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Où placer notre fierté ?

par Derguini Arezki*

Comment l'économie de marché peut-elle se développer dans les sociétés de subsistance qu'étaient les anciennes sociétés tribales ? Dans les sociétés féodales où le travail est séparé de la propriété, de ses moyens de subsistance, on a commandé au travail en échange de ces derniers.

Avec la société marchande, un marché du travail est apparu sans difficulté, l'échange entre propriétaires des moyens de subsistance et travailleurs, d'échange en nature est devenu échange en argent. Les classes de propriétaires et de travailleurs ont préexisté au marché. Le capitalisme n'a pas inventé l'exploitation de la force de travail. Si donc l'économie de marché peut se développer sans présupposer la division sociale de classes qui sépare le travailleur de la propriété de ses moyens de subsistance, comment se différencieront et se tiendront ce qui se vend et ce qui ne se vend pas ? C'est à cette question que la société algérienne aurait voulu répondre sans pourtant réussir à la poser clairement. Comment la production pour autrui, la spécialisation, qui fait dépendre notre subsistance de la production d'autrui, de la division du travail, peut-elle ménager l'unité du travail et de la propriété qui était le propre de la société sans classes/tribale/de subsistance ? Comment la société peut-elle rester souveraine sur ses moyens de subsistance avec la division du travail qu'elle met en œuvre quand ses individus ne le sont plus ? La propriété sur ses moyens passant désormais par leur spécialisation, leur division/multiplication et leur dispersion. On ne se posait pas la question comment passer d'une économie planifiée centralisée sortant de l'économie de subsistance à une économie planifiée décentralisée entrant dans une économie complexe. On opposait économie planifiée et économie de marché, l'une étant exclusive de l'autre, sans transition de l'une à l'autre. On parlait de rupture et de révolution. Que peuvent acheter, commander l'argent et le travail, en supposant que le travail et l'argent ne sont pas dans deux camps/classes opposé(e)s, mais dans le même camp et que ce que l'argent peut acheter est en vérité ce que le travail peut commander (A. Smith) ? Nous en arrivons alors à nous poser la question : que peut obtenir le travail d'une armée industrielle qui n'est pas motivée par la conquête de marchés extérieurs, mais par la fin du mois, par le pouvoir d'achat de son salaire et non de son travail, de sa production ? Boumediene n'avait pas de capitaines d'industrie, mais des fonctionnaires[1]. La planification centralisée ne pouvait pas accoucher d'une planification décentralisée ni la privatisation d'entrepreneurs, mais des rentiers.

Une autre opposition sans continuité est néfaste, désarmante. La thèse qui sépare l'économie (le commerce) de la guerre fait trop facilement de la consommation la fin de l'économie, alors qu'elle n'en est qu'une condition : la production doit se transformer en consommation et la consommation en production. Par contre, elle doit investir, autrement dit, consommer pour produire plus qu'elle ne consomme, pour préserver ses marchés et en conquérir de nouveaux. Que dire du cas de l'Iran interdit d'accès aux marchés occidentaux ? Commerce et guerre ne vont pas de pair ? La compétition quand elle se durcit se transforme en affrontement. On peut opposer le commerce à la guerre à condition de ne pas oublier que l'un est dans l'autre, qu'ils peuvent alterner. C'est au moment où l'on pense qu'ils vont se disjoindre, que l'un (commerce/compétition) risque de se transformer en son contraire (guerre/antagonisme). La compétition entre la Chine et les USA, l'Algérie et le Maroc va s'intensifier, mais elle coûtera plus qu'elle ne rapportera si elle se transforme en affrontement. Il faut craindre que la pente actuelle puisse être glissante, car la compétition y coûte plus qu'elle ne rapporte socialement. Il faut prendre garde à ce que l'on croit que la guerre puisse inverser le cours des choses. Il faut savoir aussi que les états qui sont dits de ni guerre, ni paix, sont aujourd'hui nombreux et cachent une compétition tendue qui n'en progresse pas moins. La guerre peut aujourd'hui prendre de nombreuses formes « pacifiques »[2].

