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Le
Président Kaïs Saïed a émis
le 7 décembre 2021 un décret-loi instituant le 17 décembre jour de
commémoration de la Révolution tunisienne.
Ce décret présidentiel remplace celui du 26 mars 2011, signé par le président de la République par intérim de l'époque (Fouad M'bazaâ) sur proposition du Premier ministre (Béji Caïd Essebsi) et fixant le 14 janvier comme fête de la Révolution. Les deux textes sont émis dans des situations d'exception. Deux scènes spectaculaires La Révolution tunisienne fait irruption dans l'actualité le 17 décembre 2010, suite à l'immolation de Bouazizi à Sidi Bouzid. La transmission immédiate de vidéos aux chaînes de télévision (Al Jazeera et France 24) donne à ce drame qui s'est déroulé sur la place publique une visibilité internationale. Entre-temps, l'information déverrouillée par le journaliste Sofiane Chourabi, les téléphones portables et Internet affole les autorités tunisiennes. Deux ans auparavant, le soulèvement du bassin minier (janvier-juillet 2008) a été réprimé par la force comme par l'étouffement du travail journalistique et militant qui encadrait les mobilisations. L'échappée médiatique des images contestataires de Sidi Bouzid le 17 décembre a nourri et propagé l'impulsion insurrectionnelle à travers le pays. Le crescendo dure 29 jours, aboutissant au départ de Zine El Abidine Ben Ali, en avion, le 14 janvier au soir, après une journée de manifestations. Celle-ci est devenue mythique dans le souvenir des gens, à force d'images, de slogans (Dégage; game over; le peuple veut travail, liberté, dignité; du pain et de l'eau mais pas Ben Ali...), d'appréhensions, d'exaltations, de sensations et d'émotions exprimées ou pas, extériorisées ou non, lues, vues, racontées ou écoutées sous diverses formes. La narration de la révolution tunisienne a oscillé entre ces deux faits spectaculaires séparés par quatre semaines d'un déroulement historique touffu, compliqué, survolté et disséminé qui a culminé dans une scène sidérante : le départ du chef de l'Etat. Les jours suivants ont gravé surprise et inquiétude dans la population car le scénario du retour du dictateur planait dans les consciences et les imaginations. Ainsi, deux grands récits se sont développés autour de l'immolation inaugurale et de l'envol du chef de l'Etat, étonnant, insolite, mystérieux et jusqu'à ce jour inexpliqué. Ces scènes fabuleuses ont impressionné les esprits à l'intérieur du pays comme à l'extérieur; elles ont généré, à une allure inusitée, des chocs, des hostilités, des débats, des interprétations, des conflits, sans compter les morts et les blessés avec les traumatismes conséquents. La convergence des mécontentements sociaux a été un des résultats les plus visibles et les plus efficaces, répandant les mobilisations sur le territoire. Le pouvoir politique, dépassé par l'éparpillement des déferlements de colère et dérouté par leur progression a été ébranlé, atteint, fragilisé et momentanément déstabilisé. Nous vivons jusqu'à aujourd'hui sous le coup d'affects exceptionnels qui ont suscité des sit-in, des témoignages, des vidéos, des images, des articles, des enquêtes, des études, des fictions, des œuvres artistiques, des poèmes, des films, des chansons. L'espace public et privé ont été traversés par une nouvelle dynamique de revendications, de réclamations, d'appels aux droits et de créativité. Onze ans après, individus, enfants, adultes, familles, cercles d'amis, milieux professionnels, quartiers, réseaux associatifs, résidents à l'étranger... partagent des souvenirs d'événements mémorables. Chacun, chacune a construit, à partir du ressenti, une perception de la révolution vécue, célébrée, souhaitée, admirée, glorifiée, rêvée, perdue, rejetée, niée, moquée, méprisée ou honnie. Deux narrations en présence Depuis 2011, deux récits ont prévalu, supplantant d'autres, qui bien qu'ayant compté dans le cheminement des faits, ont été zappés et minorés. On pense en particulier aux martyrs des premières semaines et aux assassinats politiques. Fin mars 2011, un récit a été mis en avant par une reconnaissance officialisée par décret. En 2012 et 2013, les débats de l'Assemblée nationale constituante ont relayé ces narrations concurrentes et fini par admettre la durée des quatre semaines révolutionnaires : l'expression 17/14 est née dans le langage politique à travers les discussions et échanges. Bien que le 14 janvier soit devenu un jour férié, le 17 décembre a continué à être revendiqué comme date symbolique à faire admettre et partager par la communauté nationale. Des visites officielles de haut