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Le
titre de cette chronique est inspiré par un texte de Jean-Claude Guillebaud (1) qui, reprenant une expression d'un parler
très ancien, se penche sur les « jours angoisseux », autrement dit ces «
semaines noirâtres qui précèdent l'hiver et Noël » et qui engendraient hier une
crainte universelle : « la diminution extrême du jour, au profit de la nuit,
n'allait-elle pas aboutir à la disparition pure et simple de la lumière ? ». Je
repense souvent à cette crainte car il m'arrive parfois d'en ressentir les
résidus. Quand, dans la ville moderne, le soir tombe et que l'éclairage public
tarde à entrer en service ou qu'il est bien trop faible pour lutter contre
l'obscurité, on prend alors l'infime mesure de ce que furent les terreurs
d'antan.
S'il est une ville où je ressens cela le plus c'est Tunis où les réverbères sont bien moins nombreux qu'à Alger ou Rabat. Quand vient l'automne, le crépuscule y est plus poignant, parfois même plus inquiétant. Le soudain déclin du jour, les faibles lumières de la rue, la danse des phares d'automobiles et la couleur sombre du ciel incitent à baisser la tête, à rester sur le qui-vive et à hâter le pas malgré le pavé disjoint. A Paris aussi, il suffit qu'une rue soit privée d'éclairage ? et cela arrive plus souvent qu'on ne le croit ? pour réaliser à quel point nous sommes dépendants de la fée électricité dont il est tant question en ce moment, discussions sur le climat obligent. Ces derniers jours, j'ai tendance à étendre cette expression de « jours angoisseux » à la marche du monde. Où que l'on se tourne, les nouvelles sont inquiétantes. Mauvaises. Il n'est question que de tensions géopolitiques, de bruits de bottes ici ou là, de climat qui ne cesse de se détraquer ou d'une planète qui n'en peut plus d'être à la fois exploitée et dévastée. Aussi loufoque soit-elle, l'information selon laquelle des complotistes américains se réunissent en ce moment à Dallas parce qu'ils sont persuadés que le fils du président Kennedy va ressusciter pour remettre Donald Trump à la Maison-Blanche ne m'a pas fait rire. Internet, ses réseaux sociaux et ses algorithmes clivants nous mènent tranquillement vers une perte générale de raison. Vers la catastrophe. En France, terrain d'observation du présent chroniqueur, c'est à l'éveil de vieux démons auquel on assiste. Ce n'est pas être alarmiste que d'écrire que l'extrême-droite mène aujourd'hui la danse. Ses idées sont partout, relayées par des médias complaisants ou complices, discutées à l'envi par des éditorialistes excités et enivrés par le fumet d'œuf pourri qui plane sur l'Hexagone. Bien sûr, il ne faut pas être dupe. La surenchère des sondages et la médiatisation à outrance de la presque-candidature d'Eric Zemmour ne répond pas qu'à la seule envie de diffuser ses thèses nauséabondes ou de faire le « buzz ». Il y a aussi un calcul politique qui parie sur le fait que les électeurs seront tellement effrayés par la perspective de son accession au pouvoir qu'ils voteront dès le premier tour pour Emmanuel Macron. En somme, c'est le coup du barrage dit républicain qui est de nouveau joué. A jouer l'apprenti-sorcier, le président ferait bien de se méfier... Car la gravité du moment est indéniable. En 2021, il est désormais possible en France de faire l'apologie du maréchal Pétain et de douter de l'innocence de capitaine Dreyfuss. Bientôt, on aura droit à des propos tendancieux et révisionnistes sur les chambres à gaz et Pascal Praud, cloche malfaisante qui n'aurait jamais dû quitter le bord humide des pelouses, hurlera au micro que, sur ces sujets, « il y a débat »...Je ne sais pas si Zemmour sera candidat ou même s'il arrivera à se qualifier pour le second tour de la présidentielle. Mais ce qui est certain, c'est qu'il a déjà gagné. Ses idées sont dans la place. On parle tranquillement du « danger du grand remplacement » ou de « remigration ». On relativise les crimes du régime de Vichy. Les tabous tombent les uns après les autres. C'est ainsi que l'on prépare le pire. Soixante-seize ans après la défaite des nazis et l'épuration menée en France contre les collabos, l'extrême-droite prend donc sa revanche. Elle devient l'acteur politique numéro un. Ses membres s'arment et s'entraînent dans les forêts sur des cibles représentant des Noirs, des juifs ou des musulmans. Voilà le résultat de deux décennies où la pensée réactionnaire a peu à peu pris les commandes. Quand le discours d'un « républicain », comme par exemple celui de l'ancien conseiller municipal barcelonais Manuel Valls, légitime pareils propos, il ne faut pas s'étonner que les outrances d'Eric Zemmour deviennent soudain audibles à tous les niveaux de la société. Les idiots utiles qui n'hésitaient pas à reprendre les argumentaires les plus infects pour cibler les musulmans et les étrangers se retrouvent ainsi pris au piège. La règle est connue : en matière d'extrémisme politique, les gens préfèrent toujours l'original à la copie. (1) Jean-Claude Guillebaud, « Les jours angoisseux approchent », La Vie, 26 août 2020. |
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