De la société de classes à la société de marché

Au sortir de la société féodale, quand les hommes appartenaient à un maître ainsi que tous les moyens de subsistance, on peut dire que l'argent était en situation de pouvoir tout acheter : le travail, la terre et la production. Un maître pouvait alors disposer de la vie de son homme, la lui prendre. Il appartenait tout entier à son maître. Dans ces sociétés, la classe des guerriers disposait par la guerre de la vie des travailleurs paysans. À cette époque un captif de guerre pouvait être vendu comme esclave ou racheté par une rançon. Avec la société marchande, le travailleur ne disposant pas de ses moyens de subsistance devra vendre sa force de travail pour obtenir l'argent qui lui permettra d'acheter ses moyens de subsistance. Dans la société de classes européenne au contraire de la société tribale de subsistance, le travailleur est déjà séparé de ses moyens de subsistance. La société marchande ne changera pas son statut par rapport à la société féodale, elle améliorera son état.

C'est la raison fondamentale pour laquelle aujourd'hui les sociétés de classes devenues marchandes se plaisent à rejeter la peine de mort. La vie sociale n'est plus dans la guerre et le commerce des esclaves, mais dans le commerce des produits du travail. Dans l'État de droit de la société marchande basée sur le contrat et à l'opposé de la société féodale, nulle personne n'a plus le droit de disposer de la vie d'une autre. On passe d'un état de guerre proprement dite où c'est de la vie des hommes dont on dispose, à un état de guerre économique où c'est de leurs moyens de subsistance dont on joue. On ne prend plus brutalement la vie des individus, mais leur travail et son produit : douce violence, on tue à petit feu. Il n'est plus nécessaire de disposer de la vie d'autrui pour obtenir son obéissance, mais de ses moyens de subsistance pour obtenir son travail. On réussit à obtenir ce droit d'une société marchande qui dispose des moyens d'enfermer à vie ceux qui ne peuvent vivre légalement, mais pas toujours de ses individus. Ainsi des voleurs qui se transforment en meurtriers de leur victime quand elle leur résiste, ou quand des individus n'attachent plus de la valeur à leur vie et à celle des autres, ou quand des sociétés se dressent physiquement les unes contre les autres au nom de leurs intérêts, de leurs désirs. Il arrive souvent que les sociétés fassent la guerre pour se débarrasser d'une partie d'elle-même qu'elles ne peuvent plus supporter, comme l'Europe vers l'Amérique hier et l'Afrique vers l'Europe aujourd'hui.

Bref, l'argent peut ainsi tout commander dès lors que les moyens de subsistance dépendent exclusivement de lui. Mais force est de reconnaître alors que l'argent doit être en mesure d'acheter les conditions de subsistance du travailleur, car dans le cas contraire il ne pourra pas lui commander. Il importe que nous prenions conscience de ce fait : en supposant que l'argent par sa seule vertu puisse acheter le travail, ce qui n'est pas le cas, l'argent ne pourra pas commander au travail dans notre société, car il ne pourra pas assurer sa subsistance. L'argent ne pourra pas faire faire au travail ce qui lui permettra d'obtenir la production d'autrui. Nous en avons fait l'expérience jusqu'ici.

De la société de subsistance et du colonialisme à la société de marché

Dans les anciennes sociétés de subsistance, pour que l'argent puisse commander au travail, il aurait fallu que l'argent puisse apporter au travail ce qu'il veut (marchandises étrangères), mais ne peut se procurer par lui-même. Le travailleur n'étant pas séparé de ses conditions de subsistance, le travail de la propriété, il négociera la part du travail qu'il aliènera sans être contraint d'aliéner sa propriété, qu'il pourra cultiver ou laisser en jachère. Il pourra envisager comment il pourra travailler pour obtenir l'argent des autres qui lui permettra d'obtenir leurs produits, quel rapport son travail entretiendra avec sa propriété et celle des autres, être salarié et/ou producteur, rentier et/ou producteur. Il pourrait envisager quel type de capital il voudrait développer, s'il doit se départir de sa forme actuelle de capital pour une autre ou pas. Bref, pour quel type d'unité et de séparation il pourrait opter au départ entre travail et capital, séparation complète ou partielle, unité directe ou indirecte. Au début de l'indépendance, des individus partaient travailler à l'étranger sans leur famille, quand ils n'étaient pas subjugués par la société d'accueil, ils rentraient avec un équipement de quoi travailler. Ensuite, ne pouvant plus investir, ils rentraient avec un « déménagement » (voiture et autres biens de consommation durables). Puis, ils optèrent pour le regroupement familial, nombre d'entre eux investissant dans l'immobilier pour contenter leurs parents, préparer leur retraite ou spéculer d'un côté, mais livrant leurs enfants au pays d'accueil d'un autre.