niveau ont tourné court, en raison de cette demande non entérinée. En visite le 17 décembre 2020 à Sidi Bouzid, j'ai vu la ville fermée, les écoles et administrations arrêtées, les commerces clos. Les autorités locales organisent chaque année des manifestations rappelant que l'étincelle déterminante dans l'allumage du feu révolutionnaire est partie d'une revendication. Au-delà des hommages de Sidi Bouzid, des Tunisiennes et Tunisiens réclament cette reconnaissance symbolique, face à une partie de l'opinion déçue et désenchantée par la dégradation économique et sociale, l'instabilité politique et l'augmentation de la corruption. La distinction 17 décembre/14 janvier a progressivement épousé la dualité des requêtes de 2011 : dignité et liberté, droits économiques et sociaux et droits démocratiques, libertés publiques et droits individuels. Le chemin institutionnel et politique n'a pas su ni pu rapprocher victimes et responsables, population et partis, martyrs (dont la liste officielle n'a pas été finalisée) et élites dirigeantes, administréEs et instances gestionnaires, gouvernéEs et gouvernantEs, citoyenNEs et classe politique. Face à ces séparations creusées par la faillite du système de gouvernance régnant, qu'apporte le décret du 17 décembre 2021 ? Il fait écho à des attentes inassouvies et veut combler, par une commémoration nationale, un déficit de reconnaissance ressenti par une partie des Tunisiennes et des Tunisiens depuis 2011. Il prend parti, dans une posture d'aplomb, dans un débat mémoriel qui dure depuis dix ans, en apportant à une controverse structurant le répertoire politique, un appui officiel. Mémoire et communication politique Kaïs Saïed exerce ses prérogatives fixées par le décret 117 du 22 septembre 2021 en les mettant au service d'une réparation symbolique. Sa position lui permet de remplacer un texte par un autre. Cette opération de communication politique remettant à l'honneur la scène inaugurale de la protestation vient raviver une distinction installée dans le vocabulaire politique. En remettant à vif une querelle des symboles, la communication présidentielle s'installe dans le champ mémoriel. Sous Bourguiba, la date du 18 janvier (1952) a rempli la fonction de «fête de la Révolution»; Ben Ali a institué la fête du Changement du 7 novembre (1987) et supprimé la fête de la Victoire (1er juin 1955). Les dates symboliques changent au fil du temps, au gré des détenteurs du pouvoir et des messages symboliques que veulent émettre les autorités agissantes. Entre 1922 et 1937, les nationalistes ont commémoré la date du 5 avril 1922, comme déclenchement d'une contestation politique menée sous la houlette du Bey Naceur. Après les 7 et 8 avril 1938, la «commémoration» d'avril 1922 a cessé jusqu'à ce que le souvenir des journées d'avril 1938 soit consacré en 1964 par un décret instituant le 9 avril comme fête nationale des martyrs. Ces exemples pris dans l'histoire de la Tunisie contemporaine confirment que le registre mémoriel est investi par le pouvoir pour sa communication. L'exercice de gouverner renferme, entre autres, le besoin de choisir des messages à portée symbolique à des fins politiques mais aussi psychologiques. Sur ce plan, le contexte politique tunisien actuel se prête à souhait à l'exaltation des excluEs et à l'emballement des marginaliséEs. Les dix dernières années en ont augmenté le nombre et diversifié les genres. La profonde crise économique et sociale qui se creuse est un levain propice à attiser des divisions impossibles à nier ou à supprimer. Les aspirations de la Révolution restent présentes dans la société : réduire les inégalités, instaurer un Etat de droit, mettre un terme à l'impunité et aux privilèges acquis, aménager une fiscalité plus équitable, réformer l'éducation, améliorer les conditions de vie sont des souhaits qui rassemblent l'opinion. La prérogative essentielle du pouvoir politique est de trouver les moyens de prendre en charge, à travers des initiatives tangibles, ces revendications inassouvies. Il est à craindre que le décret déplaçant la commémoration de la Révolution du 14 janvier au 17 décembre soit un «coup de com» qui se contente de conjurer, par un texte, une part des revendications révolutionnaires. En ce nouvel hiver lourd d'inquiétudes sur l'avenir de la Tunisie, ce décret présidentiel, qui peut être lu comme un geste de réparation, ne doit pas contribuer à mettre de l'huile sur le feu du ressentiment qui couve. Le plus urgent est de conjurer, par des actes et des décisions concrètes, les dangers du présent qui menace. |
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