aussi l'année où l'OAS, qui prétend parler au nom de la population européenne, des « petits blancs » intensifie son terrorisme, comment, dans la perspective qui est la vôtre, lisez-vous son action ? M.R. : L'OAS est créée au début de 1961 mais à partir du début de 1962, sa violence s'accroît. À mesure que le cessez-le-feu approche, le soutien dont elle bénéficie au sein de la population française d'Algérie se renforce. Les Français d'Algérie avaient vécu dans l'idée que l'Algérie était la France, et qu'ils y bénéficiaient d'une position inégale et privilégiée. Pour ceux d'entre eux qui n'étaient pas prêts à se convertir à une Algérie indépendante fondée sur l'égalité, l'indépendance qui approchait en 1962 apparaissait comme l'effondrement de leur monde et une perspective terrifiante. La terreur provoquée par cette fin du monde semble avoir nourri le soutien dont a bénéficié l'OAS dans les six premiers mois de l'année 1962. O.M. : On a beaucoup parlé des événements du 5 juillet 1962 notamment à Oran. « En apparence, l'événement « massacre du 5 juillet à Oran » ne fait aucun doute » écrivez-vous. Pourtant, vous en proposez une interprétation plus complexe alors que celle que l'on entend en France où l'événement est parvenu manifestement « tronqué » et a été traité généralement de façon unilatérale. M.R. : Oui, ce qui se déroule à Oran en 1962 est un cas unique en Algérie en 1962 et très mal connu. L'on entend souvent en France, dans plusieurs livres, articles et documentaires, la formule de « massacre oublié » du 5 juillet. Pourtant, s'il y a un oubli, il n'est pas à l'endroit du massacre des Européens le 5 juillet, souvent évoqué. Comme l'a déjà souligné l'historien Fouad Soufi, ce qu'on oublie est en fait ailleurs : l'on oublie d'abord que des Algériens aussi ont été tués le 5 juillet 1962 ; l'on oublie également que la violence à Oran ne commence pas le 5 juillet mais plus tôt dans l'année. En effet, il est clair à partir de janvier ou février 1962, qu'Oran fait exception en Algérie du fait du niveau de violence créé par l'OAS dans cette ville bastion de l'Algérie française. Les visiteurs dans la ville-par exemple le consul américain William Porter - sont en fait sidérés par le degré de la violence menée par l'OAS à l'encontre des quartiers algériens (bombardements, attentats à la bombe, snippers notamment). Mais en se focalisant sur une vision tronquée de ce qui se passe à Oran et réduite au 5 juillet, on nie la nature de l'événement. O. M.: En quoi l'année 1962 comporte-t-elle comme vous le dites, « une dimension révolutionnaire » ? M.R.: C'est une année qui mêle à la fois des bouleversements très profonds ? par exemple le bouleversement de la propriété privée sous l'effet du départ des Français d'Algérie, avec la création des biens vacants et l'autogestion ? et la présence du peuple sous la force de foule dans l'espace public : bien des jeunes de 1962 se souviennent d'avoir participé à des manifestations émeutières du début de l'année, puis aux festivités spectaculaires qui s'étalent de mars à juillet. Ce qui marque également le caractère révolutionnaire de 1962, c'est la transformation des corps (collectifs ou individuels) et leur dynamisation. Beaucoup de témoins de l'époque disent n'avoir pas dormi durant cette période, du fait de l'excitation (anxiété ou enthousiasme) nécessaire pour accomplir toutes les tâches de cette année de toutes les urgences. Les événements bouleversent bien des normes, même au sein des familles. Beaucoup de jeunes disent avoir vu danser des adultes pour la première fois de leur vie, avoir vu les hommes et les femmes (ou les différentes générations) se mêler, les avoir vus boire ensemble le café ou manger ensemble alors que cela ne se faisait pas auparavant. C'est l'ensemble de ces bouleversements qui fait de 1962 une révolution. O.M.: Si on devait faire un bilan, de tous les possibles dont cette année 62 était grosse pour les ex-colonisés, en est-il qui aient trouvé un commencement de réalisation ? M.R.: Bien sûr. Par définition, une ouverture des possibles comme celle de 1962 est toujours dans l'histoire suivie d'une phase de déception. C'est le cas après la Révolution française, après la Révolution russe par exemple, mais aussi après la fin de guerres qui bouleversent les sociétés. En Algérie, la création de l'État, la définition de la nationalité ou les mesures concernant les biens vacants visent le retour à l'ordre. Ils mettent fin à l'effervescence et à la ferveur des mois précédents et créent des frustrations parfois profondes. La mise en place du pouvoir d'Ahmed Ben Bella par exemple exclut ceux qui ont été ses adversaires durant la crise de l'été ; de même, la loi sur la nationalité sépare ceux qui sont Algériens et ceux qui ne le sont pas alors qu'en 1962, on avait l'impression que l'Algérie est le pays de tous ceux qui avaient lutté pour son indépendance. Comme tous les moments de ce type, il n'est donc pas étonnant qu'on parle de 1962 comme un moment qui n'a pas porté tous ses fruits, ou pas donné à chacun selon son dû. Pour autant, il ne faudrait pas oublier la réalité de certaines réalisations, vécues par ceux qui en ont été les acteurs comme des miracles. Ainsi par exemple, la réalisation de la rentrée scolaire au mois d'octobre 1962. L'éducation ouverte à tous avait été l'une des promesses de l'indépendance ; elle supposait un changement d'échelle délicat, l'éducation à l'époque française étant conçue pour une minorité. Mais la difficulté est encore accrue, en 1962, par le départ d'un nombre inattendu de Français. Durant l'année 1962, ce sont quelque 650 000 Français qui quittent l'Algérie, dépeuplant les postes de la fonction publique. Organiser la rentrée, dans un contexte encore violent et au milieu de tant d'autres urgences devient une gageure. L'on voit alors les appels au retour des enseignants français se multiplier, mais surtout, les formations accélérées se mettre en place. En octobre, s'achève par exemple une formation accélérée au cours de laquelle quelque cinq cents stagiaires ont été formés, hommes et femmes à parité dont la moitié est arabophone, pour tenter de mettre un enseignant dans chaque classe. Malgré les difficultés de l'éducation dans les années qui ont suivi, ce changement d'échelle du système éducatif, réalisé à partir de 1962, est ce qui a permis de former les générations éduquées après l'indépendance. |
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