En Algérie, la colonisation de la société tribale par la société de classes française, va s'acharner pour consacrer une séparation du travail et du capital : la propriété du capital pour la France et les colons, le travail séparé de ses conditions de subsistance pour les indigènes afin de les forcer à travailler pour de l'argent. La géographie de l'Algérie, plus densément peuplée dans ses zones montagneuses que dans ses plaines, ne lui permettra pas d'achever cette séparation. À l'indépendance, le départ des colons ne laissera pas deux classes en présence[3]. L'État postcolonial et l'esprit du temps ne remettront pas en cause la dynamique de séparation du travail et de la propriété. Pour se poursuivre, le mouvement de séparation sera contraint de faire un détour par la propriété publique, la bureaucratie et une privatisation rampante d'un côté et une consommation subventionnée d'un autre. Il n'est pas question pour la société algérienne de laisser une partie d'elle-même prendre la place de la classe des colons. Il faut prendre garde à ce que la consommation subventionnée n'ait pas d'autre fin que celle de contribuer à défaire le travail de la propriété de ses moyens de subsistance. Le travailleur renoncera à la production de ses moyens de subsistance, il consommera les produits importés que ne pourra pas remplacer sa production et qui ne lui seront plus accordés que contre son travail forcé.

Nous héritons d'une situation qui tend à l'impasse : un processus d'accumulation n'arrive pas à s'ébaucher, ni par une classe ni par la société. La vérité des prix va livrer la société à ceux qui disposent d'un pouvoir de vendre et d'acheter et il faudra veiller à ce qu'ils soient suffisamment nombreux pour stabiliser la société. Le marché impose le donnant-donnant, or trop d'individus ont reçu plus qu'ils ne pouvaient rendre. Il y a une différence entre se débarrasser des subventions et s'en libérer. S'en débarrasser c'est exclure du marché la population qui ne peut rendre ce qu'elle a reçu. S'en libérer, c'est mettre les individus en capacité de rendre autant, sinon plus qu'ils ont reçu, c'est leur donner des capacités (A. Sen), des moyens d'investir. Cela ne peut être fait que progressivement et presque insensiblement. Là aussi il faut assurer la transition entre un prix subventionné et un prix qui comprend tous ses coûts et ce n'est certainement pas en subventionnant des revenus que l'on rendra des producteurs en mesure de pérenniser leur revenu. La conversion des subventions de produits aux subventions de revenus déplace le problème d'un de ses versants à un autre : la transition passe par l'émergence de capacités qui permettent d'internaliser tous les coûts des produits et de distribuer des revenus pérennes.

La société ne pourra plus acheter certains produits importés à prix réduit. La vérité des prix va mettre en exergue le rapport productif de la société au monde. Elle est une société de consommation à l'image des autres sociétés, sauf qu'à leur différence elle ne s'est pas construite sur une base industrielle. Quelles sont les dispositions sociales qu'une telle situation va révéler ? La société qui va subir une réduction de son pouvoir d'achat va-t-elle être disposée à réorienter ses dépenses vers moins de consommation et plus d'investissement ? On n'ose pas encore y penser. La fuite en avant consistera encore à compter sur l'activité extractive, la production de matières premières.

Comment passer de la consommation à l'investissement ?

Quelles situations sont en mesure de permettre l'émergence de nouvelles dispositions quant à l'inversion de la relation asymétrique qui domine les dispositions sociales algériennes : passer du rendre moins que ce que l'on reçoit à rendre plus que ce que l'on reçoit ? De la consommation à l'investissement et donc à l'émergence de nouvelles capacités ?

Dans nos sociétés sous-développées, on peut s'interroger sur le pouvoir de commander de la monnaie nationale. Son pouvoir d'achat sur la production mondiale est décroissant. Le dinar ne crée pas plus de dinars, il se déprécie en circulant. Il faut mettre un holà à ce mouvement. Le dinar doit se caler quelque part pour reprendre un mouvement d'ascension. La valeur d'une monnaie ne se décrète pas. Après avoir appris à consommer (grâce aux subventions), il va falloir apprendre à (consommer pour) produire.

Le dinar doit disputer aux monnaies étrangères le pouvoir de commander au travail. La monnaie en tant qu'équivalent général exprime la valeur du travail. Il doit donc accepter de reconnaître sa valeur relative réelle, achever son mouvement de dépréciation le plus rapidement possible pour amorcer la courbe de son amélioration. Mais la société qui a été fière d'imposer une parité de sa monnaie nationale avec la monnaie de l'ancienne puissance coloniale, acceptera-t-elle de reconnaître ses faiblesses pour essayer de les transformer en forces ? Dans quel ordre acceptera-t-elle d'effectuer son mouvement de repli, le recul de son pouvoir d'achat, pour redonner à son travail un sol ferme ? Où ira-t-elle désormais placer la fierté à laquelle elle ne veut pas renoncer ? Car sans fierté que peut-on réaliser ? La fierté que l'on place dans le souvenir de nos ancêtres ou des générations passées ne peut sauver les générations présentes de l'humiliation que si elles se souviennent de leurs difficiles conditions de lutte qui n'ont plus rien à voir avec nos conditions d'existence actuelles. Ces dernières s'apparentent, dirait Ibn Khaldoun, aux conditions de la défaite : nous avons appris à consommer et désappris à nous battre, pas appris à produire. Nous avons besoin d'une fierté présente, grâce au souvenir de nos ancêtres, mais que nous ne pourrons trouver que dans nos réalisations qui nous apporteront les ressources et la foi nécessaires pour faire face aux catastrophes à venir. De quoi pouvons-nous être fiers, ne pas avoir honte ? Nous avons besoin de nous adresser sérieusement ces questions, si nous voulons survivre comme peuple. Et nous ne pourrons pas mettre l'économie de côté, ce nerf de la guerre. Nous ne pouvons pas être fiers de recevoir indéfiniment plus que nous ne donnons.

Le pouvoir du dinar est disputé par les puissances étrangères de l'argent. Leur monnaie peut offrir plus qu'il ne le peut et commander ainsi à nos individus en leur donnant accès à de meilleures conditions de subsistance. Elles ont désormais réussi à abaisser notre monnaie, autrement dit le prix de notre travail. Acceptera-t-on un tel prix ?

Le refuser ne pourra qu'opposer les puissances de l'argent local au travail national. L'argent local devra alors pour préserver son pouvoir de commander s'adjoindre un autre pouvoir de commander (une autorité) qui ne fonctionne plus sur la base du donnant donnant, mais sur celui de prendre plus qu'on en a reçu. Que l'argent veuille prendre au travail plus qu'il ne lui donne, s'enclenche alors une dynamique d'exploitation où l'autorité soumet le travail au pouvoir de l'argent. Une telle dynamique n'aura pourtant de chances de réussite que si elle parvient à concerner toute la société, une partie recevant plus et une autre moins qu'elle ne donne. Il faut aussi qu'une telle autorité puisse exister et s'imposer. Autrement dit, il faut que ces deux pouvoirs de commander parviennent à stabiliser une division de la société en deux classes. Il faudrait alors que les puissances de l'argent local puissent conduire la classe des travailleurs dans une guerre douce économique pour lui offrir des conditions de subsistance acceptables. Autrement, la capacité de prendre plus que l'on reçoit ne pouvant être réservée à une classe, mais devenant la disposition de tous ceux en mesure de commander, comment pourront se stabiliser les rapports de pouvoir si chacun ne cherche à obtenir que davantage que ce qu'il donne ?

Si la société accepte la valeur de son travail, de son pouvoir d'acheter, comme le firent en leur temps les pays d'Asie de l'Est, par la grâce d'une autorité qui lui ferait reconnaître son intérêt dans une telle disposition, qui lui ferait voir la voie qui lui permet de donner une valeur honorable à son travail, nous serions alors dans une situation où les puissances de l'argent et du travail ne seraient pas antagoniques, mais complémentaires. Il suffit pour ce faire que la logique du partage, du désir de contribution (rendre plus que l'on a reçu), anime de part et d'autre l'esprit des puissances de l'argent et du travail. Il suffirait qu'elles puissent délibérer et s'accorder sur ce qui doit être produit, par qui et comment de sorte à ne pas exclure du marché la partie la plus fragile de la société, ensuite ce qui doit être consommé et/ou investi.

(A suivre)

Notes :

[1] Défendre un marché intérieur occupé par des marchandises étrangères pour reconquérir des positions internes grâce à une politique d'import-substitution, c'est se soumettre aux limites du marché intérieur donc se refuser de se donner les marchés nécessaires à une industrialisation compétitive.

[2] Je renvoie encore à l'ouvrage des colonels chinois, Unrestricted Warfare. Qiao Liang Wang Xiangsui, qui soulignent les différentes formes pacifiques, on dira hybrides pour éviter l' « oxymore », que la guerre peut prendre aujourd'hui.

[3] Abdellatif Benachenhou a exprimé cette situation dans sa thèse de l'accumulation primitive inachevée dans son ouvrage Formation du sous-développement en Algérie. 1976. Alger. Office des publications universitaires.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.